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1. Objet de la recherche

1.2.5. La notion de processus

J’aborde pour terminer la notion de processus en sociologie, considérée ici comme « les séquences d’action/interaction se rapportant à un phénomène en liaison à son évolution dans le temps »[1], avant de montrer comment celle-ci a été utilisée dans le cadre de la

recherche.

Un court texte de Juliet Corbin illustre bien tant la notion elle-même que l’apport d’une description de processus :

« (...) process is like a piece of music. It represents the rhythm, changing and repetitive forms, pauses, interruptions, and varying movements that make up sequences of action/interaction. The next scenario is perhaps an even more graphic illustration of our notion of process. Recently, one of us (Corbin) was seated in the waiting room of a small airport. Having nothing to do but wait, she began to take an interest in what was going on in the coffee shop nearby. It was a modest shop of a type that can be found in any small town in the United States. There were between 20 and 25 persons seated around the room at tables and at the counter. There was one waitress and one cook. The waitress moved from table to table, taking orders and bringing the orders to the cook, who, after preparing the food, gave it back to the waitress to be delivered to the waiting customers. The same waitress also received the money from customers and rang it up in the cash register. From time to time, the waitress stopped to talk to customers, poured more coffee, cleared the tables, and generally kept moving, her ever watchful eyes alter for signs of customer needs. Although her actions/interactions differed in form and content over the time she was observed, all were part of a series of acts pertaining to a phenomenon that might be called 'food servicing work.’ While the waitress was doing her work, the patrons were eating, talking and watching the small private planes come and go. The scene was not a very dramatic one. In fact, it was quite routine, surely repeated day after day in much the same way in coffee shops all over the country. Although routine, the action/interaction was a flow of continuous activity, with one sequence of actions flowing into another. This is not to say that there were no interruptions or problems, but these tended to be resolved as part of the ongoing flow of action. Watching the scene made the observer realize, 'Ah, now that is process’ .» [c’est l’auteur qui souligne][2]

D’une certaine manière, il s’agit de discuter de la dynamique des phénomènes ; d’aborder la question du comment , par rapport à celle, plus habituelle, du pourquoi. Comme l’évoque

1

Anselm Strauss, & Juliet Corbin, Les fondements de la recherche qualitative: techniques et procédures de

développement de la théorie enracinée, trad. Marc-Henry Soulet, 1998 (Fribourg, Academic Press Fribourg,

2004), p. 157.

2

Juliet Corbin, & Anselm Strauss, Basics of Qualitative Research: Techniques and Procedures for Developing

Howard Becker : « Considérez que ce que vous étudiez n’est pas le résultat de causes, mais le résultat d’une histoire, d’un récit, de quelque chose comme 'd’abord ceci s’est produit, puis cela, puis cela encore, et c’est comme ça qu’on en est arrivé là’. Cette approche nous fait comprendre l’apparition d’un phénomène en nous montrant les étapes du processus qui l’ont engendré, plutôt qu’en nous montrant les conditions qui en ont rendu l’apparition nécessaire. » [1]

Voici un bref exemple de cas qui montre l’intérêt général de l’utilisation de la notion de processus dans le cadre des études chinoises contemporaines (sans lien ici avec la question spécifique des objets techniques).

Il y a quelques années, Jia Pingwa, jusque-là connu et respecté comme un écrivain chinois contemporain tout ce qu’il y a de plus « sérieux », publie un nouveau roman intitulé La

Capitale Déchue[2]. Rapidement, l’ouvrage fait scandale avec ses nombreuses scènes

érotiques, en particulier le fait que celles-ci soient explicitement censurées sous la forme de « blancs » dont le nombre de caractères absents est spécifié à chaque fois, ce qui laisse au lecteur le loisir d’imaginer les passages manquants et contribue de façon importante à l’érotisme du récit. Interrogé à ce sujet, l’auteur explique qu’il n’avait pas pensé provoquer autant de réactions à cause de la thématique sexuelle ; il avait bien pensé que cet aspect aiderait les lecteurs à terminer un livre épais, mais que là était la seule « pensée commerciale » qu’il avait eue au départ. Les scènes censurées n’étaient pas présentes dans le premier manuscrit, mais pour éviter que l’ouvrage ne soit pas publié, il avait par la suite censuré des passages, puis l’éditeur aussi, et finalement il avait décidé de mettre des « blancs » pour marquer les coupures.[3]

Cette anecdote illustre deux aspects du travail d’écrivain. Le premier est celui d’action collective évoqué précédemment – par exemple, une partie des passages censurés a été sélectionnée par l’éditeur –, le deuxième touche à l’idée de processus. Jia Pingwa a tout d’abord écrit son roman, puis il a censuré des passages, puis l’éditeur a censuré des passages, puis ils en ont probablement discuté (ici on ne peut que conjecturer), puis il a été

1

Howard S. Becker, Les Ficelles du métier: comment conduire sa recherche en sciences sociales, p. 109.

2

Pingwa Jia, La capitale déchue, trad. Geneviève Imbot-Bichet (Paris, Stock, 1997).

3

Jianying Zha, China Pop: How Soap Operas, Tabloids and Bestsellers Are Transforming a Culture (New York, New Press, 1996), p. 149.

décidé de marquer ces passages censurés par des « blancs » explicites. Comme on peut le constater, la décision, puis la réalisation de ces passages essentiels de l’oeuvre n’ont pas été effectuées en une seule fois selon un schéma cause-conséquence (par exemple, Jia Pingwa est informé par l’éditeur qu’il sera censuré, alors il remplace les passages par des « blancs »), mais par le biais d’un ensemble complexe d’aller-retours entre l’auteur et l’éditeur (ainsi que, probablement, encore d’autres intervenants).

La notion de processus, utilisée lors des descriptions du travail des musiciens qui forment le corps de ce travail, présente trois avantages essentiels :

– Elle permet de donner un compte rendu du déroulement d’un procédé de création artistique contemporain. De la même manière que, une fois Jia Pingwa décédé, il est probable qu’on aura de grandes difficultés à connaître le détail des étapes qui ont conduit à la réalisation de ses oeuvres, les enchaînements humains relatifs aux usages des objets techniques sont placés hors d’atteinte du chercheur après un certain temps. Une observation in situ apporte des éléments d’étude difficilement accessibles dans d’autres types de recherches basées sur l’étude d’objets (l’archéologie par exemple). En outre, elle respecte la dynamique en cours du phénomène observé sans imposer la présence d’un résultat – qui n’est pas disponible puisque l’action n’est pas terminée (par exemple, je ne savais pas, au moment d’observer un musicien en train de composer, si la pièce en question serait terminée un jour ou non, diffusée dans un certain contexte ou non) ;

– La durée de vie extrêmement courte des innovations techniques donne au processus un intérêt particulier dans le sens où il est, de façon similaire aux outils anciens qu’on observe dans les musées d’anthropologie, rapidement difficile voire impossible de se replonger dans le contexte d’utilisation[1]. Par exemple, les systèmes informatiques de deux des

musiciens observés au cours de l’étude de terrain de 2003-2004 avaient déjà été remplacés par des versions plus récentes lorsque je me suis à nouveau rendu sur place en juillet 2005 ; la totalité de leurs outils informatiques, en particulier les logiciels, avait été soit effacés, soit vendus à des tiers. Une description du processus d’utilisation permet, en partie tout au moins, de conserver une trace de l’enchaînement d’actions que constitue l’acte d’utilisation

1

Je m’inspire ici de la réflexion de Francesca Bray, Technology and Gender: Fabrics of Power in Late Imperial

d’un objet technique ;

– Elle permet de cerner le point de rencontre entre objet technique et utilisateur. Si l’on considère la description de Juliet Corbin, en choisissant une tasse de café comme objet technique et un client comme utilisateur, on constate la situation suivante : la serveuse dépose la tasse de café sur la table, le client prend, boit son café, et repose cette même tasse. Cette dernière est alors reprise par la serveuse qui débarasse la table. Non seulement l’objet technique (la tasse) est confronté à deux utilisateurs (la serveuse et le client), et l’utilisateur (le client) est confronté à plusieurs objets (la table, une cuillère, le récepissé, des pièces de monnaie etc.), mais le point de rencontre a lieu de différentes manières à différents moments : lorsque la tasse pleine est déposée pour être bue, lorsque la tasse vide est reposée sur la table, puis lorsqu’elle est emportéee par la serveuse. La description du processus permet de situer ces différentes étapes.