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Consécration d’un pouvoir statique détenu par l’homme défendeur

Chapitre II – Critique des binarités du discours judiciaire

1. Binarité 1 : Conjoint profitant / Conjointe perdante

1.2. Consécration d’un pouvoir statique détenu par l’homme défendeur

En plus d’opérer une distinction rigide entre la conjointe victime et le conjoint profiteur, le discours judiciaire consacre entre les mains de celui-ci le pouvoir économique du couple. Comme l’écrit Halley en abordant les écrits de Michel Foucault dans le premier tome d’Histoire

de la sexualité261, le pouvoir s’envisage dans une vision queer « not as the relation of dominance and subordination, but as a highly fragmented and temporally mobile “field of force relations”. Power could be micropouvoir: it could achieve vast social and consciousness effects not only by dropping down on people from on high, but also by being constantly moved about among them »

[mise en évidence dans l’original]262. Par ailleurs, la consécration du pouvoir statique dans le

discours judiciaire dépasse la simple pratique discursive et s’invite dans un exercice concret du pouvoir : « The assumption that relations of dominance and subordination are purely discursive

must give way to an analysis of the ways in which concrete exertions of power intervene to

259 2004 CSC 22.

260 Robert Leckey, Contextual Subjects: Family, State and Relational Theory, Toronto, University of Toronto Press,

2008 à la p 112 [Leckey, Contextual Subjects].

261 Michel Foucault, Histoire de la sexualité : La volonté de savoir, t 1, Paris, Gallimard, 1976. 262 Halley, Split Decisions, supra note 32 à la p 360.

determine whether consolidations or dispersals of identity will, in a particular time and place, be liberating or oppressive »263.

À titre d’exemple de détention statique du pouvoir, la demanderesse dans Droit de la

famille – 3730 plaide un apport qui cumule le travail au foyer et le travail au sein de l’entreprise

détenue par le défendeur. À la suite de la séparation des parties, elle se retrouve sans bien puisqu’elle a utilisé tout le salaire versé pour son travail dans l’entreprise afin de satisfaire les besoins de la famille. Le discours du juge met en lumière la binarité à l’étude :

monsieur conserve tout alors que madame n’a rien, pas même un seul sou d’économie, pas même de biens (à l’exception de ses meubles meublants et effets mobiliers), pas même un seul dollar pour sa sécurité à la retraite. […] Car TOUTES les sommes qui n’ont pas été utilisées pour les besoins de base de la famille au cours des années sont restées dans la compagnie comme investissements ou bénéfices non répartis, au seul profit de monsieur. Et cela alors que les deux conjoints ont activement et inlassablement contribué à sa mise sur pied et à son succès. C’est ici que doit intervenir la prestation compensatoire […] Madame […] a largement contribué à la réussite de monsieur et à son enrichissement. En fait l’entreprise n’aurait vraisemblablement jamais survécu et réussi à traverser les années difficiles, entre autres après l’incendie, sans l’apport énorme, décisif et essentiel de madame. Par ailleurs, si monsieur a pu autant se consacrer à son entreprise, c’est parce que madame, tout en travaillant dans l’entreprise et en assumant un travail quotidien indispensable, a assumé les responsabilités reliées à l’éducation des enfants et à l’entretien du domicile. La situation dans laquelle se retrouve aujourd’hui madame est d’autant plus injuste, à la lumière de l’enrichissement dont bénéficie monsieur, qu’elle n’a absolument AUCUN actif, et cela à 50 ans, après avoir tant travaillé et tant fait pour la compagnie de monsieur. Il n’y a rien qui puisse expliquer ou justifier cette situation [nos soulignements, majuscules dans l’original]264.

La détention exclusive du pouvoir par la partie défenderesse est encore plus explicite lorsque les décisions s’affairent à positionner comme victime une demanderesse placée en situation de force par rapport au défendeur. Plusieurs demanderesses sont des femmes accomplies, à mille lieues d’être à la charge de leur conjoint. Elles occupent une position de pouvoir dans leur union. En plus de veiller aux travaux ménagers et aux soins des enfants, ces femmes ont une carrière prolifique – parfois plus que celle de leur conjoint – qui leur permet de subvenir aux besoins matériels de la famille. Leur participation au foyer transcende la distribution traditionnelle

263 Halley, « Heterosexuality », supra note 42 à la p 98. 264 [2000] RDF 665 (CS) aux para 80-81, 89, 92.

des tâches dans le couple, mais également le partage strictement égal de celles-ci entre les conjoints.

Par exemple, dans MC c DFDK265, gagnant le plus important salaire du ménage, la

demanderesse assume la totalité des dépenses courantes, à l’exception des frais liés à l’hypothèque, aux assurances et aux taxes, qu’assume le défendeur. Elle s’occupe seule de la maison et des enfants, alors que le défendeur se consacre pleinement à son entreprise. À la séparation, le défendeur a accumulé cinq fois plus de richesse que la demanderesse. De la même manière, dans Droit de la famille – 07748266, la demanderesse s’occupe principalement des

enfants et de la famille. Alors qu’elle a la même formation de courtier que le défendeur, celui-ci l’encourage à étudier pour devenir notaire. Après avoir obtenu son titre, elle rend de nombreux services professionnels de courtage et de notariat à l’entreprise de son conjoint. Celui-ci limite la demanderesse dans ses horaires afin qu’elle s’occupe de la famille et des déménagements qui visent à capitaliser, à de nombreuses reprises, sur la vente du domicile de la famille. Son salaire est utilisé, comme celui du défendeur, pour acquitter les dépenses courantes.

Dans ces deux affaires, les juges ont devant elles une demanderesse grandement appauvrie et un demandeur tout autant enrichi. Chacune apprécie à sa manière l’appauvrissement de la demanderesse. Dans MC c DFDK267, la juge insiste sur l’importance de la contribution et laisse

entrevoir clairement la binarité entre la conjointe victime et le conjoint gagnant :

Alors que pendant les années de mariage la demanderesse a gagné des revenus supérieurs à ceux du défendeur, elle se retrouve aujourd’hui avec un actif de 300 000 $ comparativement à 1 600 000 $ pour monsieur […] Enfin, il y a ici un déséquilibre dans les contributions mutuelles, madame […] ayant pris la responsabilité de la famille en plus de sa contribution financière importante. Monsieur a consacré tout son temps et argent dans la compagnie alors que les parties avaient convenu qu’elles préparaient à deux leur retraite pour en profiter ultérieurement [nos soulignements]268.

La victimisation de la demanderesse est également évidente dans Droit de la famille – 07748269,

où la juge écrit :

265 Supra note 239 aux para 58-59. 266 2007 QCCS 1587.

267 Supra note 239 aux para 58-59. 268 Ibid.

Après 17 ans de vie commune, Madame doit repartir à neuf avec un bien maigre actif de moins de 40 000 $ si on exclut les biens composant le patrimoine. Elle avait la même formation que Monsieur avant de devenir notaire. Lors de la cessation de vie commune, Monsieur l’expulse de son bureau où elle pratiquait sa profession, elle doit se relocaliser et se bâtir une clientèle. Elle achète un immeuble lourdement hypothéqué pour exercer alors la garde partagée des enfants [nos soulignements]270.

Puis, alors même qu’elle détaille l’apport de la demanderesse et qu’elle dépouille celle-ci de son pouvoir, la juge s’assure de placer le défendeur en situation d’autorité en rappelant qu’il « a payé les études en notariat de Madame et […] pour une certaine période une aide-domestique pour l'assister dans ses tâches » [nos soulignements]271. Plutôt que d’admettre une fluidité entre

le pouvoir détenu par chaque conjoint, la juge rappelle la force de l’homme et l’impact de son apport, et souligne la dépendance de la demanderesse, et ce, alors que tous les faits qu’elle retient pointent vers une distribution du pouvoir différente. Cette situation s’apparente à celle que Leckey décrit : « Fixing women on the losing side of these dichotomies has a couple of effects. [With] […]

the adoption of a fixed, gendered distribution of power […] vanishes […] what Foucault has called the ‘strictly relational character of power relationships’ and the consciousness of power not as something acquired and held but as dynamic and changeable » [nos soulignements, renvoi

omis]272.

Pour conclure, cette première binarité du discours judiciaire oppose celui qui se construit comme conjoint profitant à celle qui se présente comme conjointe perdante. Incidemment, il victimise les demanderesses qui travaillent pour l’entreprise de leur conjoint, au foyer ou qui cumulent ces deux fonctions. En associant automatiquement ces femmes à des victimes, sans considérer l’interdépendance qui existe entre elles et leur conjoint, le discours entraîne la propagation de stéréotypes sexistes et consacre la totalité du pouvoir conjugal de manière statique dans les mains des hommes défendeurs. Surtout, il participe activement à la création d’un genre inférieur et refuse de nuancer sa vision du pouvoir dans les relations de couple.

270 Droit de la famille – 07748, supra note 266 au para 156. 271 Ibid au para 157.

272 Leckey, Contextual Subjects, supra note 260 à la p 112. Leckey réfère à Michel Foucault, The History of