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Chapitre II – Critique des binarités du discours judiciaire

2. Binarité 2 : Normalité de l’apport / Anormalité de l’apport

2.2. Performance du genre

Dans Contextual Subjects: Family, State and Relational Theory294, Leckey nous invite à

une lecture queer – et alternative – de l’idée de normalité dans la dissidence du juge Laskin. S’inspirant des écrits de Judith Butler sur le caractère performatif du genre, Leckey constate que les motifs du juge Laskin matérialisent l’idée que les rôles familiaux d’époux et d’épouse sont également performatifs, que leurs identités de rôle ne sont pas antérieures à leur performance respective295. Il propose que la performance des rôles familiaux et les catégories juridiques

puissent s’entrechoquer. Il rappelle que le juge Laskin fait plus que de renverser la conclusion factuelle du juge d’instance en affirmant le caractère extraordinaire de l’apport de l’épouse. Le juge Laskin, avant d’indemniser l’épouse pour son apport, la transforme en homme, en époux. Leckey rappelle certains passages du jugement – « she ‘worked outside with him [Mr Murdoch],

290 M(ME) c L(P), supra note 186 aux pp 197-199. 291 Supra note 278.

292 Supra note 193. 293 Ibid au para 24.

294 Leckey, Contextual Subjects, supra note 260. 295 Ibid à la p 70.

just as a man would.’ […] ‘Undeniably, however, the wife again did a husband’s work’; ‘the wife did her husband’s work’ » [mise en évidence dans l’original]296. Leckey ajoute :

Mrs Murdoch becomes fabulously androgynous, liberated within the text from the gender role that constitutes and constrains her. In her material deprivation, Irene Florence Murdoch the person remains all too clearly gendered. But as a legal construction in the text she transcends her gender role. Indeed, it is only once a judge sees her as performing maleness that he is willing to share material privilege with her [notes omises]297.

Ainsi, les motifs dissidents de Laskin dans Murdoch comparent et assimilent explicitement le travail de l’épouse à celui d’un homme. Dans le corpus de jurisprudence, aucun juge n’accorde une compensation parce que l’épouse a accompli les tâches effectuées par son époux. L’étude des expressions employées dans les jugements de prestation compensatoire qui abordent l’idée d’anormalité confirme en effet que celles-ci sont parfois, mais rarement, spécifiquement genrées – rappelons que le juge Martland avait confirmé le jugement d’instance qualifiant le travail accompli par l’épouse de « travail normalement accompli par une épouse d’exploitant de ranch ». Quelques jugements québécois reprennent néanmoins cette forme problématique et affirment que la conjointe « dépasse les devoirs habituels d’une épouse »298, « dépass[e] ce qui pourrait être considéré

comme un apport normal attendu d’une femme de sa génération »299 ou, au contraire, qu’elle

« discharged her normal responsibilities as a spouse and a mother »300, que sa « contribution […] à

la carrière de monsieur […] découle d’une attention normale d’une conjointe »301 ou que « sa

conduite […] n’a pas été substantiellement différente […] [d’]une mère […] en pareille circonstance »302. Ces quelques jugements, aussi rares soient-ils, participent à la performance du

genre et des rôles familiaux adoptés par les femmes.

Autrement, la jurisprudence, lorsqu’elle présente l’apport, le fait sans référer à celui des deux époux qui aurait dû normalement se décharger de celui-ci. Les jugements qui tranchent une prestation compensatoire acceptent à première vue une certaine fluidité des rôles, dans la mesure où les époux ne sont plus restreints à certaines tâches précises, déterminées en fonction de leur genre. Les jugements conçoivent davantage les charges du mariage comme un tout qui se répartit, au gré des

296 Leckey, Contextual Subjects, supra note 260 à la p 69. 297 Ibid aux pp 69-70.

298 Droit de la famille – 996, [1991] RJQ 1460 à la p 1465 (CS). 299 AB c DB (Succession de), 2008 QCCS 6088 au para 38. 300 VGT c EKS, [2002] RDF 927 au para 125 (CS).

301 Droit de la famille – 15796, 2015 QCCS 1596 au para 70. 302 Droit de la famille – 961, [1991] RL 304 à la p 307 (CA).

jours, des mois et des années, entre les époux. Cette manière de concevoir les charges est, sur un plan terminologique, bien illustré dans les jugements qui se rapportent davantage à la lettre de la loi, spécifiquement à l’article 396 CcQ, et qui qualifient les contributions de « déséquilibr[ées] »303 ou

de « proportion[nelles à] […] leurs facultés respectives »304. Ces expressions semblent préférables,

comme elles ont l’avantage de ne pas référer à l’idée abstraite de normalité.

Lorsqu’ils réfèrent à cette idée de normalité dans leur qualification de l’apport ou du comportement des conjoints, les jugements s’expriment de deux manières. D’abord, l’idée d’anormalité est exprimée par la qualification de la conduite du conjoint comme normale ou anormale. On peut ainsi lire que le conjoint « dépasse […] largement ce à quoi on peut s’attendre d’un conjoint durant le mariage »305, qu’il dépasse la contribution « normale »306, « ordinaire »307 ou,

de manière synonymique, qu’il « a largement dépassé sa part »308, qu’il « fait plus que sa part dans

[l]e ménage »309, « [déborde] les tâches normalement accomplies par un conjoint »310, « excèd[e]

[…] le rôle habituel »311, s’occupe de quelque chose de façon « disproportionnée »312, « support[e]

les charges du mariage au-delà de ce que […] [prévoit le] contrat de mariage des parties et […] l’article 396 CcQ »313. Ces formes réfèrent à une normalité désincarnée qui se manifeste

abstraitement, sans égard au genre du conjoint appauvri.

En conformité avec les enseignements de la Cour suprême dans les arrêts précédemment cités, d’autres jugements analysés, plutôt que de qualifier la conduite du conjoint, apposent l’idée de normalité à l’apport fourni par le conjoint – ou à la charge, à l’aide, au rôle, à la collaboration ou à la contribution d’un conjoint. Ce faisant, ils accolent un adjectif descriptif à l’apport préalablement identifié. Majoritairement, les jugements qui utilisent ce procédé qualifient l’apport

303 MC c DFDK, supra note 239 au para 59; JR c RP, [2004] RDF 821 au para 76 (CS); Droit de la famille – 081633,

2008 QCCS 3084 au para 41.

304 Droit de la famille – 0780, 2007 QCCS 130 au para 26. 305 JR c RP, supra note 303 au para 76.

306 Droit de la famille – 2498, [1996] RJQ 2100 à la p 2106 (CA); SM c GB (2002), AZ-50124553 au para 49 (Azimut)

(CS Qc); CR c VC, supra note 242 au para 116; Droit de la famille – 08878, 2008 QCCS 1501 au para 45; AB c DB (Succession de), supra note 299 au para 38; Droit de la famille – 15796, supra note 301 au para 70.

307 Droit de la famille – 2058, [1997] RDF 436 à la p 444 (CA). 308 Droit de la famille – 649, supra note 255 à la p 327.

309 Droit de la famille – 2919 (1998), AZ-98011208 à la p 7 (Azimut) (CA Qc). 310 Droit de la famille – 3433, supra note 256 à la p 636.

311 Droit de la famille – 2054, [1999] RJQ 1245 à la p 1253 (CS). 312 VD c JA, supra note 240 aux para 36-37.

d’« exceptionnel »314. Je remarque l’utilisation d’autres expressions synonymes qui qualifient la

contribution, telles que : « plus significative »315, « importante »316, « considérable »317,

« extraordinaire »318, « excessive »319 et « inusuel[le] »320. Ces formules observées s’éloignent

davantage de l’idée qu’un conjoint ne sera indemnisé que lorsqu’il performe le rôle familial que son conjoint de l’autre genre aurait normalement dû accomplir.

Au-delà de cette lecture de Murdoch que nous propose Leckey, les résultats de mon analyse jurisprudentielle reflètent une interaction entre la norme et le genre ainsi qu’une différence importante entre hommes et femmes, lorsqu’on étudie l’appel du tribunal à la normalité. Le juge statue sur la normalité de l’apport dans près du tiers des cas analysés, soit dans 46 demandes principales et 3 demandes reconventionnelles sur 153 affaires étudiées. À 33 reprises, le tribunal tranche que l’apport est anormal, contre 16 fois où il qualifie l’apport de normal. Comme les tribunaux se prononcent sur la normalité majoritairement lorsque les demanderesses sont des femmes (43 femmes contre 6 hommes), on ne peut conclure qu’il est plus fréquent que l’apport d’une femme soit qualifié de normal (13 demanderesses contre 3 demandeurs). Ce qui saute aux yeux à la lecture des jugements, c’est plutôt que la qualification de l’apport du comportement des femmes comme anormal est une tendance bien établie. On ne saurait trop s’étonner de ces résultats, qui se rapprochent de ceux présentés sous la binarité précédente. Ainsi, des 33 demandes où le juge qualifie les apports d’anormaux, on dénombre 30 demanderesses contre 3 demandeurs.

314 Droit de la famille – 1573, [1992] RDF 205 à la p 207 (CS); Droit de la famille – 2445, supra note 251 à la p 460;

Droit de la famille – 2058, supra note 307 à la p 444; Droit de la famille – 2856 (1998), AZ-98011047 à la p 3 (Azimut) (CA Qc); Droit de la famille – 3481 (2000), AZ-50068276 à la p 2 (Azimut) (CA Qc); Droit de la famille – 2842 (2000), AZ-00026135 aux pp 20, 24 (Azimut) (CS Qc); BL c MD, [2001] RDF 737 au para 77 (CS); AH c J-GB (2001), AZ-01021940 à la p 10 (Azimut) (CS Qc); GL c RH (2002), AZ-50145501 aux para 243-245 (Azimut) (CS Qc); PMo c CM (2004), AZ-50226718 au para 89 (Azimut) (CS Qc); GL c NF, [2004] RDF 489 au para 54 (CA); LP c JL, supra note 249 au para 42; CR c VC, supra note 242 au para 116; BS c GB, 2006 QCCA 407 au para 48; IG c UM, 2006 QCCA 1352 aux para 15, 28; Droit de la famille – 0794, 2007 QCCS 143 au para 47; Droit de la famille – 0660, 2006 QCCA 1652 au para 9; Droit de la famille – 08407, 2008 QCCS 674 aux para 32, 61; Droit de la famille – 08878, supra note 306 au para 45; Droit de la famille – 081633, supra note 303 aux para 125, 129; AB c DB (Succession de), supra note 299 au para 57; Droit de la famille – 10174, 2010 QCCS 312 aux para 123, 129; Droit de la famille – 12214, 2012 QCCA 267 au para 7; Droit de la famille – 142245, 2014 QCCA 1660 au para 22. Voir également les motifs de la Cour d’appel dans HJL c WVE (2001), AZ-01019662 au para 1 (Azimut) (CA Qc) – la décision d’instance est dans le corpus de jurisprudence.

315 GL c NF, supra note 314 au para 54. 316 CM c MI, 2006 QCCS 4397 au para 31.

317 Droit de la famille – 071216, supra note 257 au para 30. 318 Droit de la famille – 2919, supra note 309 à la p 7.

319 FG c TM (2003), AZ-50176906 au para 92 (Azimut) (CS Qc). 320 AB c DB (Succession de), supra note 299 au para 53.

Ainsi, pour 13 demanderesses dont l’apport est jugé normal, 30 cas entraînent une conclusion contraire.

Il convient également de souligner que, dans les 3 affaires où le tribunal conclut à l’anormalité d’un apport fait par un homme, le contexte factuel rappelle dans deux cas celui des temps presque révolus où l’homme payait les dépenses associées à la résidence familiale, laquelle était propriété de la demanderesse321. Dans l’autre cas, le demandeur travaillait sur la ferme de sa

conjointe sans salaire, en plus de rénover la maison et d’occuper un emploi rémunéré pendant une partie de leur mariage322.

Enfin, à une occasion seulement un demandeur allègue s’être occupé des enfants à leur retour de l’école contre une contribution financière de sa conjointe; l’apport n’avait, aux dires du tribunal, « rien d’exceptionnel »323.