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ETUDE 1 : XIAO DENG, PHIL KIEREN, ET PETER KRISCHKER

B. FM7 et le TK Remix

1. Le TK Remix

1.1. Une commande d'un producteur japonais

Au début du mois d’octobre 2003, soit deux mois à peine après mon arrivée à Pékin, Xiao Deng m’a téléphoné pour me demander si je pourrais l’aider à améliorer le son d’un morceau qu’il devait écrire prochainement pour un producteur japonais. Cette pièce, m’a-t- il expliqué, serait très importante pour son avenir, car le producteur en question était une figure majeure de la scène musicale au Japon[1].

Je n’avais personnellement jamais réalisé ce type de travail de mix ou de mastering[2] pour

d’autres personnes, mais je l’avais fait pour mes propres morceaux lorsque j’avais sorti un album quelques années auparavant. Lorsque je lui ai fait part de mes doutes quant à mes compétences en la matière, il m’a dit qu’il avait écouté le disque que je lui avais offert (l’album en question), et qu’il avait beaucoup aimé le son. Il a ajouté qu’à Pékin il n’y avait pas d’ingénieur du son capable de comprendre le son techno (i.e. le son typique de ce style musical), et qu’il pensait que j’étais la bonne personne pour ce travail.

Le morceau qu’on lui avait commandé était un remix[3]. Au moment de notre téléphone, il

n’avait pas encore reçu les enregistrements du morceau original et ne pouvait donc pas commencer le processus de composition. Il s’attendait toutefois, disait-il, à un problème au niveau de la qualité sonore du travail final, car il s’agissait d’une difficulté récurrente qu’il n’avait pu résoudre dans ses créations précédentes.

Quelques semaines plus tard, alors que Xiao Deng attendait les matériaux sonores nécessaires pour composer son remix, il m’a téléphoné à nouveau pour me demander de quel matériel j’aurais besoin pour effectuer le travail de mixage. Je lui ai répondu qu’il me fallait au minimum de l’entièreté de son morceau sous la forme de pistes séparées[4], et que

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Vérification faite il s’agissait effectivement de l’un des plus grands producteurs de musique au Japon. Celui-ci avait composé et produit une très grande quantité de chansons à succès, et été parmi les dix premiers contribuables du pays durant plusieurs années (comme dans le reste du travail, je n’indique pas son nom ici afin de préserver l’anonymat de Xiao Deng).

2

Ces termes désignent ici des processus techniques spécifiques, réalisés par des ingénieurs du son après que les artistes aient composé et enregistré leur musique. Cf. Lexique.

3

Cf. Lexique.

4

Au lieu d’effectuer un enregistrement stéréo standard de l’oeuvre, on enregistre de façon indépendante les différents instruments. Par exemple, une piste pour la batterie, une piste pour la basse, etc. de

sur cette base je pensais être à même de réaliser le travail à l’aide de mon propre ordinateur ainsi que de mes écouteurs Sennheiser HD-25 (matériel rudimentaire mais de qualité professionnelle, que j’avais pris à Pékin avec moi). Il a alors insisté, me demandant si je ne préférais pas travailler avec du matériel de plus haute facture, en allant dans un studio professionnel.

A ce stade du récit, il est nécessaire de préciser un certain nombre de détails qui étaient présents dans mon esprit à ce moment. La mise à disposition d’un studio professionnel est, en Europe ou aux Etats-Unis, quelque chose de très onéreux. Le matériel électronique dit « de studio » se chiffre en dizaines de milliers de francs suisses, avec un investissement de départ de l’ordre de cinquante à cent mille francs au bas mot. La location d’un studio équipé, en Suisse, s’effectue en général à la journée, avec la mise à disposition d’un ingénieur du son, pour des montants variant entre trois cents et deux mille francs suisses par jour, selon la qualité du matériel et les compétences du technicien. J’avais visité l’appartement de Xiao Deng a plusieurs reprises, je voyais bien qu’il ne roulait pas sur l’or, aussi je ne tenais pas particulièrement à l’embarquer dans une opération trop coûteuse. A ces réflexions d’ordre financier s’ajoutait mes craintes de me retrouver coincé par le temps (m’attendant à une location du studio chiffrée à l’heure), ou devant des appareils que je ne saurais pas utiliser. Derrière cette dernière question se cachait une double interrogation, celle du matériel qui serait proposé par le dit studio professionnel et l’état de ce même matériel. J’avais visité une fois un studio d’enregistrement de musique classique à Pékin, qui était équipé avec du matériel haut de gamme mais obsolète, dans lequel je me serais pas senti à l’aise.

Il faut souligner aussi l’aspect « bricoleur » qu’on retrouve souvent dans les installations techniques en Chine, où les contraintes tant économiques que pratiques forcent les travailleurs, du simple plombier à l’ingénieur spécialisé dans les réseaux informatiques, à toutes sortes d’acrobaties techniques, parfois ingénieuses et surprenantes, mais parfois aussi catastrophiques. Les critères de qualité y sont connus pour être inférieurs, par exemple, aux normes européennes ; du matériel neuf « made in China » casse régulièrement à la première utilisation. J’avais donc peur de me retrouver dans une situation où Xiao

Deng investirait beaucoup d’argent, alors que, de mon côté, je me retrouverais avec du matériel que je ne saurais pas utiliser, un horaire contraignant, et un contexte défavorable. Malgré mes réticences, et face à l’insistance de Xiao Deng à entendre mes souhaits techniques, j’ai finalement donné quelques informations décrivant le matériel que j’avais utilisé au Conservatoire de Genève quelques années auparavant : ProTools, les plug-ins de Waves, et puis une paire de haut-parleurs de qualité raisonnable[1]. Quelques jours plus

tard, il revenait avec une demande de précision « Quelle marque [d’enceintes] tu veux? » (3 ç è é ê ë XNi yao shenme paizi?). Cette fois, j’étais très mal à l’aise, tout en ne

comprenant pas où Xiao Deng voulait en venir avec ses questions et sans oser lui demander ce qui se passait car nous nous connaissions à peine. Je savais que si le logiciel américain ProTools, le matériel hardware qui l’accompagne, ainsi que les plug-ins de la société israélienne Waves, achetés au prix coûtant, revenaient à un total de l’ordre de cinquante mille francs suisses, ceux-ci étaient aussi disponibles sur Internet en version piratée ; installés sur un ordinateur PC standard, il était possible de s’en sortir avec des petits moyens, ce que je supposais être le cas dans la majorité des studios chinois. Il était cependant absolument impossible de contourner le problème des haut-parleurs, dont le prix avoisinait les trois mille francs suisses la paire. Passablement gêné, j’ai fini par répondre que s’il y avait quelque part une paire de Dynaudio ou Genelec je serais très heureux, mais que cela n’était pas indispensable.

Quelques jours plus tard, mon téléphone a sonné encore une fois, c’était Xiao Deng : « Alors, tu veux des Dynaudio ou des Genelec? ». Ne comprenant toujours pas de quoi il retournait, j’ai répété confusément le même discours, expliquant que tout cela n’était pas indispensable, et que je me débrouillerais avec les moyens à disposition. Nous avons fixé une date pour la réalisation, puis je me suis rendu à son domicile pour entendre le remix en question – qu’il venait de terminer – ainsi que m’assurer qu’il pouvait effectuer l’enregistrement par pistes séparées de façon adéquate.

C’est ce jour-là que j’ai entendu pour la première fois les matériaux originaux qui lui avaient été fournis (ceux-ci figurent sur le cd d’écoute joint à ce travail sous le nom « TK-

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ProTools et les insérables Waves sont deux outils logiciels classiques des studios d’enregistrement, présents de façon systématique dans les discussions de musiciens électroniques sur Internet ou dans les magazines spécialisés, que ce soit en Europe, aux Etats-Unis ou en Chine.

original »[1]), ainsi que le remix qu’il avait réalisé sur cette base. Nous avons rapidement

réglé ensemble quelques questions techniques[2], et avons décidé de nous revoir le jour du

mixage en studio.

Nous avions convenu que j’attendrais à mon domicile son téléphone, puis que nous nous rendrions ensemble au studio qui était situé non loin de chez moi. Le jour fixé[3], je me suis

levé comme d’habitude en début de matinée, vers huit heures, et j’ai attendu. En début d’après-midi, aux environs de quatorze heures, j’ai reçu un bref coup de fil de sa part me disant qu’il n’était pas sûr qu’on puisse aller au studio le jour-même et qu’il me rappellerait ultérieurement. Sur le coup de vingt-deux heures trente, alors que j’étais absolument certain que le travail était annulé, le téléphone a sonné. « Tu es à la maison? Tu peux sortir, on est là dans un instant [pour te prendre en voiture] . »

Bien que j’avais remarqué en août 2001 que certains des artistes que j’observais semblaient se lever assez tard, je n’avais pas eu l’occasion de les côtoyer plus de quelques heures d’affilées (j’avais à l’époque fait le choix d’observer à distance), et je n’avais rien noté de particulier quant à l’organisation de leurs horaires. De retour chez moi en début de matinée le jour suivant, après huit heures de travail d’affilée au studio d’enregistrement, j’ai soudain pris conscience que les personnes que j’observais – Xiao Deng et son groupe de travail, mais aussi Lao Dong, discuté dans un chapitre séparé – travaillaient de nuit. Leur horaire habituel, comme je l’ai ensuite pratiqué moi-même durant les neuf mois qui ont suivi, consistait à se coucher vers quatre ou cinq heures du matin, et à se lever en début d’après-midi, les jours de semaine comme les week-ends[4].

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Je n’ai pu obtenir qu’une version compressée en format mp3 (à 128 kbps) de celui-ci, que j’ai convertie en format audio standard, raison pour laquelle la qualité sonore est moindre.

2

Je lui ai demandé d’enlever la totalité des insérables de réverbération, de compression, et d’équalisation qu’il avait placé sur la majorité des pistes.

3

Le jeudi 13 novembre 2003. (La précision de la date est utile car l’ensemble des discours sur le matériel est lié aux connaissances de part et d’autre des « dernières nouveautés techniques » – qui changent souvent d’une semaine à l’autre).

4

Bien que les quelques musiciens que je fréquente à Genève n’aient pas cette habitude, il semble qu’il s’agisse de quelque chose de relativement fréquent, également en Europe. Une étudiante en sociologie de L’Université de Pékin, Guo Tingting, dans son mémoire de Maîtrise, basé sur un échantillon de vingt musiciens, fait la même observation:ƒì<~=½íîïð~¼½í9ñòó9ôõö÷©ø&ùú ûüýþ720ÿ!jk"P^/(...)'(9"#Ñ$%&'Cq()*+9&ìyq,-7./§& #01k0t2/(...)Â34Ñ"#'C5678‚9:†;Ñ;9/Ainsi que la gestion du temps plus décontractée:<=3†'(>?7~=Ñ$&@<730-40AB.CDDßEF¨GªT/Et les

Interrogés quant aux raisons de ce rythme nocturne, les musiciens et leurs proches m’ont toujours répondu en soulignant l’ambiance différente de nuit, plus agréable[1], sans plus de

détails. Le lien avec les horaires des soirs de concerts, ou, pour les disques-jockey, des soirs de mix (ce type de soirées de travail commence généralement à vingt-deux heures pour finir vers cinq heures du matin), était toutefois manifeste dans l’utilisation du terme « vie nocturne » H z { ye shenghuo par l’ensemble des intervenants, qui se référait, selon le

contexte, soit à leur rythme de vie normal, soit aux activités professionnelles dans les boîtes de nuit (employés, gérants, disque-jockeys etc.) – indiquant ainsi la relation entre les deux.

1.2. Le studio d'enregistrement

Arrivé sur place, j’ai été très surpris. Il n’y avait pas un studio audio professionnel, mais quatre. Tous équipés, ou en train d’être équipés, avec du matériel du plus haut niveau ; il y avait au bas mot pour un million de francs suisses d’équipement. Celui qu’on me proposait d’utiliser était une station ProTools entièrement aménagée, et le responsable du studio de m’expliquer, avec un sourire, qu’il venait d’acheter le jour précédent la série officielle complète des logiciels Waves « puisque je l’avais demandé » (au bas mot dix mille francs suisses), ainsi que quatre enceintes Genelec préamplifiées (environ six mille francs suisses), soit donc des achats pour un total de l’ordre de vingt mille francs suisses. Devant ma

motivations particulières qui s’y rattachent sans doute:<=IJ"%7@K@Fq%'^ÈL9&@M q%rƒ=‚•N9%O€9P&jk"P^(QR9rƒ•N%O€9íST¨~©&'(Èrs 9"P&Èrs+U9&ôV€9Ñ$¦WXk9z{&·¼×YZ©[Ö\Ârƒ•N9]=/v ww,xyz{|}#9jk"P^——~=•G€•‚9rƒ„…†‡ˆN‰, pp. 3-5. L’écrivaine contemporaine shanghaïenne Mian Mian semble également y avoir eu recours; « So, the last three years, I

lived in the countryside on my own, far away from downtown, about an hour-and-a-half drive. The area was empty, and it was only me living there. So I wrote every night and every morning. At 4 am, I felt a lot of strange energy (coming) from out of my window –it (came) to me. » Anna-Sophie Loewenberg, « Best-selling Gen X novelist Mian Mian

exposes youth drug culture in changing China », SFGate.com, <http://www.sfgate.com/cgi-bin/ article.cgi?f=/gate/archive/2004/01/28/mian.DTL>, Je l’ai noté à plusieurs reprises chez des artistes occidentaux, par exemple le comique Patrick Sébastien: « Moi, je vis à l’envers. Par exemple, comme je bosse toute la nuit, je ne suis pas levé avant 13 heures » Patrick Sébastien, « Etre un beauf ? J’en suis fier ! », Voici magazine (2004): 2, p. 56, les deux musiciens anglais Rob Brown et Sean Booth du groupe de musique électronique Autechre « (...) wearing ourselves too thin till six in the morning like we used to. » <http://www.bbc.co.uk/dna/collective/A3895806>« Autechre on music, technology and egg custard »,

Collective 191, <http://www.bbc.co.uk/dna/collective/A3895806>.

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réaction de surprise, il m’a précisé que de toute façon, il prévoyait de les acheter bientôt[1].

Les présentations faites entre les divers responsables et employés de ces studios, (dont j’ai fini par comprendre qu’il s’agissait d’une société spécialisée dans le montage audiovisuel, ce qui expliquait la grande quantité de matériel), j’ai pu m’asseoir devant un ordinateur Macintosh G4 relié à un système ProTools flambant neuf, et commencer le travail de mixage. A mes côtés se trouvait Xiao Deng, – assez nerveux car il était très content de son morceau et espérait que nous réussirions à le mettre en valeur –, ainsi qu’un groupe d’environ cinq personnes composés des responsables et employés du studio, qui étaient là, semble-t-il pour observer comment je (on pourrait facilement écrire ici « l’étranger ») travaillais (tous se sont placés derrière moi dans la petite pièce lorsque j’ai commencé à utiliser l’ordinateur). Il convient de noter que ce « rapport à l’Occidental » était fréquent dans d’autres contextes à Pékin à la même période, comme par exemple dans la jet-set pékinoise qui fréquentait les boîtes de nuit les plus onéreuse et qui était composée d’acteurs chinois célèbres, de musiciens chinois célèbres, de top-modèles célèbres, de jeunes personnes chinoises très belles au bras d’industriels fortunés, et... d’Occidentaux absolument quelconques[2].

Je passe ici sur mon propre travail dans le studio, qui présente peu d’intérêt. Grosso modo, la séance a duré de onze heures du soir à quatre heures du matin, et a été réalisé essentiellement en compagnie de Xiao Deng (les autres intervenants s’étant plus ou moins rapidement éloignés pour vaquer à leurs propres occupations). Je n’ai pas noté d’observation particulière quant au studio lui-même, si ce n’est l’extrême abondance de matériel très onéreux, et quelques problèmes – mais dont j’imagine qu’ils se retrouvent volontiers dans tous les studios du monde entier –, comme par exemple la présence d’une

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Quelques heures plus tard, à la fin du travail, il m’a demandé si j’avais été satisfait du matériel. Je lui ai répondu que je n’étais pas tout à fait convaincu par les haut-parleurs Genelec, et que je préférais somme doute les Dynaudio, dont je possédais moi-même une paire à mon domicile en Suisse.Quelques semaines plus tard, Xiao Deng m’informait qu’ayant recontré l’ingénieur responsable du studio par hasard, celui-ci lui avait demandé de me dire qu’il venait de faire l’acquisition d’une paire de Dynaudio, suite à mes remarques. (Je donne ce type de précisions car elles donnent des informations quant au type de rapport qui existait entre moi-même et mes interlocuteurs ; il y a dans ce passage un mélange évident entre une sorte de jeu entre les propos polis ou humoristiques de l’ingénieur du son – qui, bien sûr, ne dépensait pas de telles sommes uniquement parce que je l’avais suggéré, il s’agit d’ailleurs de matériel bien connu dans le milieu –, et un certain statut dont je bénéficiais manifestement).

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D’après les récits de collègues sinologues, cette situation au sujet de la jet-set pékinoise existe déjà depuis une vingtaine d’années.

armoire métallique dans la pièce qui faussait l’équilibre sonore et qui m’a poussé à effectuer finalement la majorité du travail au casque.

Une semaine plus tard, j’ai reçu un nouveau coup de téléphone de Xiao Deng. Il était très satisfait, et voulait connaître l’orthographe de mon nom de famille car il souhaitait me mentionner sur la pochette du futur album[1]. J’étais moi-même assez content du résultat,

qui était bien meilleur que ce que j’avais espéré être capable de faire à partir des pistes originales.[2]Le TK Remix a par la suite bel et bien figuré sur un disque compact au Japon,

mais il n’a pas eu d’influence particulière sur la carrière de Xiao Deng (qui n’a d’ailleurs, à ma connaissance, jamais été payé pour ce travail – mais cela est une autre histoire).