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ETUDE 2 : LAO LI, UN ENREGISTREUR MULTIPISTE, ET UN CASQUE

A. Le Roland VS-880

2. L'objet technique "enregistreur"

Je m’intéresse ici à la question générale du processus de travail principal de Lao Li qui consistait à enregistrer des sons dans le Roland VS-880, puis à les utiliser et ensuite les ré- utiliser suivant, selon ses propres termes, une procédure systématique d’ « empilage » (’

die). Pour les besoins de la discussion, je relève tout d’abord quelques exemples de

sonorités qu’il avait utilisées durant les années 2002 à 2004.

2.1. Lao Li, un musicien bernois et un moine tibétain

Lorsque j’ai effectué ma première visite au domicile de Lao Li, au mois de novembre 2003, celui-ci m’avait donné rendez-vous à un arrêt de bus. A mon arrivée, je l’ai aperçu debout au bord de la route, un casque de walkman sur les oreilles. Dans la conversation qui a suivi, je lui ai demandé ce qu’il écoutait ; il m’a alors fait entendre brièvement le morceau qui tournait dans son lecteur portable de disques compacts, m’expliquant qu’il s’agissait

d’un disque d’un musicien allemand (il me dira quelques mois plus tard qu’il s’était trompé, il s’agissait en fait d’un musicien suisse, résidant à Berne), qu’une amie lui avait prêté car ce dernier devait venir prochainement en Chine, et il était prévu que Lao Li le rencontre. Plus tard, durant la même soirée, il m’a montré son matériel de travail, dont notamment le petit magnétophone comportant un enregistrement en boucle d’une voix d’un moine tibétain en train de prier (la petite boîte jaune sur la photo qui figure dans la section Etape 1, ci- dessus).

Un mois plus tard, j’ai eu l’occasion de me rendre à un concert que Lao Li donnait dans un bar. Arrivé tardivement, j’ai tout d’abord été frappé par la petite boîte jaune, placée en arrière de la scène, qui diffusait de façon monotone la voix du moine tibétain que l’on pouvait entendre ici et là, durant les moments de silence ou lorsque le volume de la musique était très faible. J’ai ensuite constaté que parmi les sons utilisés par Lao Li via son appareil Roland VS-880 se trouvaient des sonorités très similaires à celle du disque compact qu’il écoutait à l’arrêt de bus quelques semaines auparavant.

Lorsque je lui ai posé la question après le concert, il m’a confirmé qu’il s’agissait bien de ce même disque dont il avait décidé d’utiliser quelques passages. Quant au moine tibétain, celui-ci était, disait-il, un outil qu’il utilisait fréquemment, soit directement sur scène comme je l’avais vu faire, soit en enregistrant le son de l’appareil dans le Roland VS-880 puis en le modifiant.

En considérant ces deux sources sonores, avec celles de la pompe à vélo, des cloches, du

erhu, ou encore de Lao Li soufflant dans un thermos, on voit que la question du point de

rencontre entre l’objet technique « enregistreur » et l’utilisateur Lao Li est intimement liée à la nature de la présence virtuelle présente dans l’objet technique. En effectuant, à quelques détails près, toujours la même activité, Lao Li collabore ici avec un musicien bernois, là avec un moine tibétain, et aussi, c’est peut-être le plus intéressant, souvent avec lui-même. Ces différents acteurs fixés dans l’enregistreur sont conviés par lui à participer à l’oeuvre d’art résultante.

On note que cette collaboration a cependant lieu en mode anachronique. Là où Lao Li

joue, le musicien bernois, le moine tibétain, et Lao Li à son domicile, ont joué. Si Lao Li est le

marge de manoeuvre n’est pas infinie car la différence entre ceux qui jouent, et ceux qui ont

joué touche précisément à la question de la « modification possible ». Un examen détaillé

d’une tentative de Lao Li pour modifier l’activité de sa propre présence virtuelle dans son enregistreur permet de mieux cerner cet aspect directement rattaché à l’objet technique Roland VS-880.

2.2. Lao Li "qui joue" vs. Lao Li "qui a joué"

Peu de temps après notre première rencontre, Lao Li a sollicité mon aide pour poursuivre la composition de Méditation. Il m’a expliqué qu’il avait répété le processus de composition jusqu’à qu’il ait réalisé dix-sept versions différentes de la pièce (sic, je rappelle que la pièce dure plus d’une heure) avant de choisir la meilleure, mais qu’il n’était pas encore satisfait : il voulait encore rajouter des mouvements dans l’espace. Par exemple, il souhaitait que les sons de cloches apparaissant ici et là au cours de l’oeuvre soient positionnés parfois très loin, parfois très près de l’auditeur, parfois sur la gauche, parfois sur la droite, exprimant le « monde en mouvement » autour du « fil musical ».

La matière qu’il souhaitait modifier se présentait sous la forme d’un fichier stéréo d’une durée d’une heure. Il ne possédait plus les sons originaux avec lesquels il avait réalisé la pièce, ceux-ci ayant été « empilés tous ensemble » (’£~“[die zai yi kuair) au cours des

différentes étapes de création de l’oeuvre. Ainsi que tout ingénieur du son le sait, ce dernier point, en regard des modifications souhaitées par Lao Li, est extrêmement problématique.

La perception d’un son dans l’espace, par un auditeur placé en face d’une paire de haut- parleurs est un vaste sujet, tant en psychoacoustique qu’en technique sonore à proprement parler[1]. Dans le cas de l’enregistrement stéréo de Lao Li, l’application de mouvements de

spatialisation sur certains éléments sonores impliquait au minimum des modifications de

1

Pour un excellent résumé des questions principales liées à la perception humaine dans l’espace, voir John Pierce, « Hearing in Time and Space » in Music, Cognition, and Computerized Sound: An Introduction to

Psychoacoustics, éd. Perry R. Cook (Cambridge, Mass, The MIT Press, 1999). Pour une présentation

générale des techniques utilisées le plus fréquemment, voir Curtis Roads, The Computer Music Tutorial, pp. 449-496.

volume, ainsi que, entre autres, de l’effet de réverbération[1] propre à chacun. Pour

atteindre cet objectif, il était essentiel que ces modifications soient appliquées séparément aux éléments concernés ; faute de quoi c’est l’ensemble du morceau qui paraîtrait se déplacer dans l’espace.

Le problème est qu’une modification de ce type sur un enregistrement existant ne peut pas

être réalisée, du moins à l’aide des techniques connues à l’heure actuelle. En effet, une fois

les bruits de cloches, de pompe à vélo, d’écoulement d’eau et autres « empilés » par Lao Li, ceux-ci se présentent sous la forme d’un unique fichier sonore, dont il est techniquement impossible d’extraire d’une façon ou une autre les éléments originaux qui lui ont donné naissance.[2]

Il est important de noter ici que des mouvements dans l’espace auraient été tout-à-fait réalisables en utilisant de nouveaux sons, puis en les ajoutant à la pièce existante ; la seule impossibilité consistait à ne pas pouvoir déplacer les sons déjà présents dans l’enregistrement. Cet aspect, dans le cas de l’enregistreur Roland VS-880, permet de mettre en évidence une différence très concrète entre Lao Li qui joue, par exemple en ajoutant de nouvelles sonorités, et la présence virtuelle de Lao Li qui a joué. Là où le premier fournit un travail modifiable, positionable dans l’espace sonore, le deuxième est statique, « immodifiable ».

L’observation de ce qui se trouve « avant » dans l’objet technique Roland VS-880, par rapport à ce qui est choisi « après » par l’utilisateur Lao Li est donc caractérisé, en partie tout au moins, par une différence de maniabilité. Dans le cas de la spatialisation, les sons de Lao Li qui a joué exercent une sorte de contrainte sur Lao Li qui joue, sous la forme d’une rigidité dans l’espace stéréo : Lao Li qui a joué décide, en quelque sorte, de la position spatiale de ceux-ci, au grand dam de Lao Li qui joue qui aimerait bien, mais ne peut pas, les positionner différemment.

1

Cf. Lexique.

2

Devant l’insistance de Lao Li, qui, face à mes explications, persistait dans l’idée qu’il fallait tout de même tenter quelque chose, nous avons effectué différents essais de modifications de sa pièce, qui, nonobstant certains artifacts intéressants, nous ont finalement conforté dans l’idée qu’il était, malheureusement, impossible de faire bouger les sons dans l’espace comme il le désirait.

2.3. Conclusion sur le Roland VS-880

Dans le cas de l’objet technique Roland VS-880 et de son utilisation par Lao Li, le processus discuté ci-dessus met en évidence deux caractéristiques des présences virtuelles sous forme d’échantillons sonores. Tout d’abord, celles-ci sont interchangeables : la « rencontre Chine-Occident » n’en est pas forcément une puisqu’il s’agit parfois d’une rencontre Chine-Suisse, mais parfois aussi d’une rencontre Chine-Tibet, ou Chine-Chine lorsque Lao Li utilise ses propres instruments[1]. Ces présences virtuelles sont également

modifiables : par le biais des opérations permises par sa machine, Lao Li peut leur appliquer des effets qui les rendront impossibles à identifier.

Ces deux aspects, possibilité d’être échangé et possibilité d’être modifié indiquent, d’une certaine manière, que le caractère « culturel » (ici dans le sens d’une culture nationale) dans un enregistrement sonore, est très volatile puisqu’il peut soit ne pas être choisi donc ne pas être présent, être choisi et être mélangé avec d’autres, ou encore être choisi puis modifié de façon à être rendu anonyme, et donc, en quelque sorte, ne plus être présent. L’exemple de Lao Li, confronté à l’impossibilité de modifier des réglages de spatialisation qu’il a pourtant lui-même effectués, illustre toutefois, en quelque sorte, l’inverse de ce qui précède : une présence virtuelle, c’est-à-dire une série d’actions effectuées par une ou plusieurs personnes puis figés dans un support matériel, peut également être extrêmement non-volatile. Dans le cas d’éventuelles modifications de spatialisation des éléments de la pièce Méditation, le choix de Lao Li se réduit à accepter ses propres décisions antérieures qui s’imposent à lui, ou à jeter sa pièce, dont on a vu qu’elle est le résultat d’un très grand investissement en heures et quantité de travail.

A ce stade de la discussion, je propose de retenir simplement qu’il arrive, parfois, que ce qui se trouve avant dans un objet technique s’oppose à ce qui se passe après lors de la rencontre avec un utilisateur. L’exemple du casque d’écoute de Lao Li, présenté ci-dessous, permet de mieux cerner la nature de cette contrainte matérielle, en quelque sorte, du passé sur le présent. Bien évidemment, tant la nature du support qui la conduit, que la compréhension de ses implications par l’utilisateur ont, dans cette perspective, une incidence sur le résultat final de l’oeuvre d’art.

1

Les « étiquettes nationales », attribuées sur la base des observations et des discours de Lao Li sont nécessaires à la discussion ici ; les choses sont en réalité bien évidemment beaucoup plus complexes que cela.