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Chapitre I – Perspectives théoriques et méthode de recherche

1. Regard queer sur la prestation compensatoire

Dans les premières années suivant l’adoption de la prestation compensatoire, les auteurs ont tenté de la définir. Certains se sont ravisés, d’autres ont admis s’être trompés sur sa nature. À l’instar de l’approche théorique queer, la prestation compensatoire telle qu’elle existe en droit actuel, comme institution juridique conceptuelle, est difficile à définir et à catégoriser en droit familial. Bien qu’elle fasse actuellement partie du régime primaire du mariage, qui s’applique à

toutes les unions matrimoniales, sa parenté indéniable avec l’enrichissement injustifié soulève un doute quant au fait qu’elle découle véritablement du mariage. Comme la pension alimentaire et le patrimoine familial, il s’agit d’une mesure accessoire au divorce pécuniaire, mais non d’une conséquence propre à un régime matrimonial choisi par les époux. Sa place dans la réforme formulée par le Comité est aussi bien particulière. La prestation compensatoire n’est pas justifiée par les principes d’autonomie de la volonté et de liberté contractuelle; elle n’existe pas par le consentement des époux aux mesures patrimoniales du divorce, mais bien en étant, selon le Comité, une « mesure de redressement »219. En ce sens, aux dires des auteurs du Rapport, elle est

la seule institution qui puisse s’appliquer aux unions de fait sans remettre en question les deux principes fondateurs du droit de la famille.

Les affinités entre la prestation compensatoire et les préoccupations véhiculées par la théorie queer ne sautent pas aux yeux. Ce constat m’invite à justifier la pertinence d’étudier la prestation compensatoire et les unions de fait en empruntant un cadre analytique queer. Au-delà de la ressemblance entre l’indéfinissable approche queer et la prestation compensatoire qu’on peine à cerner, le queer est une théorie pertinente comme cadre d’analyse.

La pertinence d’un cadre queer est d’abord théorique. Comme le constatent Janet Halley et Andrew Parker, un déclin de l’approche queer est observable depuis plusieurs années; les auteurs des textes fondateurs de cette théorie – Butler, Warner, Sedgwick – semblent avoir délaissé ce courant théorique220. Surtout, Halley et Parker observent que la théorie queer n’a

jamais eu, en droit, l’attrait dont il jouit en études littéraires221. Rares sont aujourd’hui les analyses

du droit dont le cadre théorique s’en inspire222. Pour Halley et Parker, son rejet en droit s’explique

par les motifs suivants :

the simple temporal lag of the law schools (queer theory started elsewhere); the failure of queer theory to engage the critical tradition in legal studies […]; hostility in centrist legal studies both to the a-rationalist traditions of thought that have provided so much to queer theory, and to theoretical approaches more generally

219 Rapport, supra note 7 à la p 152.

220 Janet Halley et Andrew Parker, « Introduction », (2007) 106:3 South Atlantic Q 421 à la p 422 [Halley et Parker,

« Introduction »]

221 Ibid aux pp 422-423.

222 Depuis la publication de Halley et Parker en 2006 – rééditée en 2011 dans Janet Halley et Andrew Parker, dir,

After Sex: On Writing Since Queer Theory, Durham, Duke University Press, 2011 [Halley et Parker, After Sex] – deux recueils alliant théorie queer et droit ont été publiés : Leckey et Brooks, supra note 23 et Fineman, Jackson et Romero, supra note 27. Robert Leckey écrit une analyse des binarités du discours politique autour du port du voile : Leckey, « Face to Face », supra note 55.

that do not quickly produce a “policy recommendation”; […] and the usual politics of law-as-praxis versus humanities-as-theory223.

Cependant, cette rareté est en réalité une occasion de rappeler aux chercheurs une théorie toujours d’actualité, puisqu’elle aspire avant tout à l’inclusion des individus marginalisés, souvent oubliés. L’approche théorique queer offre une lentille unique pour critiquer et déconstruire le droit. Cette approche s’associe plus naturellement aux enjeux de droit des personnes et de droit de la famille, où les questions d’identité, de genre et de sexualité sont pensées et encadrées. Au- delà de ces questions, la théorie queer s’intéresse à tout.

Au Québec, la rareté, voire l’absence d’analyses qui adoptent la théorie queer se remarque particulièrement dans les facultés de droit francophones224. L’étude de la prestation

compensatoire comme mesure de redressement applicable aux unions de fait, une proposition spécifique au droit familial québécois, est l’occasion de rappeler au milieu universitaire les vertus de l’approche queer en droit.

En plus d’être théoriquement pertinentes, puisqu’elles offrent une nouvelle perspective au droit familial québécois tel qu’enseigné dans les facultés francophones, les conclusions de mon analyse sont pertinentes dans une optique normative. En effet, l’adoption d’une perspective queer offre un éclairage utile aux questions d’encadrement législatif des unions de fait. Grâce aux débats parlementaires, on peut affirmer avec certitude que la prestation compensatoire est une institution qui incarne un désir d’établir, dans le couple, une égalité entre les conjoints – une égalité qui, dans la majorité des cas, englobe aussi l’égalité entre les genres. Même si les questions de genre restent pertinentes aux analyses du droit familial, les théories féministes se sont avérées incapables de promouvoir et d’établir une égalité réelle entre les conjoints et entre les sexes. La prestation compensatoire en est un exemple frappant.

223 Halley et Parker, « Introduction » à la p 423.

224 Seul Robert Leckey s’est intéressé au droit de la famille québécois dans une optique queer, mais ses écrits sont

majoritairement en anglais. Robert Leckey écrit en français, « “Infiniment plus de choses dans la vie que dans la loi” : la reconnaissance des mères lesbiennes », (2014) 86 Dr et soc 115. Certains articles de Leckey adoptent une posture queer sans en citer les textes fondamentaux à titre de cadre théorique : Robert Leckey, « Les liens de l’adopté » (2017) 4 RIDC 847; Robert Leckey, « Le passé de l’adopté aux frontières du droit » dans Droits de la personne : La circulation des idées, des personnes et des biens et capitaux. Actes des Journées strasbourgeoises de l'Institut canadien d'études juridiques supérieures 2012 tenues en juillet 2012 à Strasbourg, Cowansville, Yvon Blais, 2013. Jean-Sébastien Sauvé a adopté la théorie queer pour critiquer l’approche binaire adoptée par le gouvernement du Québec quant à la désignation du sexe sur le certificat de naissance dans sa thèse de doctorat : Jean-Sébastien Sauvé, Aux confins du « M » et du « F » : une généalogie critique de ce sexe que l’on catégorise aux fins de l’état civil québécois, thèse de doctorat en droit, Université de Montréal, 2017 [non publiée].

Les deux principes fondateurs de la réforme de 1980 qui donnent naissance à la prestation compensatoire sont l’égalité des sexes et la liberté dans l’organisation de la famille225. L’intention

du législateur est claire : il souhaite s’assurer que les femmes qui divorcent après un mariage en séparation de biens ne se retrouvent pas démunies par l’application du contrat de mariage. Spécifiquement, la mesure vise les conjointes au foyer et celles qui participent à l’entreprise de leur conjoint, afin qu’elles soient compensées pour leur apport qui enrichit le patrimoine de leur conjoint. Difficile de ne pas voir dans cet acte législatif une manifestation de la « gouvernance féministe » d’Halley226 : une institutionnalisation des principes du féminisme, auxquels on dévoue

des ressources, qui ne produit toutefois pas les effets escomptés. Neuf ans plus tard, le législateur se voit contraint d’adopter le patrimoine familial et renie la prestation compensatoire dans laquelle il fondait tant d’espoir.

Deux postulats du féminisme peuvent expliquer ce constat d’échec, soit l’essentialisme, et l’universalité de l’identité féminine et de l’oppression masculiniste. À ce sujet, Butler écrit : « the

insistence upon the coherence and unity of the category of women has effectively refused the multiplicity of cultural, social, and political intersections in which the concrete array of “women” are constructed »227. Alors que l’organisation familiale évolue, les rôles sociaux adoptés par

chacun des conjoints se complexifient, et ce, dans la famille comme à l’extérieur de celle-ci. Conséquemment, il est de plus en plus difficile de critiquer les institutions juridiques en appelant à leur impact sur la catégorie des « femmes ». Celle-ci ne constitue plus une catégorie cohérente et unie dont les intérêts de toutes les membres sont semblables. À titre d’exemple, dans l’analyse de l’interdépendance économique des conjoints, la présence des femmes sur le marché du travail est un facteur fondamental. De ces femmes, certaines détiennent au sein de leur couple le pouvoir économique. L’intérêt de ces femmes, à première vue, est contraire à celui des femmes au foyer, économiquement vulnérables. La prestation compensatoire est ainsi un exemple type qui invite à adopter une autre perspective que les théories féministes, dans l’optique d’instaurer une égalité réelle entre les conjoints.

En résumé, adopter un cadre théorique queer rend possible une analyse critique qui prend en considération les préoccupations féministes quant aux rapports entre les genres, mais qui ne

225 « Projet de loi 89 », 2e lecture (4 décembre 1980), supra note 112 à la p 606 (Marc-André Bédard).

226 Halley, Split Decisions, supra note 32 aux pp 32-35; Janet Halley et al, dir, Governance Feminism: An

Introduction, Minneapolis, Minnesota University Press, 2018.

s’y limite pas. Une analyse queer permet de former des coalitions d’individus, dont les intérêts divergent et convergent à tour de rôle, et ce, sans que le genre soit un facteur d’exclusion automatique.