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L’oeuvre d’art comme résultat d’une action collective

1. Objet de la recherche

1.2.4. L’oeuvre d’art comme résultat d’une action collective

Parmi les notions retenues pour aborder la question des objets techniques dans le cadre de la composition musicale se trouve celle de l’oeuvre d’art comme résultat d’une action collective, établie par le sociologue américain Howard S. Becker[2].

Celle-ci consiste à considérer non pas des artistes isolés, mais des ensembles de travailleurs

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Madeleine Akrich, « Comment décrire les objets techniques? », p. 51.

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divisés en groupes et en sous-groupes dont les activités se coordonnent dans le but de produire une oeuvre d’art. Becker insiste sur le fait que la sociologie de l’art ne peut pas se limiter à une sociologie de l’artiste mais doit incorporer les perspectives propres à la sociologie du travail. Ainsi, on ne s’intéresse pas à des personnalités en vue, des créateurs ou des « génies », mais au monde de l’art correspondant à l’oeuvre considérée, concept que Becker propose et définit comme l’entité composée « de toutes les personnes dont les activités sont nécessaires à la production des oeuvres bien particulières que ce monde-là (et d’autres éventuellement) définit comme de l’art »[1]. Cette collection de personnes est à la

fois l’unité élémentaire de son analyse[2], et l’outil qu’il retient « (...) pour désigner le réseau

de tous ceux dont les activités, coordonnées grâce à une connaissance commune des moyens conventionnels de travail, concourent à la production des oeuvres (...) »[3].

Dans cette optique, une oeuvre musicale classique, par exemple l’enregistrement d’un concert public vendu ensuite sous la forme d’un disque compact, est le résultat du travail du compositeur, mais aussi du chef d’orchestre, de chacun des musiciens, de l’ingénieur qui a conçu l’acoustique de la salle, de la personne qui a vendu les tickets à l’entrée du concert, du public qui l’écoute, etc.

Becker explique cette approche originale par la volonté de mieux comprendre « les modalités de production et de consommation des oeuvres d’art »[4], et « parce qu’elle fait

apparaître certaines choses qui resteraient invisibles dans une autre perspective »[5]. Il est

important de noter qu’il ne prétend pas à une analyse ou à une théorie qui engloberait un ensemble qui préexisterait à cette analyse, mais propose un angle d’observation sur un ensemble d’activités. Cela sous-entend qu’il existe d’autres regards possibles sur la matière observée, mais aussi qu’on ne lui donne pas de limite. La limite de l’observation est chez le chercheur, au moment où celui-ci « (...) admet que la contribution de nombre de

1

Ibid., p. 58.

2

Ibid., p. 60.

3

Ibid., p. 60 et 22. Voir également p. 58, où Becker donne la définition suivante: « Un monde de l’art se compose de toutes les personnes dont les activités sont nécessaires à la production des oeuvres bien particulières que ce monde-là (et d’autres éventuellement) définit comme de l’art. »

4

Ibid., p. 22.

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collaborateurs est trop marginale pour (qu’il en tienne compte) »[1]. Vus sous cet angle, les

artistes forment donc « (...) un sous-groupe de participants, qui, de l’avis général, possèdent un don particulier, apportent par conséquent une contribution indispensable et irremplaçable, et, par là, font de l’oeuvre commune une oeuvre d’art »[2].

Le concept de monde permet à ce titre d’intégrer dans l’analyse la présence des objets techniques[3]. Le disque compact d’un musicien pékinois, composé et finalisé dans une

pièce de son appartement, peut être considéré comme le résultat d’une collaboration entre lui-même, l’ingénieur qui a conçu son ordinateur, le programmateur qui a écrit le logiciel de composition, un musicien en Allemagne qui a mis à disposition sur Internet des sons téléchargeables utilisés par le musicien pékinois dans la section rythmique d’un de ses morceaux, le vendeur qui lui a fourni les disques compacts gravables sur lequels il a enregistré l’oeuvre finale et dont la mauvaise qualité produit un léger bruit de fond constant sur la totalité des morceaux, les personnes à qui le musicien va faire entendre le CD, etc.[4] 1 Ibid., p. 59. 2 Ibid.p. 59. 3

A la manière de la théorie des acteurs-réseaux, – à la différence qu’ici l’objectif n’est pas le réseau mais l’actant objet technique seul. Pour une introduction générale voir Bruno Latour, « Where are the missing masses? The sociology of a few mundane artefacts » in Shaping Technology-Building Society, éd. Wiebe Bijker and John Law, Shaping technology - building society: studies in sociotechnical change (Cambridge Mass, MIT Press, 1992), qui est disponible également en archive web à l’adresse <http:/ /web.archive.org/web/20040214135427/http://www.comp.lancs.ac.uk/sociology/soc054jl.html>). Sur l’intégration des objets techniques dans le monde de l’art de la composition musicale, voir également Pierre-Michel Menger, « Machines et novateurs: Le compositeur et l'innovation technologique » in Raisons Pratiques 4, Les objets dans l'action: de la maison au laboratoire (Paris, Editions de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1993).

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Le concept de monde rejoint celui de champ développé par Pierre Bourdieu La particularité de l’approche de Becker est de mettre l’accent sur l’observation et d’entretenir une relation méfiante avec la théorie en concentrant l’analyse sur « quelque chose que des gens sont en train de faire ensemble », où « quiconque contribue en quelque façon à cette activité et à ses résultats participe à ce monde. » (Howard S. Becker, & Alain Pessin, « Dialogue sur les notions de Monde et de Champ », Sociologie de l'art Opus 8 (2006) p. 11 et 3). Bourdieu illustre la notion de champ par la comparaison avec un champ de force (Voir par ex. Pierre Bourdieu, & Loïc J.D. Wacquant, Réponses: pour une anthropologie réflexive (Paris, Editions du Seuil, 1992), p. 82) ou encore un jeu (Ibid., p. 73.). Il insiste sur les aspects de compétition, de contraintes et de conflits, où les acteurs obéissent à des règles, et considèrent des enjeux. En ce sens, la notion de champ donne une perspective plus axée sur la théorie, notamment les questions de pouvoir et de contrôle, et ne m’a pas semblé adéquate (même si la question – il s’agit d’un large débat – reste bien sûr ouverte). J’ai ainsi renoncé à l’utiliser, pour penser l’analyse en termes de processus en m’intéressant, en quelque sorte, à des états des rapports de force à différents moments.