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Les flux sonores et le Sennheiser HD-320

ETUDE 2 : LAO LI, UN ENREGISTREUR MULTIPISTE, ET UN CASQUE

B. Les flux sonores et le Sennheiser HD-320

Ainsi que je l’ai évoqué au début de la section consacrée au morceau Méditation, Lao Li faisait usage de métaphores de flux ou de couleurs pour penser son travail de composition. Il y avait recours lorsque nous discutions de musique, mais également lorsqu’il se représentait lui-même les différentes opérations qu’il réalisait à l’aide de ses appareils. Si certaines de ces images s’appliquaient effectivement à certains principes de physique des ondes sonores, d’autres conduisaient parfois à des impasses techniques.

Je présente ci-dessous dans un premier temps un exemple de sa perception des « flux », par le biais d’une tentative de modification du morceau Méditation que nous avons réalisée ensemble, et montre comment cette méthode correspondait, dans un cas précis, à une découverte technique particulièrement originale. Dans une deuxième illustration de ses techniques de travail, je montre comment son incompréhension de certaines contraintes inhérentes aux objets techniques de la musique électronique conduisait, de façon systématique, à des versions altérées de ses oeuvres.

0.1. Le mariage des flux

L’illustration qui suit montre le premier essai de modification d’éléments de spatialisation de la pièce Méditation effectué à l’aide du logiciel ProTools Free[1] et de mon ordinateur

portable Macintosh. Lao Li, à ce moment précis, souhaitait rajouter des modifications de fréquences.

Conformément à ses propositions, nous avons dupliqué l’enregistrement original, puis placé côte à côte les deux fichiers que nous avons ensuite modifiés indépendamment l’un de l’autre. Nous avons notamment réalisé une version filtrée ne comportant que des fréquences aiguës, et une deuxième correspondante ne comportant que des fréquences basses. Les deux premières lignes (en blanc) montrent un extrait d’une version « fréquences aigues » (s" gaoyin), les deux suivantes (en noir) une version « fréquences basses » (”"

diyin), les lignes horizontales noires indiquent l’évolution du volume, dessiné par Lao Li

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dans la machine. (Les lignes de couleurs bleue, verte et rouge sont des représentations graphiques des formes d’ondes sonores, et permettent à l’utilisateur de suivre l’évolution sonore notamment via les variations de volume).

Photo d’écran prise dans mon ordinateur personnel, janvier 2004.

Les deux lignes supérieures (en blanc) indique un fichier stéréo de fréquences aigues, les deux lignes inférieures (en noir) un fichier stéréo de fréquences basses.

J’invite le lecteur à écouter l’extrait sonore correspondant sur le cd d’écoute intitulé « LaoLiExemple ». On entend tout d’abord une forte présence de sons aigus puis, à partir de la vingt-deuxième seconde, une montée des fréquences basses, clairement visible dans la partie de gauche des deux pistes concernées (en blanc sur l’image). Plus loin, à la cinquante-huitième seconde, on entend la percée des fréquences aiguës, visible sous la forme d’une pointe dans la partie droite de l’image (en noir) (les courbes sont à double car les canaux gauche et droite sont traités de façon identique).

Cette « pointe » des aigus reste dans ma mémoire comme un instant très particulier. Je n’aurais jamais pensé travailler de cette manière ; pour moi, la duplication d’un son ne servait à rien, et j’y voyais surtout un risque d’avoir un décalage temporel entre les deux copies qui provoquerait toutes sortes d’effets hautement indésirables[1]. Il s’agissait de

principes très simples de manipulation d’échantillons sonores sous forme numérique; si le

1

Cf. les sections consacrées aux systèmes de filtres et d’échos dans le livre de Curtis Roads, notamment

but était de modifier un son, tel que je le comprenais, nul besoin de le dupliquer et de l’ajouter ensuite à lui-même, il valait mieux le modifier directement à l’aide d’un logiciel adéquat.

A la longue, face à l’insistance de Lao Li, qui persévérait dans son approche par métaphores quels que soient les arguments techniques que je lui opposais, ainsi que devant certaines variations « indéfinissables » que j’entendais par endroits dans d’autres enregistrements de sa musique et qui me laissaient dubitatif, je me suis décidé à effectuer quelques recherches dans des ouvrages spécialisés.

Par hasard, j’avais commandé à la même période une publication récente d’un célèbre ingénieur du son dans le but de perfectionner mes connaissances de mastering[1] afin de

répondre aux attentes de Xiao Deng. Pensant à Lao Li, j’étais particulièrement attentif durant ma lecture aux questions de « mélanges » entre différentes pistes sonores, avec cette interrogation quand à son procédé central qui consistait à dupliquer un son puis en modifier la copie avant de l’additionner à l’original, pour créer des « variations de flux ». Je suis alors tombé sur le passage suivant, où l’auteur discute d’une technique qu’il nomme

parallel compression :

« Let me introduce you to a venerable compression technique which has finally come to age. Imagine compression that requires juste a single knob – no need to adjust attack, threshold, release or ratio. The sound quality is so transparent that careful listening is required to even know the circuit is in operation! (…) The principle is quite simple : Take a source, and mix the output of a compressor with it. (…) »[2]

En d’autres termes, il s’agissait là, dans le cas d’une procédure de compression sonore[3],

exactement de la technique utilisée par Lao Li. J’ai tout à coup compris d’où venaient les

variations d’énergie omniprésentes dans sa musique que je n’arrivais pas à définir techniquement : il s’agissait simplement de variations de compression du son, effectuées de façon indépendante sur des copies de mêmes passages sonores, réunis ensuite dans la bande finale. En d’autres termes, par le bias de ses métaphores de flux éloignées de la

1

Cf. Lexique.

2

Bob Katz, Mastering Audio: The Art and the Science, p. 133.

3

réalité physique, il avait effectivement découvert par lui-même une technique originale tout à fait valable.

0.2. La question du système d'écoute

Lao Li avait, depuis longtemps, constaté des incohérences entre ses « images » et les résultats qu’il obtenait. Il m’a raconté avoir dans le passé jeté un grand nombre d’enregistrements car certains sons « disparaissaient » ; il faisait quelque chose, puis, une fois son travail gravé sur un disque compact, « le son avait disparu! » ({"p7• shengyin mei le!). Il était particulièrement déçu d’un morceau qui, disait-il, avait à l’origine pour effet de

« casser les haut-parleurs », – effet qu’il trouvait particulièrement intéressant. Après en avoir ainsi endommagé six[1], il avait transmis son oeuvre à des amis, mais l’effet de « bris de

haut-parleurs » avait malheureusement disparu.

Une analyse du matériel utilisé Lao Li a mis rapidement en évidence la présence d’un problème bien connu en ingénierie sonore. Un haut-parleur n’est jamais neutre, mais donne, en quelque sorte, un timbre au son qu’il diffuse. La majorité des créateurs de musique électronique possède une paire d’enceintes de haute qualité (c’était le cas de Lao Dong notamment), dont la particularité est de donner une sonorité « moyenne », i.e. qui correspond à la moyenne de celles des haut-parleurs qu’on trouve dans le commerce. Ainsi, le créateur est assuré que le travail qu’il réalise correspond plus ou moins à ce qui sera ensuite entendu par le public. Inversement, toute personne travaillant à l’aide de haut- parleurs bon marché doit s’attendre à avoir des surprises lorsqu’elle écoutera ses pièces musicales sur d’autres enceintes ; le son sera sans doute très différent.

Lao Li composait la totalité de ses pièces non pas à l’aide de haut-parleurs de bonne qualité mais à l’aide d’un vieux casque d’écoute Sennheiser Expression Line HD-320 qu’on peut apercevoir sur la photo qui suit. Il s’agit d’un modèle si ancien que je n’ai pas réussi à en retrouver la date de production (probablement de l’ordre d’une quinzaine d’années), et dont l’aspect extérieur donnait à penser qu’il s’agissait d’un modèle bas de gamme de l’ordre de quarante francs suisses (un casque de qualité professionnelle vaut en général au

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minimum deux à trois cents francs suisses)[1].

Photo du Sennheiser Expression Line HD-320, prise au domicile de Lao Li au mois de novembre 2003.

Lorsque je lui ai posé la question, Lao Li m’a expliqué qu’il avait toujours eu besoin d’écouter à fort volume et qu’il cassait systématiquement tous les haut-parleurs qu’il possédait. Pour cette raison, il préférait écouter à l’aide de ce casque relativement bon marché, plus résistant et peu dommage, dont il disait qu’il « aimait son son » (–—Þ9{"

xihuan tade shengyin). Il n’avait toutefois pas connaissance du problème de neutralité

mentionné ci-dessus.[2]

Au début de l’année 2004, l’Expression Line HD-320 de Lao Li a rendu l’âme, et il a décidé d’acquérir un nouveau casque d’écoute. Il a porté son choix sur un Ovann OV880V[3], Tout aussi bon marché que le modèle Sennheiser Expression Line HD-320,

qui possédait clairement le même problème d’équilibre sonore. Alors que Lao Li séjournait à mon domicile pour réaliser la pièce dont je lui avais passé commande, j’ai profité de sa présence régulière pour effectuer un test (avec son accord) afin d’évaluer le problème

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Les casques Sennheiser sont des objets techniques « classiques » dans les milieux de la musique électronique, et leur aspect physique (l’épaisseur des cables, la finition des connexions ou encore la matière utilisée pour la membrane des écouteurs ainsi que du support principal) est fonction de la qualité du matériel qu’ils contiennent.

2

Lorsque je lui en ai fait part, il a semblé très intéressé, mais a tout de même racheté un casque de mauvaise qualité quelques mois plus tard (voir la suite du texte).

3

« A quelques dizaines de reminbi » (˜™“š9›‚jishi kuai qian de erji) selon Lao Li. J’ai effectivement

sonore résultant de l’emploi du casque.

J’ai procédé de la façon suivante : après avoir sélectionné un passage de la pièce sur laquelle il était en train de travailler, j’ai placé deux petits microphones dans mes oreilles[1] et j’ai

successivement enregistré « ce que j’entendais » 1) avec mon casque personnel (un Sennheiser HD-25, modèle à 320 francs suisses), puis 2) avec celui dont il venait de faire l’acquisition. Ces deux extraits se trouvent sur le cd d’écoute sous les noms « Extrait 1 - HD-25 » et « Extrait 2 - OV880V ».

Comme on l’entend facilement, le son est très différent d’un casque à l’autre. Voici des illustrations de la réponse en fréquences de chacun des extraits.

« Extrait 1 - HD-25 » au début (le passage bruyant), puis à la fin du morceau (le passage calme).

« Extrait 2 - OV880V » au début, puis à la fin du morceau.

(La ligne graphique supérieure indique les valeurs maximales de volume atteintes pour chaque bande de fréquence. La ligne inférieure dépend de l’instant où j’ai stoppé la lecture du son et n’est pas pertinente ici.) [2]

Comme on peut le voir sur ces images, le contenu de l’oeuvre musicale de Lao Li est modifié par le casque via lequel on l’écoute. La différence est particulièrement visible dans les fréquences aiguës, où, à 8000 Hertz par exemple, le premier cas (« HD-25 ») donne une valeur de -28 décibels, alors que le deuxième (« OV880V ») est à -45 décibels, soit une

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Il s’agit du microphone OKM II, version studio, prévu pour être placé dans les oreilles de l’utilisateur.

Cf. <http://www.soundman.de/>.

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différence de dix-sept décibels entre les deux écoutes.

Si la phrase célèbre de Marshall McLuhan the medium is the message, ou sa variante postérieure en forme de jeu de mots the medium is the massage (indiquant une modification d’un contenu par le support qui l’héberge) vient volontiers à l’esprit, la question est ici plus intéressante lorsqu’on la regarde dans le sens inverse : Lao Li modifie le contenu de l’oeuvre en fonction de ce qu’il entend dans son casque. En imaginant, pour les besoins de l’analyse, que Lao Li désire un volume de -28 décibels à 8000 Hertz, dans le premier cas il ne changera rien, car ce qu’il entend correspond à ses attentes, dans le deuxième il va augmenter la bande de fréquence correspondante de dix-sept décibels, afin que ce qu’il entende corresponde à ses attentes. Autrement dit, le travail de création de Lao Li était systématiquement « modifié » par ce même système d’écoute, puisqu’il prenait ses décisions en fonction de ce qu’il entendait.

Dans ses oeuvres précédentes, c’était cette référence instinctive qui était à l’origine de toutes sortes de problèmes de « sons qui disparaissaient », poussant l’artiste à jeter un grand nombre de ses oeuvres. Autrement dit, de façon générale, l’objet technique « casque d’écoute », – et derrière lui l’enchaînement d’événements ayant conduit à la réalisation d’un casque possédant une réponse fréquencielle particulière, sa mise à disposition sur le marché chinois à un prix abordable, le choix de Lao Li d’utiliser cet outil d’écoute, puis enfin chacune des décisions qu’il prenait lorsqu’il composait en fonction des informations transmises par l’appareil –, faisait partie intégrante de l’oeuvre d’art finale. Celui-ci modifiait la sonorité de toutes ses créations musicales.

Dans le cadre de la problématique Chine-Occident de cette recherche, les difficultés rencontrées par Lao Li avec son casque d’écoute, en apparence bien loin de la question culturelle, présentent l’intérêt de nous montrer comment un objet technique peut intervenir de façon invisible, autoritaire en quelque sorte, dans un travail de création artistique. Dans cet exemple, Lao Li, est souvent surpris et déçu de constater que son oeuvre « a changé », là où l’objet technique est intervenu. De façon comparable à l’usage de FM7 par Xiao Deng, les oeuvres de Lao Li, tout en conservant indiscutablement leurs caractéristiques « originales », sont également fonction du travail d’autrui.