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2.1 L’approche de Karl Bühler

2.1.3 Organonmodell

Dans sa théorie, le langage a le caractère d’un instrument, d’un outil qui permet de communiquer sur les choses et états des choses. C’est un outil médiateur qui a été façonné (TL, p. 62) pour effectuer un échange avec autrui. La transmission intersubjective est le moment où le langage est visible ; quand « l’événement de parole » – pour reprendre le terme exact de Bühler – apparaît. La phrase présente le monde et elle peut être compréhensible pour tous les utilisateurs de la langue donnée. Par le moyen du langage nous montrons le monde, sans les autres intermédiaires, car « Bühler restitue le langage dans un rapport direct, immédiat au monde»52. Grâce au langage et son caractère intermédiaire, les pensées peuvent être formulées, « vues », entendues et partagées. Janette Friedrich explique :

Nous avons vu que guidés par les médiateurs langagiers, le locuteur et l’auditeur voient et pensent quelque chose dans le monde qui, sans l’intermédiaire du langage, ne serait ni vu ni pensé par eux.53

En 1908, Anton Marty dans son œuvre Untersuchungen zur Grundlegung der allgemeinen Grammatik und Sprachphilosophie présente deux fonctions linguistiques fondamentales – la manifestation, l’expression (Kundgabe) et la signification (Bedeutung). En 1909, Bühler fait une recension critique de cet ouvrage et en profite pour présenter, pour la première fois, la troisième fonction

52 Janette Fridrich,« Présentation » dans La Théorie du Langage p. 44. 53Idem, p. 58.

– la représentation. Sa particularité consiste en son indépendance des phénomènes psychiques. Laurent Cesalli écrit :

Pour Bühler en revanche, les objets et les états de choses auxquels les noms et les énoncés sont coordonnés ne sont pas des contenus mais

les corrélats tout court des signes

linguistiques.54

Il est indéniable que Bühler s’est inspiré de la théorie de Marty pour construire la sienne même si leurs approches ne sont pas tout à fait les mêmes.55

En 1932, Gardiner a présenté son modèle situationnel56 qui attribue aux paroles quatre dimensions : émetteur, auditeur, mots et choses. Il semble que le modèle de Bühler fasse suite aux travaux de Marty et de Gardiner. Mais ce ne sont pas les seuls « emprunts » dans la théorie de Bühler. Notamment, la fonction de représentation provient de Husserl et la manifestation de Wundt.57 Ceci n’est pas étonnant car ces deux personnages ont marqué significativement la pensée de l’époque et Bühler avec Wundt mena une vive polémique.

Néanmoins, il est incontestable que le modèle de Bühler, dans sa construction, est original et novateur. Il constitue également le point de départ pour différents champs de recherche parmi lesquels la communication. Bühler écrit :

... nous cherchons un modèle de l’événement de parole concret arrivé à maturité, en même temps qu’à définir les circonstances de la vie

54

Laurent Cesalli, « Zweck vs. Leistung : Les deux fonctionnalismes de Marty et Bühler », Verbum, XXXI, 2009, n° 1-2, p. 58.

55 Pour la comparaison de ces deux théories cf. Laurent Cesalli « Zweck vs. Leistung : Les deux fonctionnalismes de Marty et Bühler », Verbum, XXXI, 2009, n° 1-2, pp. 45-64.

56

Cf Alan H. Gardiner, The Theory of Speech and Language, The Clarendon Press, Oxford, 1932. 57Cf André Rousseau, L’éclectisme intellectuel et linguistique de Karl Bühler : de l’axiomatique aux schèmes cognitifs, Les Dossier de HEL, Paris, SHESL, 2004, n°2.

dans lesquelles il apparaît plus ou moins régulièrement.58

Un but ambitieux certes, mais aussi réussi. Son modèle porte sur les relations, la communication à la plus petite échelle, c’est-à-dire « quelqu’un – à quelqu’un d’autre – à propos des choses ».59 Ces trois éléments sont constitutifs de son modèle et ce qui nous intéresse particulièrement est la relation entre quelqu’un et quelqu’un d’autre. Dans ce modèle, à ces trois éléments correspondent respectivement l’émetteur, le récepteur, les objets et les états de choses. Ainsi nous avons : de l’émetteur – au récepteur – à propos des objets et états de choses. A chaque « élément » est affectée une fonction : la représentation (Darstellung) aux objets et états de choses, l’expression (Ausdruck) à l’émetteur et l’appel (Appell) au récepteur. Voici la présentation graphique60 du modèle bühlerien :

Ce modèle est assez simple et intuitif dans sa présentation. L’émetteur et le récepteur partagent la même accessibilité par rapport aux objets et états des choses qui ainsi sont aussi atteignables pour l’un que pour l’autre, ce qui

58

Ibidem.

59 Karl Bühler, Théorie du langage, p. 104. 60Ibidem, p. 109.

introduit un certain équilibre. Les séries de parallèles représentent les fonctions sémantiques du signe langagier.

Il y a donc à cet endroit du schéma (…) une application (…) des signes sonores aux objets et aux états de choses.61

Le milieu est représenté par le cercle et le triangle superposés. Le triangle représente les trois moments variables, c’est-à-dire les trois fonctions du signe. Le cercle visualise un phénomène sonore concret. (Sur cette base, Bühler fonde la différence entre phonétique et phonologie.) D’une part, le cercle inclut plus que le triangle – en indiquant (principe de pertinence) que dans un message se trouvent des éléments sémiotiquement non pertinents ; et d’autre part, le triangle dépasse du cercle – « pour indiquer que ce qui est donné aux sens est toujours complété par l’aperception »62. La phrase nécessite, dit Bühler, une activité de la part du locuteur et de l’auditeur, car elle n’est pas une simple image du monde et le sens n’existe que dans le milieu interlocutif, comme le remarque Didier Samain. L’émetteur est un auteur et « le sujet de l’action de parole »63 et par la médiation du langage, il crée des phénomènes expressifs. Pour lui, le signe langagier est un symptôme, un indice qui exprime ses états intérieurs accomplissant ainsi la fonction d’expression.

Le destinataire à son tour est un récepteur de l’action de parole. Le signe langagier envoyé par l’émetteur devient un signal qui remplit une fonction d’appel à un certain comportement, c’est-à-dire que l’attente de l’émetteur est de provoquer une réaction, un déclenchement, un comportement montrant une activité de la part du récepteur. Quand il s’agit des objets et des états de choses, ils « se présentent » au moyen du langage. Le signe langagier par rapport au monde est un symbole qui accomplit une fonction de représentation et la phrase

61

Ibidem, p. 111.

62 Karl Buhler, La Théorie du langage, p. 109. 63Ibidem, p. 112.

permet d’acquérir une connaissance sur le monde. Mais Bühler écarte la théorie iconique du langage. Janette Friedrich explique :

le langage n’est pas transparent pour la force représentationnelle de l’esprit, ni pour quelque autre activité mentale que ce soit. Le lien entre le monde et le langage n’est médiatisé ni par

l’esprit ni par les représentations

(Vorstellungen, « états mentaux »). Il est cependant marqué, préformé, prédestiné, non plus dans le sens saussurien par un système de la langue historiquement constitué, mais par le langage en tant que dimension structurante des faits phénoménologiques.64

Bühler ne met pas en question le rôle dominant de la fonction représentationnelle, mais il veut « limiter l’importance accordée »65 à cette fonction, car elle ne suffit pas pour comprendre ce qui se passe entre l’émetteur, le récepteur et le monde. Dans la situation de parole, les trois fonctions se réalisent quasiment simultanément. Frank Vonk explique :

Le principe de la simultanéité des trois fonctions du langage est donné non seulement avec les structures linguistiques, mais aussi dans l’événement de parole concret où les champs déictique et symbolique coopèrent à rendre possible l’expression (manifestation), le

64 Janette Friedrich, op. cit., p. 58. 65 Karl Bühler, op. cit., p. 112.

déclenchement (prise en compte) et la représentation.66

Bühler souligne l’aspect complémentaire de la relation entre l’émetteur et l’auditeur. Au premier, il donne le pouvoir d’exprimer ce qu’il pense, ce qu’il ressent ; par cela il exprime ce qu’il est et cela le caractérise au regard des autres67, car les symptômes de l’émetteur deviennent des signaux pour le récepteur. Le destinateur n’a pas une maîtrise complète de la réception. En cela, nous pouvons dire que la fonction expressive se réalise chez Bühler consciemment et inconsciemment car communication linguistique et non linguistique sont parallèles. L’émetteur peut compter sur le champ symbolique, c’est-à-dire que le contexte et les convenances aideront ou complèteront son expression68. Les champs environnants – écrit Frank Vonk – aident à déterminer la signification des signes individuels.69

Bühler dit que l’expression est soumise à l’appel en ce que l’émetteur veut provoquer une réaction souhaitée. Pour cela, il ne peut pas se contenter du contenu de son message, mais il doit l’adapter aux circonstances et il doit aussi adapter la tonalité de sa voix, il s’appuie donc sur les auxiliaires déictiques. Ceci est pertinent pour la relation avec le récepteur, mais cela ne l’est pas pour la fonction représentationnelle. Ce qui veut dire que la tonalité de la voix ne change rien dans la représentation des objets et des états de choses. Le rôle de l’émetteur et de son activité est explicitement décrit. En revanche, le rôle de l’auditeur se traduit à travers l’émetteur, c’est-à-dire à travers ce que nous savons sur son rôle. Ainsi nous savons que son « pouvoir » consiste à recevoir le message et à y répondre.

66

Frank Vonk, La Sprachtheorie de Karl Buhler d’un point de vue linguistique, p. 6.

67 La pièce de George Bernard Shaw Pygmalion (1914) est une illustration de ce double enjeu. 68 Dans ceci se cache un risque pour la communication, car parfois ils peuvent aussi jouer contre lui car souvent il n’a pas le contrôle sur l’ensemble de phénomène. Mais pour éviter le malentendu, l’auditeur devrait s’assurer qu’il a bien compris ce que l’émetteur a voulu dire « comme le fait tout professeur de langue à l’égard de ses élèves dans sa pratique professionnelle » p. 149.

L’objectif de l’émetteur consiste à déclencher une réception et une réaction et pour cela il utilise le déictique tu qui permet premièrement d’attirer l’attention, deuxièmement d’indiquer le récepteur et troisièmement de déclencher une action. À l’émetteur est « réservé » le déictique je. Néanmoins Bühler attribue aux je et tu une fonction particulière. Comme il le dit :

les termes je et tu désignent les porteurs de rôle dans le drame actuel de la parole, les porteurs de rôle de l’action de parole.70

Autrement dit, je et tu sont des marqueurs de l’émetteur et de l’auditeur. Je et tu ne servent pas à nommer l’expéditeur et le destinateur mais à indiquer leurs rôles. Leur caractère est subjectif car ils dépendent des circonstances. Néanmoins comme l’explique Bühler :

ces termes sont subjectifs dans le même sens que chaque poteau indicateur fournit une indication « subjective », c’est-à-dire qui n’est valide et qui ne peut être fournie sans erreur qu’à partir de son emplacement.71

Il ne prête pas d’importance à ces deux termes, ni de façon habituelle (les pronoms personnels remplaçant les noms), ni suivant la même dignité comme le fait Martin Buber (ce que nous allons voir plus tard). Et malgré cela, il ne met pas en danger le caractère intersubjectif de son modèle.

70 Karl Buhler, La Théorie du langage, p. 217. 71Idem, p. 209.