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6.1 La présence

6.1.4 La réciprocité et la coopération

La posture ouverte selon la philosophie de la rencontre est dépourvue a priori, de jugement. Elle est accueillante et focalisée sur la personne. Elle permet de créer un champ commun de la coopération, d’intercompréhension. Elle ne la garantit pas, mais elle donne une possibilité de négocier, d’échanger, etc. Dans un domaine de la communication, dès que nous évoquons la posture ouverte ceci nous envoie souvent et directement vers la communication corporelle : le gestuel, la mimique, etc. Pourtant, la communication verbale est également concernée par cette problématique. Une posture ouverte se manifeste à travers l’usage de la parole, notamment des pronoms. Je, tu, nous, et vous sont des pronoms par lesquels nous interpellons les participants du dialogue. Les pronoms il, elle, eux sont employés pour désigner les personnes délocutées, c’est-à-dire les personnes absentes ou incapable de répondre. Donc la posture ouverte ou fermée dans la communication verbale correspond à l’usage allocutif/délocutif des pronoms. Si dans un dialogue nous utilisons la 3e personne en parlant à la personne présente, nous l’excluons et nous affirmons une posture fermée envers elle. De même, si à la place de dire « vous » nous utilisons « eux ». Mais cette posture ne repose pas seulement sur les pronoms. Elle inclue également le choix du vocabulaire, le choix des formes grammaticales, par exemple elle n’emploie pas des impératifs.

6.1.4 La réciprocité et la coopération

La question de la réciprocité s’invite elle-même dans notre démarche. Elle constitue une base à chaque approche que nous avons présentée, ce qui fait d’elle leur socle commun. Buber, le philosophe de la réciprocité, a fait de ce concept le point central. Nous avons montré au § 4.5 combien la réciprocité est

334 Zbigniew Necki, Komunikacja i negocjacje a wspoldzialanie interpersonalne, éd. Adam Marszalek, Torun, 2009, p. 24.

importante dans la constitution du Je et Tu. Elle s’exprime par leurs postures respectives « être-vers » et verbalisée par ces deux mots « je » et « tu ». Un rapport unilatéral ne peut pas être considéré comme une relation. La rencontre et la relation prennent donc leurs sens dans cette réciprocité. Chez Nowicki, ce concept est aussi crucial, car la constitution de l’Homme (concreator) et de la culture (co-création) est fondée sur elle. Elle est également le dénominateur commun de toutes les conditions « personnelles » de la communication réussie, car chacune de ces conditions est fondée sur la réciprocité. Ainsi la réciprocité devient un concept clé.

Homo reciprocus335 c’est ainsi que Howard Becker et Bent Jensen définissent l’Homme. Ils trouvent que le mot « réciprocité » suffit pour décrire l’Homme et qu’elle est naturelle et fondamentale chez l’Homme. Michael Tomasello dans Why We Cooperate, écrit que pendant la réalisation d’une tâche commune, les participants ont des attentes les uns envers les autres. Autrement dit, on attend que chacun remplisse ses obligations, car le succès de l’entreprise en dépend. L’insatisfaction de ces attentes respectives provoque des réactions négatives. Ces dernières peuvent se transformer en une forme de désapprobation, s’il s’agit de l’activité qui est régie par une norme. Dans « Origins of human communication » Tomasello écrit :

La communication humaine est ainsi

fondamentalement une entreprise coopérative, qui opère d’une manière la plus naturelle et habile dans le contexte du 1°) fond conceptuel commun mutuellement supposé ; 2°) des motifs

335 Howard Becker, Man in Reciprocity. Introductory Lectures on Culture, Society and Personality, F. Praeger, New York, 1956, p. 1.

coopératifs de la communication mutuellement supposée.336

Or, la communication interpersonnelle en tant qu’activité collective d’au moins deux individus fait partie des activités coopératives dont la réciprocité est une condition sine qua non.

Tomasello en s’appuyant sur des recherches conduites par Elisabeth Spelke et Carol Dweck avance la thèse selon laquelle les enfants d’environ douze mois manifestent une disposition naturelle à collaborer. Mais celle-ci change dans les phases ultérieures de l’ontogenèse, c’est-à-dire la spontanéité est remplacée par une décision fondée sur la base des jugements concernant la probabilité de la réciprocité et le souci du jugement des autres. Ce changement est dû au processus d’internalisation des normes sociales : comment on se comporte, comment on devrait se comporter si nous voulons faire partie d’un groupe. Pour résumer, nous pourrions dire : premièrement, la réciprocité trouve son enracinement dans l’approche biologique. Deuxièmement, par la réciprocité nous comprenons une disposition à interagir avec Autrui, une disponibilité pour échanger, pour coopérer que nous sommes libres à accorder ou non au moment donné.

Analyser la communication interpersonnelle à travers la rencontre s’est avéré très intéressant, car ceci permet de voir qu’il s’agit du croisement des trois perspectives : celle du « Je », celle du « Tu » et celle de « Nous ». L’efficacité de la communication repose sur la coordination et l’équilibre entre ces trois positionnements. L’approche witwickienne, qui montre d’un côté l’importance des sentiments dans une rencontre, détruit de l’autre côté son image idéalisée en y incluant des sentiments négatifs.

336 Michael Tomasello, Origins of human communication, The MIT Press, Cambridge (Mass.), London, 2008, p. 6.

Bien que nous ayons décidé au début de cette thèse de focaliser nos efforts d’analyse seulement sur l’aspect verbal-dit dans la situation de face à face, en excluant ainsi la communication écrite, dans l’analyse de la rencontre nous avons fait exception pour l’incontrologie pour trois raisons : 1°) pour présenter une approche opposée à celle des traditionalistes ; 2°) Nowicki montre un exemple concret des résultats de la rencontre, c’est-à-dire son caractère créatif ; 3°) pour Nowicki la rencontre in rebus est une véritable rencontre.

L’approche à la communication par la rencontre nous a permis également de cerner mieux, à notre avis, son caractère momentané et son niveau « personnel ». Nous sommes convaincus que ce dernier est fondamental dans un échange de face à face et que l’éthique de la communication y repose – ce que nous allons montrer dans le chapitre suivant.

QUATRIÈME PARTIE :

L’ÉTHIQUE

Chapitre 7

LE JUGEMENT MORAL

Michael Tomasello a écrit que l’insatisfaction des attentes réciproques dans la réalisation d’une tâche commune engendre une désapprobation sociale. Ceci concerne des tâches qui ont un caractère répétitif et dont tout le monde connait la procédure à suivre pour réussir, c’est-à-dire dont les réalisations sont soumises aux normes de coopération (y compris les normes morales) 337. Tomasello illustre ceci ainsi :

Par exemple, pour extraire le miel de la ruche faite dans un arbre, une personne se met à côté de l’arbre, la deuxième monte sur ses épaules, recueille le miel et ensuite le passe à une troisième personne qui le met dans un pot.338 Dans une telle procédure, chaque personne sait ce qu’elle doit faire pour que cette entreprise commune soit réussie. Ainsi, la personne X attend de la personne Y et Z qu’elles fassent leurs parties respectives du travail et réciproquement, Y ou Z attendent la même chose des autres. Si l’un des participants ne remplie pas son obligation de coopération qu’il a implicitement ou explicitement acceptée en se joignant à cette entreprise commune, il risque de provoquer la colère des autres, et certainement un jugement moral ou moralisateur. Jonathan Haidt dans son livre The Righteous Mind a écrit :

L’esprit humain est conçu pour « faire » la morale, tout comme il est conçu pour « faire » le langage, la sexualité, la musique et bien

337 Tomasello n’explique pas pourquoi il classe les normes morales dans les normes de coopération. 338 Michael Tomasello, op .cit., p. 105.

d’autre choses (…). Grâce à leurs esprits vertueux339, les humains (…) ont pu créer des grands groupes fondés sur la collaboration du groupe, des tribus, des nations sans la colle de la parenté. Mais en même temps, notre esprit vertueux garantit que nos groupes coopératifs seront toujours maudits par les conflits moralisateurs.340

Comment jugeons-nous ? Comment distinguons-nous le bien et le mal ? Sommes-nous naturellement moraux ? – comme le veut naturalisme ou apprenons-Sommes-nous à l’être ? – comme le postule l’empirisme. La formulation de la question a incité à se tourner soit en faveur de l’une soit en faveur de l’autre approche. La solution de la troisième voie a été proposé par Jean Piaget341 et ensuite par Lawrence Kohlberg342, c’est-à-dire le rationalisme ou comme on dit parfois constructivisme. Selon cette approche, les enfants arrivent à comprendre la morale grâce à leurs propres raisonnements. Piaget et Kohlberg sont les piliers de ce domaine. Leurs travaux ont influencé significativement les recherches de leurs époques respectives ainsi que les études ultérieures. Actuellement, ces sont toujours les théories de référence. Pour ces raisons, nous proposons de les rappeler et également de les confronter avec les résultats d’une discipline relativement nouvelle : la neuroéthique. Nous trouvons que cette démarche permet de saisir la problématique du jugement moral plus globalement.