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ETUDE 1 : XIAO DENG, PHIL KIEREN, ET PETER KRISCHKER

1. Présentation générale

1.1. Conditions d'observation

J’ai rencontré Xiao Deng pour la première fois au mois d’août 2001. Je l’avais vu mixer pendant une vingtaine de minutes dans le club où j’observais les activités de Xiao Yu (voir l’étude 4), et je me souviens avoir été frappé par sa dextérité aux platines ; ses gestes étaient sûrs et précis, et il semblait avoir beaucoup d’années de pratique derrière lui. Quelques jours plus tard, j’ai pu me rendre à son domicile, afin de lui poser quelques questions sur son travail de composition (je n’avais pas encore décidé de m’intéresser à l’activité de mix à cette époque, et je cherchais des musiciens qui pratiquaient la composition assistée par ordinateur); celui-ci, m’avait-il expliqué lors d’un bref échange après son mix, débutait à peine. La conversation de ce jour-là constitue l’unique échange que nous avons eu jusqu’avant mon retour à Pékin en août 2003. Je n’avais en effet pas cherché à le recontacter par la suite, me contentant de conserver ses coordonnées. Il m’avait laissé l’impression d’une personne plutôt timide, et les compositions qu’il commençait à réaliser avec son ordinateur – un achat très récent – ne présentaient pas suffisamment de matière pour ma recherche, du moins c’est ainsi que je l’avais perçu à ce moment.

Deux ans plus tard, lorsque j’ai dû choisir trois artistes à observer pour l’étude de terrain principale, j’ai pensé à lui. Je souhaitais observer le travail d’un disque-jockey local, je savais qu’il exerçait depuis plusieurs années à ce titre, et j’avais de plus un excellent souvenir du mix qu’il avait réalisé en 2001. J’avais besoin aussi d’observer des activités de composition musicale assistée par ordinateur ; il était probable qu’il avait progressé, et fournirait un nombre de données observables beaucoup plus important. Enfin, un festival de musique électronique suisse m’avait demandé en 2002 de fournir des noms de disques- jockeys chinois susceptibles d’être invités en Europe et j’avais donné le sien. Ce service, qu’il savait que je lui avais rendu, impliquait a priori une attitude favorable à mon égard dont j’espérais – cela a été le cas – qu’elle favoriserait nos premiers échanges.

grandes difficultés à connaître son travail plus en détail. S’il répondait volontiers à mes questions, ce qui se passait chez lui, en dehors des soirées dansantes, restait complètement hors de ma portée. Par exemple, bien que notre relation était, du moins j’en avais l’impression, très amicale, il ne répondait souvent pas à mes messages SMS, et ne semblait pas souhaiter de contact régulier. J’ai donc pris le parti de me rendre systématiquement à toutes les soirées où il mixait, et de m’intéresser, de façon large, à la vie des clubs pékinois qu’il fréquentait, et qui par ailleurs présentaient l’avantage d’accueillir une à deux fois par semaine un nombre régulier de musiciens électroniques, et le gros désavantage de ne le faire qu’à cette fréquence.

Les réunions informelles dans les quelques clubs fréquentés par Xiao Deng, étaient, d’après mes observations, des occasions importantes d’échange d’informations professionnelles pour des personnes du monde du spectacle. Nombre de discussions de travail (des engagements fermes, la mise en place de projets, de collaborations etc.) y avaient lieu, et j’ai beaucoup utilisé ces espaces pour effectuer des recoupements (sans faire de véritable analyse de ces espaces, puisque je concentrais mes efforts sur les activités des musiciens à leur domicile). Si je dois reconnaître qu’il y avait quelque chose de plaisant ou d’attrayant dans le fait de passer autant de temps dans des boîtes de nuit branchées, l’exercice, même réduit puisque je ne cherchais que de « simples informations » me permettant de cerner le travail de Xiao Deng, était souvent très difficile. Le volume sonore me contraignait à utiliser des tampons auriculaires spéciaux, afin d’éviter d’endommager mon ouïe[1]. La mise en place de contacts réguliers avec les gérants, les musiciens, le public

chinois, le public occidental, et les employés, alors que les membres de chacune de ces catégories n’avaient que peu de contacts entre eux et que le rattachement à l’un des groupes implique plus ou moins l’exclusion des autres, m’a demandé de grands efforts. Ces efforts étaient d’autant plus délicats que les clubs ne constituaient qu’un espace d’analyse parmi d’autres par rapport à l’ensemble la recherche (de toutes les activités artistiques analysées dans mon travail, seul le mix de Xiao Deng a eu lieu dans ce cadre).

Ma présence régulière à ces soirées m’a permis finalement, – au bout de plus de six

1

Le contrôle que j’ai effectué chez un médecin spécialiste à mon retour en Suisse à toutefois mis en évidence une perte générale de 10 décibels aux deux oreilles par rapport à un autre contrôle effectué deux ans auparavant.

mois![1] –, d’établir une relation d’amitié sincère avec Xiao Deng, avec le résultat de me

permettre d’observer très en détail son travail, bien au-delà de toutes mes espérances. Il est, au final, des quatre musiciens étudiés dans ce travail, celui avec lequel j’ai eu la relation humaine la plus proche d’un point de vue personnel, et la plus complexe sur le plan des observations de terrain. Nous avons mangé et bu ensemble, nous avons fait de la natation, nous avons évoqué des questions personnelles sans aucun rapport avec nos activités professionnelles respectives. J’ai rencontré sa famille (établie dans une province du Nord- Ouest du pays) à l’occasion d’un voyage professionnel où il m’a proposé de l’accompagner, et surtout, du point de vue de ce travail, j’ai eu, de mois de mars à juillet 2004, la chance de pouvoir me rendre de nombreuses fois à son domicile, discuter de questions musicales, et l’observer dans ses activités courantes.

Je n’ai eu, je crois, aucune influence sur son travail de disque-jockey, bien rodé de puis longtemps, et dans lequel je n’ai noté aucune variation particulière durant treize mois d’observation attentive. J’ai en revanche joué un rôle important dans le cadre de son activité de composition musicale assistée par ordinateur. A la fois témoin et acteur, je l’ai aidé plusieurs fois sur des questions techniques et j’ai travaillé pour lui en tant qu’ingénieur du son à deux reprises (j’ai effectué le travail de mixage final[2] de morceaux qu’il avait

composé). Mes compétences techniques l’intéressaient beaucoup, et il me posait souvent des questions à ce sujet, et mettait en avant cette facette de mes compétences musicales lorsqu’il me présentait à des connaissances.

Nous partagions une partie de nos goûts musicaux mais pas tous, avec un intérêt commun pour le style de musique techno, nuancé par le fait que lui-même s’intéressait surtout aux pièces susceptibles d’être utilisées en soirée, alors que je préférais des structures musicales plus orientées vers une écoute à domicile[3] (je reviens sur le rôle du sous-genre techno 1

Le changement était clairement perceptible à partir du 10 mars 2004, lorsque Xiao Deng m’a téléphoné pour venir nager avec moi (je lui avais dit que j’allais régulièrement dans une piscine située non loin de mon domicile).

2

Cf. Lexique.

3

Pour une discussion sur les sous-genres en musique électronique voir Yann Laville, Techno-Logos:

Repenser les sous-cultures musicales à travers l'exemple techno, Ethnoscope 7 (Neuchâtel, Institut d'ethnologie de

l'Université de Neuchâtel, 2004). Pour la question de l’écoute à domicile par rapport à ceux utilisés dans les soirées en clubs, voir les études de terrains comparatives de Renaud Meichtry et al., Le Rythme comme

médiation: mouvement techno et nouvelles technologies, Pratiques et Théories des Sciences et Techniques

dans la section consacrée à l’activité du mix). Enfin, je me suis aussi très bien entendu avec son amie, ce qui m’a beaucoup facilité les contacts et les recoupements nécessaires à l’évaluation de mes observations.

Bien que je sois plutôt satisfait des observations que j’ai réussi à réaliser, si je me mets à la place d’un lecteur n’ayant pas effectué l’étude de terrain je crois que j’aurais rapidement le sentiment que certaines choses font défaut, et que certaines descriptions pourraient être plus précises ou mieux développées. Face à ces manques, qui sont bien réels, je dois préciser qu’il ne m’a pas été facile de me rendre chez une personne, a fortiori un ami proche, pour prendre des photos de sa vie privée et lui poser des questions personnelles sans susciter une certaine gêne. Ne s’agissant pas d’un ouvrage ou d’un article écrit dans le but de présenter la qualité de son travail artistique, mais la manière dont celui-ci se déroulait, il était délicat d’insister auprès de Xiao Deng pour obtenir des éléments spécifiques dont je savais qu’il ne souhaitait pas parler en détail (par exemple, pourquoi il avait choisi d’utiliser un synthétiseur plutôt qu’un autre). Plus souvent encore, j’ai dû abandonner l’archivage d’informations a priori très banales dans une biographie traditionnelle (par exemple des anecdotes sur son vécu), pour laisser de la place à un espace discursif plus technique (une discussion-débat « entre artistes » sur un procédé de composition est très différent d’une interview entre une personne qui pose des questions et une autre qui y répond).

1.2. Eléments biographiques

Xiao Deng est né à la fin des années septante, dans une province pauvre du nord de la Chine. Originaire d’une famille d’artistes, (son père est acteur, son frère aîné est musicien), il bénéficie dès son enfance d’une orientation le poussant vers les arts de la scène, ce qui le conduit à réussir à l’âge de onze ans les examens d’entrée à l’école de l’Académie de Danse de Pékin (reconnue comme la meilleure du pays), où il suit sa scolarité obligatoire jusqu’au niveau du baccalauréat dans la section de danse traditionnelle chinoise.

Bon danseur – deux départements des sections professionnelles de l’Académie l’invitent à poursuivre sa formation chez eux –, il est cependant avide de plonger dans le monde du travail, et abandonne une carrière sans doute prometteuse dès l’obtention de son diplôme

de fin d’études pour travailler comme danseur-animateur dans un bar d’une province du sud de la Chine qu’il avait visitée lors d’une tournée avec les étudiants de son école. C’est dans ce cadre qu’il est confronté pour la première fois à des disques-jockeys, ceux qui passent[1]la musique sur laquelle il danse. Lorsque ceux-ci sont absents, il s’amuse avec les

disques compacts (il n’y avait pas de disques vinyles), et développe un fort intérêt pour cette activité. Après une courte période d’acquisition des connaissances techniques et du matériel nécessaire (pour l’essentiel, une collection de disques compacts gravés ou achetés très bon marché[2]), il abandonne son travail de danseur pour devenir DJ professionnel au

milieu des années 1990. C’est cette activité qui, depuis cette date, assure ses rentrées financières.

Au bénéfice d’une situation particulièrement favorable, – les DJs sont rares, et la demande pour ce type de service est croissante, et grâce à ses connaissances musicales acquises via sa formation de danseur qui lui rendent l’apprentissage du métier très aisé –, il se déplace d’une province à l’autre (commençant par le sud du pays où il se trouvait à cette période) en compagnie d’un ami MC (de l’anglais Master of Ceremony[3]), travaillant pour qui veut bien

les employer. Ils se feront notamment engager dans une boîte de nuit de la province du Hunan où il resteront six mois, et où le salaire mensuel de Xiao Deng monte à 7’000RMB (celui du MC est légèrement inférieur), auquel vient s’ajouter un logement gratuit dans un hôtel quatre étoiles appartenant au même propriétaire. Après une période de changements fréquents de clubs et de villes, Xiao Deng s’installe finalement dans la ville de Shenzhen– —[4]. Son salaire mensuel n’a fait qu’augmenter pour finalement atteindre 15’000 reminbi[5].

C’est peu avant son retour à Pékin, aux environs de l’an 2000, qu’il commence à

1

Il m’a précisé que ces DJ ne « mixaient » pas les disques, mais se contentaient de passer des morceaux les uns après les autres.

2

Durant cette période, il était facile d’acquérir à très bon marché des disques compacts via l’industrie parallèle du disque en Chine ; soit sous forme de copies illégales, soit sous forme « endommagée », vu la période il devait probablement s’agit de dakoudai.

3

Le terme désigne une personne qui parle au public via un micro pendant les soirées dansantes.

4

Une zone économique spéciale située au sud de la Chine, près de Hong Kong.

5

Environ 2’500 francs suisses. Ces montants m’ont été indiqués par Xiao Deng lui-même. Bien que très élevés (huit fois le salaire d’un chauffeur de taxi), ceux-ci sont tout à fait plausibles, car ils coïncident avec la période « faste » des soirés dance qui débutent en RPC, où les DJs gagnaient énormément d’argent ; une période dont j’ai souvent entendu parler avec nostalgie parmi la communauté DJ pékinoise ou shanghaïenne.

s’intéresser à la composition musicale. Il acquiert un synthétiseur Roland MC-505 Groove Box[1], et fait ses premiers essais de morceaux de musique électronique. En 2001, alors qu’il

travaille à plein temps comme DJ résident[2] dans un club pékinois, il achète un ordinateur

compatible Windows dans l’objectif de composer, ce qu’il fera dans un premier temps à l’aide du logiciel Reason[3]. C’est durant cette période qu’il fait la connaissance d’un étudiant

japonais qui deviendra par la suite son promoteur (pour son activité de DJ ainsi que celle de compositeur), fournisseur de disques et de matériel de musique électronique (par le biais de voyages fréquents au Japon), et colocataire. Je reviens sur le rôle de ce dernier dans le cadre de la discussion consacrée à l’acquisition des disques vinyles, sans aborder les autres aspects qui, bien qu’essentiels aux activités générales de Xiao Deng, n’intervenaient pas dans la question du « point de rencontre » entre l’artiste et les objets techniques retenus pour l’analyse.

1.3. L'année 2003-2004

Durant la période où j’ai observé ses activités, Xiao Deng faisait partie de la poignée de disque-jockeys régulièrement invités à jouer dans d’autres provinces, ainsi que dans les multiples clubs de la capitale. En parallèle de son activité de DJ, il composait également de façon régulière des morceaux de musique à la demande de différentes personnes ou organisations.

Au moment de l’étude de terrain principale en 2003 et 2004, Xiao Deng travaillait de façon indépendante et n’était plus rattaché à une boîte de nuit spécifique en tant que DJ résident. Son ami japonais prenait en charge une grande partie du travail administratif lié à son activité de disque-jockey, comme la prise de contact avec les gérants d’un lieu, les accords

1

Un appareil cummulant les fonctions de synthétiseur et de boîte à rythme. Voir à ce sujet l’étude consacrée à Xiao Yu.

2

Le terme « résident » est utilisé en français et en anglais pour décrire la fonction d’un disque-jockey rattaché à une boîte de nuit particullière sur la base d’un contrat de longue durée, par rapport aux disques-jockeys engagés « à la soirée ».

3

Il s’agit un logiciel de type séquenceur (cf. Lexique) très populaire pour sa facilité d’utilisation et son interface qui émule des appareils physiques et permet aux utilisateurs d’outils hardware de se sentir rapidement familiers avec son fonctionnement.

financiers, la promotion des soirées par le biais d’affichage et de distribution de flyers[1], etc.

Son activité professionnelle et artistique était répartie entre les soirées dansantes, où il mixait mais participait aussi au travail d’organisation, et le travail de composition musicale qu’il effectuait à son domicile. Bien que j’aie consacré peu de temps à l’observation des activités qui précédaient la mise en place d’un mix, je suis en mesure de décrire le déroulement habituel de celles-ci durant l’année où j’étais sur place. Je me base ici sur les allusions fréquentes de Xiao Deng aux événements concernés, ainsi que sur ma participation à trois reprises à la promotion d’une soirée, dont une organisée sur la Grande Muraille en juillet 2004 à l’occasion de laquelle j’ai été employé comme traducteur pour les participants anglophones.

1

Le terme flyer est utilisé en anglais et en français pour désigner des petits cartons imprimés publicitaires qui sont déposés dans les clubs et les bars quelques jours avant une soirée.