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Chapitre II – Critique des binarités du discours judiciaire

3. Binarité 3 : Ce que le juge connaît / Ce que le juge ignore

3.2. Binarité 2 : Apport normal / Apport anormal

Cette section étudie l’impact de la preuve sur la binarité qui oppose l’apport normal à l’apport anormal. Dans un premier temps, comme lors de l’étude de la deuxième binarité, l’intérêt se porte sur la normalité à l’égard des charges du mariage et de l’article 396 CcQ. L’époux qui allègue une contribution exceptionnelle aux charges du mariage se voit imposer le fardeau de démontrer l’anormalité de son apport. Dans un deuxième temps, la conception de normalité s’élargit afin d’englober une autre cause à l’enrichissement d’un conjoint. Ainsi, une section étudie certains jugements qui qualifient un apport fait conformément à certaines ententes informelles intervenues entre les conjoints431. Celles-ci sont parfois invoquées comme cause à

l’enrichissement du conjoint défendeur. Ces ententes sont de deux types : soit elles portent sur la propriété de la résidence familiale, soit elles s’intéressent aux investissements d’un conjoint au nom de l’autre. Dans cette situation particulière, la jurisprudence qualifie de normal l’apport qui résulte d’une intention d’avantager le conjoint défendeur. Le fardeau repose sur les épaules du conjoint demandeur de démontrer l’absence d’intention libérale derrière le transfert de propriété ou l’investissement au nom du conjoint défendeur.

a) Contribution proportionnelle aux charges du mariage (art 396 CcQ)

La contribution financière et la contribution en travail domestique font partie des contributions que peuvent faire les époux aux charges du mariage, et ce, en proportion de leurs facultés respectives. Dans toutes les décisions où le juge invoque la preuve pour trancher la proportionnalité de l’apport selon l’article 396 CcQ, le jugement rejette la demande de prestation compensatoire.

Dans un premier temps, lorsque l’apport plaidé est une contribution financière, les juges constatent souvent des lacunes dans la preuve. Dans la mesure où les dépenses qui résultent des charges du mariage ne font pas l’objet d’une comptabilité stricte entre les époux, il s’avère souvent

431 Les clauses du contrat de mariage sont rarement invoquées au soutien d’une cause à l’enrichissement. La partie

demanderesse le plaide dans les affaires suivantes : Droit de la famille – 594, supra note 242 à la p 283, juge Fortin ad hoc; MF c CB, supra note 313 au para 97; GB c LBé, [2005] RDF 779 aux para 43, 46 (CS).

difficile de savoir quel conjoint défraie quels coûts et avec quel argent432. Or, l’utilisation de la

preuve et le caractère discrétionnaire de son appréciation sont manifestes lorsque les juges abordent la contribution à laquelle sont tenus les époux en vertu de l’article 396 CcQ. La suffisance de la preuve est l’élément que les juges invoquent le plus fréquemment. Dans les jugements étudiés, les juges affirment que la preuve ne démontre pas « [un déchargement du défendeur] sur la [demanderesse] d’une part de son obligation de pourvoir aux besoins du ménage et de la famille »433. Même si l’apport de la partie demanderesse est supérieur à celui de son

conjoint, une décision tranche que la preuve est « déficiente »434 quant à savoir « dans quelle

mesure [l’apport est supérieur] et de combien »435.

Dans un deuxième temps, lorsque la partie en demande invoque un apport en travail au foyer, les juges justifient également leur décision par un appel à la preuve. Dans les jugements étudiés, jamais les juges ne réfèrent explicitement aux éléments de preuve pour justifier l’apport « exceptionnel » d’une partie demanderesse, lui donnant ainsi droit au versement d’une prestation compensatoire. Au contraire, c’est majoritairement pour rejeter la demande de prestation compensatoire436 qu’on appelle à la preuve. Deux motifs sont invoqués au soutien du rejet de la

prestation compensatoire.

D’abord, tout comme lorsque la contribution plaidée est une contribution financière, les juges avancent l’insuffisance de la preuve. À cet égard, dans Droit de la famille – 08878437, le

juge écrit : « [c]oncernant la contribution de madame aux travaux de la ferme et à la construction de la résidence familiale, la preuve présentée démontre qu’elle a été plutôt limitée […]. Bien qu’importantes, ces fonctions s’inscrivent à coup sûr dans le cours normal de la vie d’un couple et ne sauraient donner lieu à compensation monétaire » [nos soulignements]438. Le juge adopte

une approche similaire dans Droit de la famille – 111010439 lorsqu’il écrit :

432 Droit de la famille – 2095, [1995] RDF 1 à la p 7 (CA). 433 G c K, [1995] RL 280 à la p 286 (CS).

434 Dionne c Bordeleau (Succession de), 2006 QCCS 1522 au para 64. 435 Ibid. Voir également CG c JC-R, supra note 410.

436 Dans Droit de la famille – 082777, 2008 QCCS 5125 aux para 80-82, un jugement en appelle à la preuve pour

limiter l’importance de l’apport d’une demanderesse, qui entre en partie dans son obligation de contribuer aux charges du mariage. Le juge écrit : « contrairement à ce que soutient Madame, elle n’a trait les vaches que de façon exceptionnelle » (au para 80). Il la compense tout de même pour une partie de l’apport plaidé.

437 Supra note 306. 438 Ibid au para 45. 439 2011 QCCS 1726.

Sur le plan factuel, le Tribunal conclut que pendant toute la période de cohabitation, ceux qui se sont impliqués dans l’exploitation et le développement de la ferme sont madame, monsieur, la grand-mère, le grand-père et les deux enfants, et ce, à divers niveaux et dans un pourcentage variable. Madame n’a pas établi par preuve prépondérante […] [qu’elle était] la principale intervenante dans l’ensemble de l’exploitation. Le Tribunal croit plutôt, après avoir entendu les témoins, que madame a joué un rôle important, mais non prépondérant et qu’elle s’est acquittée de ce qu’il est convenu d’appeler traditionnellement dans une ferme familiale son fardeau de tâches [nos soulignements]440.

Puis, dans MD c MaF441, le juge « constate de la preuve que chaque époux a contribué à la famille

[…] [en] jouant le rôle qu’il s’attribuait »442. La disproportion entre leurs contributions respectives

n’est pas significative.

Ensuite, le juge peut également invoquer des raisons de crédibilité pour refuser de qualifier l’apport d’exceptionnel. Par exemple, la Cour d’appel cite les propos du juge d’instance et conclut que le tribunal peut rejeter le témoignage d’une demanderesse s’il faut le « “tempérer […], [comme la demanderesse] est portée visiblement à exagérer son rôle dans la réussite financière du mari” et que […] les pièces au dossier ne permettent pas de conclure “que l'épouse a pu contribuer substantiellement et exceptionnellement aux besoins de la famille” »443. Le juge peut

aussi préférer au témoignage de la demanderesse celui de son conjoint « qui replace l’aide de l’épouse dans une juste proportion sans toutefois verser dans la mesquinerie »444.

Ainsi, lorsque les juges tranchent le caractère normal de la contribution financière ou en travail ménager, ils invoquent l’insuffisance de la preuve et le manque de crédibilité des témoins pour rejeter la demande de prestation compensatoire. En ce sens, l’analyse démontre une tendance des juges à imposer sur les épaules du demandeur un fardeau de divulgation plus élevé ; au-delà des six critères qui doivent être remplis, les demandeurs doivent également démontrer que leurs apports n’appartiennent pas à la classe majoritaire, à la normalité.

b) Ententes informelles entre les époux

L’existence d’une entente informelle qui régit la situation patrimoniale du couple constitue une autre cause à l’enrichissement invoquée par les juges, en réponse aux arguments des

440 Droit de la famille – 111010, supra note 439 aux para 205-207. 441 2006 QCCS 3530.

442 Ibid au para 74.

443 Droit de la famille – 2539, supra note 391 à la p 6. 444 DG c CA, supra note 346 au para 46.

défendeurs, pour rejeter une demande de prestation compensatoire. Ces ententes sont de deux types : l’entente qui concerne le transfert de la propriété de la résidence familiale à l’un des époux et l’entente qui constate des investissements du demandeur au nom du défendeur. Ces ententes comme cause à l’enrichissement du défendeur sont difficiles à prouver, compte tenu de leur caractère informel.

L’étude de ces ententes dans une perspective épistémologique offre un éclairage différent sur l’appréciation de la preuve. Invoquer une entente informelle impose le même fardeau de démontrer l’absence de cause à l’enrichissement ; il repose toujours sur le conjoint demandeur. Jusqu’ici, le fardeau repose sur le conjoint qui croit avoir droit à une somme d’argent pour indemniser un apport. Cependant, quand la cause à l’enrichissement est une entente informelle de remboursement, le fardeau ne pèse pas sur un époux qui doit se mettre en scène dans une situation d’anormalité et de victime. Ici, le conjoint qui se porte en demande d’une prestation compensatoire est celui qui, avant l’appauvrissement, détient un titre de propriété ou une somme d’argent.

Cette situation résonne avec le caractère fluide du pouvoir, idée véhiculée dans la théorie queer. Lors d’une demande de prestation compensatoire, le juge est certes reconnu comme l’autorité épistémologique, c’est-à-dire le détenteur du pouvoir épistémologique. Le fardeau placé sur le conjoint demandeur, qu’il soit économiquement fort ou vulnérable avant l’instance, entraîne un changement dans la disposition du pouvoir entre les conjoints. Sedgwick écrit: « The closet is

the defining structure for gay oppression in this century »445. Les demandeurs qui invoquent une

entente informelle sont économiquement forts avant l’instance : ils investissement au nom du conjoint ou lui transfèrent des titres de propriété. Or, le placard du litige opprime tous les demandeurs, qu’ils soient vulnérables ou non.

L’appréciation de la preuve est un argument retenu par les juges pour confirmer la binarité qui oppose conjoint profitant à conjointe perdante et celle qui oppose apport normal à apport anormal. Dans ces deux cas, le fardeau pèse sur l’époux le plus vulnérable économiquement à la séparation : celui qui est présenté en victime ou qui travaille au foyer sans rémunération. Comme on présume de la normalité de l’époux économiquement fort, celui-ci détient le pouvoir dans le cadre du litige. Tel que l’écrit Warner : « Political groups that mediate between queers and

normals find that power lies almost exclusively on the normal side »446. Il en va autrement des

affaires présentées ci-après, où le fardeau repose sur celui qui détient dans son union une certaine force économique, par exemple, celui qui transfère un titre de propriété à son conjoint sur un immeuble ou des investissements. Le fardeau de démontrer l’absence de libéralité repose sur ses épaules. Comme demandeur remis au placard dans le cadre de l’instance judiciaire, il perd son pouvoir économique et se retrouve en situation de vulnérabilité.

D’abord, il arrive que le juge constate un transfert de propriété d’une résidence du conjoint qui travaille, souvent comme entrepreneur, à sa conjointe, qui assume une part plus importante des responsabilités familiales. Cette situation de fait était fréquente avant l’adoption du patrimoine familial et se répercute toujours dans la jurisprudence. Le conjoint anciennement propriétaire défraie généralement les dépenses associées à la résidence et se porte conséquemment demandeur d’une prestation compensatoire afin d’être remboursé de ces dépenses, du moins en partie. Conformément aux enseignements de la Cour suprême dans P(S) c R(M)447, le juge d’instance

doit déterminer si le transfert de propriété a été fait uniquement dans le but de mettre la résidence à l’abri des créanciers du conjoint ou si ce dernier avait également l’intention d’avantager sa conjointe. Dans cette dernière situation, l’enrichissement de la défenderesse ne sera pas sans cause; tout est question d’intention.

Cette enquête du juge d’instance se fait évidemment à la lumière de la preuve qui lui est présentée et de la force probante qu’il lui accorde. Ici encore, la preuve précise de l’intention des parties est difficile à faire en raison du contexte conjugal et des versions antagonistes qui se dégagent souvent des témoignages des parties. On remarque que le demandeur d’une prestation plaidera l’absence de cause – le transfert dans un but de protéger la résidence – alors que le défendeur mettra de l’avant l’existence d’une cause – la présence d’une intention libérale motivant également le transfert.

La majorité de la Cour d’appel rappelle précisément dans Droit de la famille – 866448 que

le fardeau repose sur la partie demanderesse (celle qui plaide l’existence d’une entente), et qu’il lui incombe de démontrer l’absence de cause à l’enrichissement : « [n]owhere in his evidence

does respondent state that the house which was purchased in his wife's name did not belong to

446 Warner, supra note 25 à la p 44. 447 Supra note 193.

her. And nowhere does he suggest that there was any understanding that she was to reimburse any payments he made or remit any portion of the price if the house were subsequently sold »449.

Les juges des affaires Droit de la famille – 866450 et ES c JSt451 rejettent la demande de prestation

compensatoire présentée devant eux au motif que l’intention d’avantager son conjoint n’est pas incompatible avec un objectif de protection de la résidence des créanciers. Au contraire, dans

Droit de la famille – 103069452, le juge d’instance conclut à l’absence d’intention d’avantager la

défenderesse et accueille la demande de prestation compensatoire du demandeur pour les dépenses afférentes à la résidence.

Enfin, certains demandeurs qui investissent une somme d’argent au nom de leur conjointe plaident l’absence de cause à son enrichissement en vertu d’une entente selon laquelle l’investissement est dépourvu d’intention libérale. Ils invoquent alors n’avoir été motivés que par des raisons fiscales. Encore ici, l’existence d’une entente peut être confirmée ou infirmée par le juge, aux fins de justifier sa décision. Tant dans ES c JSt que dans RL c GD453, le juge retient de

la preuve que le placement effectué au nom de la défenderesse a été fait pour des raisons fiscales. Dans RL c GD, comme le juge retient que ces raisons sont les seules qui motivent le demandeur, il accueille sa demande de prestation compensatoire. Or, dans ES c JSt, le juge écrit : « [t]he

husband knew that through his own corporations he could accumulate capital and he also wanted to benefit his wife while getting the tax advantages »454.

*

Le placard judiciaire est un endroit peu accueillant, où l’on ne compense pas les apports au couple ou à la famille. Le fardeau que le droit impose au demandeur d’une prestation compensatoire se manifeste principalement lors de l’analyse des critères d’appauvrissement,

449 Droit de la famille – 866, supra note 448 à la p 1838. 450 Ibid.

451 (2002), AZ-50115434 aux para 55, 59 (Azimut) (CS Qc) : « It is against that background that the analysis of the

evidence of this case must [be] made. […] The extensive renovations to the house were voluntarily contributed by the husband as part of an attempt to show his commitment to the marriage after his extra marital escapade in 1995, 1996 and 1997 ».

452 2010 QCCA 2120 au para 6.

453 (2005), AZ-50317148 aux para 28-33 (Azimut) (CS Qc). 454 Supra note 451 au para 63.

d’apport et d’absence de cause à l’enrichissement. Les décideurs soulignent leur appréciation de la preuve différemment en fonction du critère qu’ils évaluent. D’abord, lorsqu’ils accueillent la demande de prestation compensatoire d’une demanderesse posée en victime, ils réfèrent aux éléments de preuve qui détaillent l’apport et l’appauvrissement et qui justifient de tenir un discours victimisateur à l’égard des demanderesses. Ensuite, quant à l’absence de cause, les juges utilisent l’insuffisance de preuve ou l’absence de crédibilité des témoins afin de rejeter la prétention de contribution anormale aux charges du mariage. Enfin, lorsque l’absence de cause à l’enrichissement découle d’une entente informelle conclue entre les époux, la preuve est utilisée tant afin de justifier l’existence de cette entente que son inexistence.