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Chapitre II – Critique des binarités du discours judiciaire

1. Binarité 1 : Conjoint profitant / Conjointe perdante

1.1. Essentialisme de l’identité et performance étatique

Deux aspects de l’approche queer s’intéressent à cette première binarité du discours. D’abord, comme l’écrit Butler : « [t]he contemporary feminist debates over essentialism raise the

question of the universality of female identity and masculinist oppression »244. L’approche queer

propose ainsi de déconstruire cette vision fossilisée de l’identité des conjointes et de nuancer le rôle qu’elles adoptent dans l’union. Or, le discours judiciaire consacre comme victimes trois types de demanderesses, soit celles qui travaillent pour l’entreprise du défendeur, celles qui s’occupent des tâches ménagères ou celles qui cumulent ces deux fonctions.

Ensuite, la binarité peut être étudiée à la lumière des écrits de Butler sur le genre performatif. Celle-ci traite de la performance d’un genre en abordant principalement les « gestes corporels, mouvements et différents styles » [notre traduction]245. Selon Ido Katri, la performance

s’étend au-delà de ces actes corporels : « it is clear that all actions that signify one as having a

coherent identity constitute performance »246, « including administrative [gender signifiers] »

[note omise]247. Pour lui, la performance qui constitue l’identité peut être formée d’actes

administratifs posés par l’État248. Ainsi, en enfermant ces femmes dans le moule des victimes, et

leur conjoint, dans celui du profiteur, le discours judiciaire produit des effets au-delà du renforcement de stéréotypes sexistes quant au caractère faible, vulnérable et dépendant des femmes dans le couple formé de personnes de sexes différents. Il participe plutôt, par une performance, à la création d’un genre féminin faible, vulnérable et dépendant. Rien d’étonnant, alors, que les femmes ainsi constituées par le discours judiciaire se présentent également comme victimes dans leurs demandes de prestation compensatoire.

L’affaire LP c JL offre un éclairage intéressant sur la différence de traitement entre l’homme et la femme dans une affaire où les deux se portent demandeurs d’une prestation compensatoire accueillie par la juge. La juge « conclut que monsieur […] a droit au paiement par madame […] d’une prestation compensatoire de 25 000 $ parce qu’il s’est appauvri sans justification de cette valeur, par l’ampleur des travaux qu’il réalise à un moment ou l’autre de la vie commune […] et qui augmente d’autant la valeur du patrimoine de madame, seule propriétaire

244 Butler, supra note 37 à la p 19. 245 Ibid à la p 192.

246 Ido Katri, « Transgender Intrasectionality: Rethinking Anti-Discrimination Law and Litigation » (2017) 20:1

U Pennsylvania J L & Social Change 51 à la p 58.

247 Ibid à la p 71.

de cette résidence »249. Ici, son discours est neutre, elle réfère aux critères objectifs développés

par la jurisprudence et explique en quoi la preuve s’y conforme. À l’inverse, elle décrit l’apport de la demanderesse ainsi : « [c]omme on le sait, madame […] assume de façon exceptionnelle les besoins de la famille et contribue de façon tout aussi remarquable aux remboursements des dettes familiales » [nos soulignements]250. L’apport en argent du demandeur est facilement quantifiable;

celui de la demanderesse est fluide, puisqu’il combine versements en argent sur l’entreprise et les dettes du conjoint et responsabilités familiales. Néanmoins, ces caractéristiques de l’apport ne justifient pas la tenue en parallèle de deux discours si différents, notamment puisque le discours coloré est également de mise lorsque l’apport est constitué uniquement d’un travail auprès de l’entreprise, dont la valeur est a priori facilement quantifiable. C’est le premier type d’apport dont il sera question ci-après. Suivront l’apport en travail au foyer et l’apport qui unit ces deux types d’apports.

D’une part, plusieurs demanderesses qui travaillent au sein de l’entreprise familiale se voient imposer un statut de victime. Le passage suivant témoigne du glissement de la jurisprudence des critères d’enrichissement et d’appauvrissement vers la binarité qui oppose le conjoint qui gagne, qui profite, à la conjointe qui perd, qui est victime :

le premier juge fait fi également des chiffres paraissant aux bilans respectifs des deux parties, au moment de l’audition, c’est-à-dire l’absence totale de quelque actif que ce soit au nom de l’appelante et le capital d’un million au nom de l’intimé. Ces chiffres, en eux-mêmes, font la preuve que l’appelante a effectivement utilisé tous ses revenus aux fins familiales permettant ainsi à l’intimé d’économiser les siens, de les réinvestir dans son entreprise, et d’accroître la valeur de cette dernière. Que dire enfin de l’accroissement indéniable de la richesse de l’intimé résultant de la participation par l’appelante, en temps et effort, à l’administration et à la gestion quotidienne du commerce [nos soulignements]251?

Les exemples suivants illustrent bien le discours que réservent les juges à l’appauvrissement des demanderesses qui œuvrent dans l’entreprise de leur conjoint. Dans Droit

de la famille – 1423, la Cour d’appel affirme, « comme le jugement entrepris, que [madame] a

puissamment contribué à l’essor des affaires de son mari et que la mince rémunération qu'elle a

249 (2005), AZ-50322201 au para 48 (Azimut) (CS Qc). 250 Ibid au para 49.

reçue est loin d’avoir été compensatoire » [nos soulignements]252. Puis, dans Droit de la famille – 0725, la contribution d’une demanderesse dépasse celle d’une employée, comme elle

assume de plus grandes responsabilités. La juge s’exprime ainsi :

Madame A a eu une participation active et a soutenu monsieur B, par sa présence, son implication, de même que financièrement en cautionnant des engagements financiers souscrits par l’entreprise ou par son mari. Elle y a consacré un grand nombre d’heures, sacrifiant vacances et repos. […] Néanmoins, madame A ne se retrouve pas sans aucun actif. Elle a quand même retiré un salaire dont tous conviennent par ailleurs qu’il ne compensait pas adéquatement le travail qu’elle faisait. Cela vaut également pour monsieur B. Mais contrairement à lui, elle ne peut compter que sur ses maigres économies faites à partir de ses salaires et sur des placements qu’elle a effectués à partir de montants versés par l’entreprise il y a très longtemps, pour lui permettre de vivre, très modestement d’ailleurs [nos soulignements]253.

D’autre part, les demanderesses se voient victimisées alors qu’elles allèguent un apport en travail domestique. À titre d’exemple, dans Droit de la famille – 2446, la Cour d’appel écrit :

Durant plus de vingt-cinq ans de vie commune, l’appelante s’occupait seule des enfants des parties parce que son mari était soit aux études, soit au travail, ou encore, à l’extérieur de la ville. En outre de contribuer à la gestion et l’entretien de l’immeuble et en outre de réaliser les économies qui sont ci-haut décrites, elle a par son travail gagné des revenus totalisant 76 434 $ qu’elle a presque entièrement consacrés au ménage. L’apport fait par l’appelante a été établi d’une façon fort convaincante […] Cependant sans l’apport et les sacrifices de l’appelante il n’aurait pas pu consacrer tout son temps à ses études et à son travail. Il n’aurait pas pu s’absenter pendant de longues périodes. Il n’aurait pas pu accumuler l’argent pour acheter l’immeuble et finalement il n’aurait probablement pas eu cet emploi stable comme chef comptable qui lui procure un revenu convenable [nos soulignements]254.

Enfin, plusieurs demanderesses, la majorité de celles que le discours victimise, plaident un apport qui cumule le travail à l’entreprise de leur conjoint et les travaux au foyer. Ainsi, on trouve dans la jurisprudence une affaire qui qualifie la demanderesse de « main-d’œuvre gratuite »255. Dans une autre affaire, la Cour d’appel qualifie le comportement de la demanderesse

de « dévouement inlassable [,] [celle-ci] étant très active dans l’entreprise, […] en jouant un rôle

252 [1991] RDF 384 à la p 387 (CA). Encore, dans Droit de la famille – 081738, 2008 QCCS 3202 au para 89, la juge

écrit que « [l’]investissement d’énergie [de madame est] important […] [et qu’elle] se retrouve au moment de la séparation dans une situation financière précaire comparativement à monsieur ».

253 2007 QCCS 40 aux para 121, 143-144.

254 (1996), AZ-9611698 à la p 12 (Azimut) (CA Qc).

déterminant auprès des trois enfants » [nos soulignements]256. Une autre demanderesse « n’a

toujours reçu qu’une rémunération maintenue sciemment sous le niveau d’un salaire imposable et qu’elle a, par ailleurs, consacrée entièrement aux besoins de la famille » [nos soulignements]257.

On peut contester la responsabilité unique des juges dans cette tendance bien établie à tenir un discours qui victimise plus qu’il est nécessaire les demanderesses. Peut-on prétendre que celles-ci ont également leur rôle à jouer dans cette comédie juridique, qu’elles alimenteraient par leurs demandes en s’assurant que leur situation cadre avec celle de la femme victime plus facilement compensée? L’étude de la jurisprudence ne permet pas de répondre définitivement à la question, qui nécessiterait une analyse complète des demandes formulées par les parties. On peut toutefois croire au fondement de cette hypothèse. En ce sens, la victimisation des femmes s’inscrit dans une problématique plus large et systémique. Dans une logique qui rappelle celle d’un cercle vicieux, en se conformant au système établi, les femmes se positionnent en victimes pour obtenir compensation et les juges constatent et renforcent cet état, en plus d’encourager les futures demanderesses à se présenter ainsi. L’affaire Droit de la famille – 2503 soutient cette hypothèse, la Cour d’appel citant certains propos tenus par la demanderesse afin de justifier sa victimisation :

Or ici, le régime de la séparation de biens s’avère désastreux pour l’épouse, alors que dans les faits les époux ont travaillé conjointement pour faire progresser l’entreprise et y accumuler des bénéfices très importants non répartis. […] De surcroît, le juge ne tient pas suffisamment compte de la maladie du mari, ce qui a exigé un effort accru de la part de l’épouse. En outre le juge fait abstraction de l’objectif commun des parties, que l’appelante décrit ainsi en rappelant le travail effectué et la rémunération reçue :

Bien j’ai travaillé autant que lui sinon plus là, les dernières années […]. Parce que ça, c’est certain, au début […] on vivait un peu sur le magasin, puis on restait en haut du magasin […] on se prenait des petits salaires, il disait tout le temps, on va donner un coup de dix (10) ans, puis après on va vivre mieux, parce que là ce n’était pas une vie là, ça n’avait pas d’allure, je n’ai jamais pris de vacances avec tout ça, […] je voulais avoir des enfants, j’en ai jamais eu non plus, je n’avais pas le temps […].

Or au bout de dix ans, la récompense attendue n’est pas venue et la situation qui en résulte est inéquitable [nos soulignements, caractères gras dans l’original]258.

256 Droit de la famille – 3433, [1999] RDF 633 à la p 636 (CA). 257 Droit de la famille – 071216, 2007 QCCS 2458 au para 34. 258 Droit de la famille – 2503, [1996] RDF 721 à la p 724 (CA).

Plutôt que de cibler les femmes démunies au divorce et de les aider à sortir de cet état de dépendance, le discours judiciaire généralise l’état de dépendance à de nombreuses demanderesses. Par son caractère catégorique, il maintient certaines demanderesses en position de victime, faibles et passives; il refuse de reconnaître aux demanderesses leur caractère fort et actif. Ce faisant, la prestation compensatoire matérialise et consacre l’inégalité entre les conjoints et entre les genres, en plus de propager un discours sexiste stéréotypé. L’analyse des motifs dissidents de l’arrêt Harshorne c Hartshorne259 que fait Robert Leckey s’applique ici également :

« When the […] judges read the fact of full-time homemaking as evidence of domination, they are […] reinforcing stereotypes »260. La même chose peut être dite de la victimisation des

demanderesses qui travaillent au sein de l’entreprise du conjoint et de celles qui cumulent ces fonctions aux tâches au foyer. La réduction des femmes à leur vulnérabilité est encore plus marquante lorsque celles-ci se retrouvent en situation de pouvoir dans leur union, tel qu’il le sera démontré ci-après.