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Prestation compensatoire et union de fait en droit québécois : étude critique d'un discours judiciaire binaire

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Prestation compensatoire et union de fait en droit québécois :

étude critique d’un discours judiciaire binaire

Laurence Saint-Pierre Harvey

Faculté de droit

Université McGill, Montréal

Janvier 2018

Mémoire soumis à l’Université McGill comme exigence

partielle de la maîtrise en droit

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Table des matières

Résumé ... iii Abstract ... iv Remerciements... v INTRODUCTION ... 1 1. Mise en contexte ... 1 2. Approche théorique ... 5 3. Aperçu du mémoire ... 10

PARTIE 1 – CONTEXTE ET ÉTAT DU DROIT ... 12

Chapitre I – Union de fait : contexte juridique, législatif et social ... 12

1. Constitutionnalité de l’absence d’encadrement des unions de fait ... 13

1.1. Droit à l’égalité ... 13

1.2. Atteinte raisonnable dans le cadre d’une société libre et démocratique ... 15

2. Réponse bicéphale du Comité ... 17

2.1. Prestation compensatoire : formalisme législatif ... 18

2.2. Contrat d’union de fait : autonomisme politique ... 21

Chapitre II – La prestation compensatoire depuis son adoption ... 24

1. De 1980 à 1988 : l’échec d’une institution prometteuse ... 24

1.1. Adoption de la prestation compensatoire : « instrument d’équilibre » ... 24

1.2. Poirier c Globensky : une Cour d’appel divisée ... 26

1.3. Réponse doctrinale mitigée ... 29

a) Courant formaliste ... 30

b) Courant réaliste ... 32

c) Critique de la judiciarisation des conflits familiaux ... 34

2. De 1989 à 2016 : de l’échec vers l’oubli... 34

2.1. Intervention législative : création du patrimoine familial impératif ... 34

2.2. Vaut-il mieux tard que jamais? Les critères dégagés par la Cour suprême ... 36

a) Affaire Lacroix c Valois : prestation compensatoire et faillite ... 37

b) Affaire M(ME) c L(P) : compensation de l’apport aux charges du mariage ... 38

2.3. Prestation compensatoire dans l’ombre doctrinale du patrimoine familial ... 40

a) Prestation compensatoire comme institution acceptée ... 40

b) Prestation dans la mire des féministes ... 43

PARTIE 2 – ANALYSE CRITIQUE... 46

Chapitre I – Perspectives théoriques et méthode de recherche ... 46

1. Regard queer sur la prestation compensatoire ... 46

2. Méthode de recherche... 50

Chapitre II – Critique des binarités du discours judiciaire ... 53

1. Binarité 1 : Conjoint profitant / Conjointe perdante ... 54

1.1. Essentialisme de l’identité et performance étatique ... 56

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2. Binarité 2 : Normalité de l’apport / Anormalité de l’apport ... 64

2.1. Normalité et droit familial ... 66

2.2. Performance du genre ... 68

2.3. Discrétion judiciaire ... 72

a) Contributions aux charges du mariage ... 74

b) Normalité globale ... 81

3. Binarité 3 : Ce que le juge connaît / Ce que le juge ignore ... 86

3.1. Binarité 1 : Conjoint profitant / Conjointe perdante ... 91

3.2. Binarité 2 : Apport normal / Apport anormal ... 93

a) Contribution proportionnelle aux charges du mariage (art 396 CcQ) ... 93

b) Ententes informelles entre les époux ... 95

4. Binarité 4 : Prestation compensatoire / Autres mesures du droit familial ... 99

4.1. Prestation compensatoire et patrimoine familial ... 100

4.2. Prestation compensatoire et somme globale ... 104

4.3. Conventions de non-assujettissement aux mesures du patrimoine familial ... 108

Chapitre III – Implications de l’analyse du discours judiciaire sur le Rapport ... 114

1. La prestation compensatoire matérialise une vision genrée, hétéronormée et traditionnelle du rôle des conjoints ... 114

2. La prestation compensatoire interagit avec le patrimoine familial, la somme globale et la contribution proportionnelle aux charges du mariage ... 116

CONCLUSION ... 122

1. Longtemps désirée, grandement critiquée, rapidement oubliée ... 122

2. Vecteur contextuel de l’expression des valeurs du passé ... 123

Bibliographie ... 128

1. Monographies, collectifs et rapports ... 128

2. Articles de périodiques ... 129

3. Jurisprudence ... 132

4. Législation ... 136

5. Autres sources ... 137

Annexe I : Corpus de jurisprudence... 138

Annexe II : Exclusions du corpus de jurisprudence ... 142

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Résumé

Dans le sillage de la décision de la Cour suprême du Canada dans Éric c Lola1, le Comité

consultatif sur le droit de la famille, mandaté par le gouvernement du Québec, élabore un projet de réforme majeure. Il suggère de ne pas imposer de partage de biens ou d’obligation alimentaire aux unions de fait. Néanmoins, il envisage d’élargir l’application de la prestation compensatoire aux conjoints de fait. Cette proposition est l’objet d’étude de ce mémoire. Comme la prestation compensatoire est une institution peu étudiée depuis l’adoption du patrimoine familial en droit québécois, la première partie de ce mémoire rappelle le contexte dans lequel s’inscrit la problématique à l’étude et trace l’évolution de la prestation compensatoire par une analyse des débats législatifs, des arrêts de principe et de la doctrine. La deuxième partie présente une critique du discours judiciaire dans une perspective queer. La deuxième partie se propose de démontrer que la prestation compensatoire n’est pas l’institution longtemps imaginée, c’est-à-dire égalitaire, flexible et équitable. Le discours s’est plutôt polarisé, voire catégorisé, et ce, sous quatre axes binaires : conjoint profitant / conjointe perdante, normalité de l’apport / anormalité de l’apport, ce que le juge connaît / ce que le juge ignore, la prestation compensatoire / les autres mesures du droit familial. L’étude de ces quatre binarités du discours illustre deux caractéristiques fondamentales de la prestation compensatoire, qui sont pertinentes dans le débat sur l’encadrement législatif des unions de fait. D’abord, la prestation compensatoire matérialise à travers la jurisprudence une vision genrée, hétéronormée et traditionnelle de l’identité et du rôle des conjoints dans l’union. Ensuite, elle opère en proximité intime avec le patrimoine familial, la somme globale et l’obligation légale des époux de contribuer proportionnellement à leurs facultés respectives aux charges du mariage. Ainsi, la prestation compensatoire peut difficilement exister sans les autres normes du droit familial. Le mémoire souligne les difficultés de l’emprunt d’une mesure précise au droit matrimonial et suggère la nécessité d’une étude approfondie et détaillée de cette recommandation du Comité.

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Abstract

In the wake of the Supreme Court of Canada’s decision in Eric v Lola2, the Comité consultatif sur le droit de la famille named by the Quebec government proposed a global reform.

While it suggested not to subject cohabitants to any sharing of property or spousal support, it nevertheless considered extending the compensatory allowance to them. That recommendation is the object of this thesis. The compensatory allowance has barely been studied since the adoption of the family patrimony regime in Quebec civil law. After a brief description of the context underlying the Comité’s recommendations, the first section surveys the evolution of the compensatory allowance by looking at parliamentary debates, leading cases and legal scholarship. The second section draws on queer theory to analyze the discourse found in case law, showing that the compensatory allowance does not exemplify a flexible institution of equality and equity. The judicial discourse is rather polarized, in what can be organized into four binary categories: spouse taking advantage / spouse being taken advantage of, normal contribution / abnormal contribution, the judicial known / the judicial unknowable, and the compensatory allowance / the remaining remedies of family law. This analysis sheds light on two defining traits of the compensatory allowance that are relevant to the debate on legislative policy respecting cohabitants. First, the compensatory allowance as elaborated by judgments express gendered, heteronormative, and traditional ideas of spousal identity and roles. Second, it operates in close relation to the family patrimony, the lump sum, and spouses’ obligation to contribute towards the expenses of the marriage in proportion to their respective means. Therefore, it is difficult to conceive of the compensatory allowance’s operation without its connex institutions of matrimonial law. The thesis highlights the perils of selective borrowing and points to the need for careful further study of this recommendation.

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Remerciements

La rédaction d’un mémoire, au même titre que la vie d’un couple, laisse parfois certains injustement enrichis en raison d’apports faits par d’autres. À l’instar du recours en prestation compensatoire, les remerciements offrent une occasion de compensation unique pour souligner la contribution de plusieurs qui, autrement, me laisserait injustement enrichie.

Mes premiers remerciements vont au doyen de la Faculté de droit, Robert Leckey, dont les écrits ont inspiré ma décision d’entreprendre des études supérieures. J’ai eu la chance qu’il accepte de diriger mes travaux de recherche en plus d’assumer ses fonctions au décanat. Il a su agir comme un phare, disponible pour m’éclairer lorsque le ciel s’ennuageait. Je le remercie pour nos discussions, son intérêt constant, son pragmatisme et sa confiance qui ne semblait jamais s’ébranler. Je remercie également l’honorable Nicholas Kasirer pour ses idées inspirantes, son aide et ses précieux conseils sur l’entreprise d’études supérieures.

L’apport de plusieurs amis doit également être mentionné. Vincent a su me manifester un indéfectible soutien, répondre à mes interminables interrogations formelles et, par son œil infaillible, commenter ce mémoire, tel un linguiste draconien. Merci à Sophie pour sa patience et sa lecture motivée, généreuse et méticuleuse. Je suis reconnaissante envers mes collègues Daniel et Mélissa, pour leurs idées brillantes et nos nombreux débats qui allégeaient les séances de rédaction. Je remercie également Marie Annik Grégoire de m’avoir guidée, depuis le début de parcours universitaire, notamment sur la solitude inhérente aux études supérieures.

Pour leur aide financière, je remercie le Conseil de recherche en sciences humaines, Robert Leckey ainsi que le Centre Paul-André Crépeau de droit privé et comparé. Mes pensées vont également à Marie-Andrée Plante pour l’organisation d’un séminaire d’été du Centre Crépeau, où j’ai exprimé l’ébauche de mes conclusions de recherche.

Enfin, je ne peux passer sous silence l’apport de ma famille. Ce succès est beaucoup le vôtre. Je remercie mes parents, Guylaine et Luc, pour leur amour et leur soutien inconditionnels, leurs encouragements constants à pousser plus loin mon éducation, et pour leur générosité qui se matérialise par les plus grandes et les plus petites attentions de la vie quotidienne. Puis, à Valérie, pour ses lectures du mémoire, mais surtout pour son calme, sa patience, son oreille attentive. Merci d’avoir participé à ce succès par tes commentaires pertinents, d’avoir toujours cru en sa réalisation et, de manière plus importante encore, en moi.

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Lawyer: What makes your marriage a happy marriage?

Witness: Look, sir, we each have our roles. Simon supports us, I work for the shop, do the housework, raise the kids, clean, cook, like normal.

Gett: The Trial of Viviane Amsalem3

3 Ronit Elkabetz et Shlomi Elkabetz, dir, Gett: The Trial of Viviane Amsalem, film, France, Les films du losange,

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INTRODUCTION

1. Mise en contexte

De nombreuses transformations ont bouleversé la conjugalité en droit civil québécois depuis l’adoption, en 1980, du livre De la famille, repris intégralement en 1991 par le Code civil

du Québec (ci-après Code). Perçue traditionnellement par les conjoints comme un acte

d’engagement et de partage, la conjugalité laisse aujourd’hui place à plus d’indépendance et d’autonomie chez les conjoints4. Ce changement de paradigme résulterait notamment

d’événements historiques ayant comme dénominateur commun l’évolution du statut de la femme et l’atteinte d’une certaine égalité entre les genres, soit la libéralisation de la sexualité de la femme, conséquence de la révolution contraceptive5 et l’accession des femmes au marché du travail6, qui

permet une plus grande indépendance des femmes au sein du ménage. Si ces transformations s’étaient déjà mises en branle en 1980, leur rythme s’est depuis grandement accéléré.

Parallèlement à cette évolution de la conjugalité, l’avènement de l’union de fait compte parmi les changements les plus importants. Jusqu’en 1970, le mariage était la « porte d’entrée obligée » de la vie de couple7. Or, l’union de fait se présente dorénavant comme mode principal

d’entrée dans la conjugalité. Dans les années 1980, ce sont environ 60 % des premières unions formées qui commencent ainsi leur vie à deux. Ce nombre atteint 80% dans les années 20008.

Parmi les couples qui se créent par l’union de fait, certains sont des couples de deuxième ou de troisième union, qui se forment après une ou plusieurs ruptures – par divorce ou séparation de fait. L’union de fait est la voie privilégiée par ceux-ci : 80 % des couples formés dans les années 1970 et dans les décennies suivantes après une rupture ont choisi d’entrer dans une nouvelle vie

4 Hélène Belleau et Agnès Martial, « Introduction » dans Hélène Belleau et Agnès Martial, dir, Aimer et

compter? : droits et pratiques des solidarités conjugales dans les nouvelles trajectoires familiales, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2011 aux pp 9-10.

5 Hélène Belleau, « La solidarité conjugale : analyse des liens d’amour et d’argent au sein des couples » dans

Belleau et Martial, supra note 4 aux pp 56-57.

6 Belleau et Martial, supra note 4 à la p 9.

7 Québec, Ministère de la Justice, produit par le Comité consultatif sur le droit de la famille sous la présidence

d’Alain Roy, Pour un droit de la famille adapté aux réalités conjugales et familiales, Montréal, Éditions Thémis, 2015 à la p 37 [Rapport].

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de couple par la voie de l’union libre9. L’importance relative des unions de fait se chiffre, en 2011,

à seulement 38 % des couples10.

L’union de fait est un mode de conjugalité qui revêt dorénavant un caractère permanent. De moins en moins de couples officialisent leur union par un mariage dans les dix ans suivant le début de leur relation. Seulement 20 % des unions conclues après 1991 se sont transformées en mariage; ce nombre est encore moindre lorsqu’il s’agit d’une deuxième union11. Le rejet du

mariage comme forme d’entrée dans la conjugalité est, au Québec, caractéristique des Québécois francophones; à cet égard, ceux qui se déclarent catholiques adoptent un comportement similaire à celui des individus qui déclarent n’avoir aucune affiliation religieuse12.

Le Canada offre en exemple deux modèles de gestion des relations patrimoniales entre conjoints de fait. Alors que les provinces de common law ont opté pour un encadrement législatif des rapports pécuniaires, le Québec n’impose aux conjoints de fait aucune règle, leur laissant la liberté d’organiser leurs rapports patrimoniaux comme ils le souhaitent. Pour plusieurs, l’absence d’encadrement contribuerait à l’égalité entre les genres parce qu’elle mise sur l’indépendance des conjoints et conjointes13. L’évolution juridique de la solidarité conjugale au Québec, qui laisse

une grande place à l’autonomie des conjoints, s’est faite dans cette perspective, de pair avec l’évolution sociale de la solidarité conjugale. Comme les femmes atteignent une plus grande égalité avec les hommes, le législateur opte pour laisser aux conjoints une grande liberté contractuelle dans leurs rapports conjugaux. Pour d’autres, cette approche considère les conjoints égaux « sans tenir compte de la réalité des situations, au risque de produire de nouvelles inégalités »14. Dans cette optique, l’encadrement des unions de fait est l’unique solution aux

inégalités entre les conjoints – et entre les genres –, l’égalité ne pouvant se réaliser réellement que si la loi impose un cadre minimal offrant une protection au conjoint le plus vulnérable15.

9 Rapport, supra note 7 à la p 42. 10 Ibid à la p 56.

11 Ibid à la p 42.

12 Benoît Laplante, « Normative Groups: The Rise of the Formation of the First Union Through Cohabitation in

Quebec, a Comparative Approach » (2014) 33 Population Research & Policy Rev 257 aux pp 272-273.

13 Benoît Laplante et Ana Laura Fostik, « Cohabitation and Marriage in Canada. The Geography, Law and Politics

of Competing Views on Gender Equality » dans Albert Esteve et Ron J Lesthaeghe, dir, Cohabitation and Marriage in the Americas: Geo-historical Legacies and New Trends, SpringerOpen, 2016 à la p 60.

14 Belleau et Martial, supra note 4 à la p 10. 15 Ibid à la p 11.

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En 2013, à la suite du jugement de la Cour suprême dans Québec (Procureur

général) c A16 (couramment Éric c Lola, ci-après Québec c A), le gouvernement du Québec forme

le Comité consultatif sur le droit de la famille (ci-après « le Comité »), un regroupement d’experts du domaine, et lui donne le mandat de se positionner sur l’opportunité de revoir notamment l’encadrement législatif des unions de fait. Deux ans plus tard, le Comité dévoile son rapport, une œuvre colossale, un volume de près de huit cents pages, incluant notes et annexes. Contrairement aux gouvernements de l’Ontario et de la Colombie-Britannique, qui ont pour leur part légiféré et consacré de nouvelles règles du droit familial, le gouvernement du Québec reste plutôt passif; la réforme telle que proposée en 2015 reste à ce jour ce qu’elle était alors, c’est-à-dire une proposition de réforme17.

Dans le Rapport, le Comité met de l’avant une réforme du droit familial dans son ensemble, qu’il harmonise à la lumière des réalités conjugales et familiales contemporaines. Le Comité identifie la présence d’un enfant commun comme principale source d’interdépendance économique des conjoints. Ainsi, l’une des propositions les plus innovantes du Rapport suggère la création d’une prestation compensatoire parentale, par laquelle un conjoint peut réclamer des sommes dépensées personnellement au bénéfice d’un enfant. Cette proposition ne fait pas l’objet d’une étude dans ce mémoire.

En réponse au questionnement du gouvernement quant à la problématique spécifique des unions de fait, le Comité suggère, à une exception près, de s’inscrire dans la continuité et de laisser les conjoints de fait aménager comme ils le souhaitent leurs relations patrimoniales. L’exception que formule le Comité est d’élargir l’application de la prestation compensatoire18, un mécanisme

jusqu’alors découlant du mariage19, aux conjoints de fait. La prestation compensatoire est prévue

par l’article 427 CcQ20 :

16 2013 CSC 5 [Québec c A].

17 À l’exception de la Loi modifiant le Code civil et d’autres dispositions législatives en matière d’adoption et de

communication de renseignements, LQ 2017, c 12, adoptée le 16 juin 2017 [Loi modifiant l’adoption].

18 Renommée, dans le Rapport, « prestation compensatoire conjugale » pour la distinguer de la prestation

compensatoire parentale, un régime parental impératif.

19 Comme l’union civile entraîne les mêmes conséquences juridiques que le mariage, l’utilisation de l’expression

« conjoints mariés » ou du terme « mariage » référera, tout au long de ce mémoire, également à « conjoints unis civilement » et à « union civile ».

20 Je ne reproduis que la version actuelle du Code civil du Québec. Elle n’a été modifiée qu’en 2016 par la Loi visant

à assurer une meilleure concordance entre les textes français et anglais du Code civil, LQ 2016 c 4 a 52, qui remplace, dans le premier alinéa, « in cash » par « all at once » dans la version anglaise. C’est la version qu’appliquent les décisions analysées dans ma critique jurisprudentielle du chapitre II de la partie 2.

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427. Au moment où il prononce la séparation de corps, le divorce ou la nullité du mariage, le tribunal peut ordonner à l’un des époux de verser à l’autre, en compensation de l’apport de ce dernier, en biens ou en services, à l’enrichissement du patrimoine de son conjoint, une prestation payable au comptant ou par versements, en tenant compte, notamment, des avantages que procurent le régime matrimonial et le contrat de mariage. Il en est de même en cas de décès; il est alors, en outre, tenu compte des avantages que procure au conjoint survivant la succession.

Lorsque le droit à la prestation compensatoire est fondé sur la collaboration régulière de l’époux à une entreprise, que cette entreprise ait trait à un bien ou à un service et qu’elle soit ou non à caractère commercial, la demande peut en être faite dès la fin de la collaboration si celle-ci est causée par l’aliénation, la dissolution ou la liquidation volontaire ou forcée de l’entreprise.

427. The court, in declaring separation from bed and board, divorce or nullity of marriage, may order either spouse to pay to the other, as compensation for the latter’s contribution, in property or services, to the enrichment of the patrimony of the former, an allowance payable all at once or by instalments, taking into account, in particular, the advantages of the matrimonial regime and of the marriage contract. The same rule applies in case of death; in such a case, the advantages of the succession to the surviving spouse are also taken into account.

Where the right to the compensatory allowance is founded on the regular cooperation of the spouse in an enterprise, whether the enterprise deals in property or in services and whether or not it is a commercial enterprise, it may be applied for from the time the cooperation ends, if this results from the alienation, dissolution or voluntary or forced liquidation of the enterprise.

On la définit ainsi comme l’« indemnité imposée par le tribunal, payable à un conjoint de droit pour un apport autrement dû, en biens ou en services, à l’enrichissement du patrimoine de l’autre conjoint »21.

Le Comité justifie principalement cette proposition en comparant l’interprétation jurisprudentielle de la prestation compensatoire et de l’enrichissement injustifié, le véhicule actuellement emprunté par les unions de fait lors d’une séparation. La proposition vise à harmoniser ces deux recours lorsqu’ils sont entrepris dans un contexte conjugal.

21 Centre Paul-André Crépeau de Droit privé et comparé, Dictionnaire de droit privé et lexiques bilingues : Les

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2. Approche théorique

Dans une perspective différente de celle qu’a adoptée le Comité, ce mémoire se propose d’évaluer la pertinence de la prestation compensatoire comme mécanisme de rétablissement des injustices subies par les conjoints de fait. Rares sont les études juridiques récentes qui contestent cette institution et son application par les tribunaux. Par une analyse du discours judiciaire tenu dans les décisions qui tranchent une demande de prestation compensatoire entre époux, je vise à énoncer certaines caractéristiques de la prestation compensatoire, indissociables de celle-ci. Sans prétendre offrir une réponse définitive qui se positionnerait sur l’opportunité de la proposition formulée dans le Rapport, j’espère contribuer au débat entourant cette proposition en soulevant des arguments qui n’ont pas, jusqu’ici, été considérés. Pour ce faire, je retracerai l’évolution doctrinale et jurisprudentielle de la prestation compensatoire en droit québécois, puis je procéderai à une analyse critique du discours judiciaire.

Les arguments présentés ci-dessous prennent forme et s’articulent les uns avec les autres autour de la vision théorique queer, que j’ai adoptée dans ce mémoire. Le mot « queer » prend sa source dans la langue anglaise. L’approche queer, quant à elle, s’est formée dans une littérature publiée au début des années 1990, principalement aux États-Unis22. Définir le queer tel qu’il existe

aujourd’hui est un souhait antinomique; c’est précisément l’impossibilité de définir et de stabiliser cette théorie qui permet d’en saisir l’essentiel. Comme l’affirment Robert Leckey et Kim Brooks, « [the] attraction of queer theory is its resistance to definition. It has little claim to be a unified

theory of any sort. If it has a core, queer theory is about resisting categorization, for itself and for its subjects »23. J’en offre toutefois un bref survol sélectif dans les prochaines pages, avant

d’annoncer le plan du mémoire.

Dans l’introduction de leur recueil d’analyses queer du droit, Leckey et Brooks rattachent chacune d’entre elles à la nature ou à la classe lexicale du mot queer. Certains auteurs voient le queer comme un nom ou un adjectif. Dans cette perspective, peuvent être queer les sujets ou les identités visés par les études. Les auteurs qui contestent le concept de « normalité » en favorisant la création de communautés d’identités non normatives s’inscrivent dans cette lignée queer plus

22 La traduction en français des textes les plus fondamentaux du mouvement queer est récente. À titre d’exemple,

alors que Judith Butler publie Gender Trouble en 1990, sa traduction française n’est publiée qu’en 2006 : Judith Butler, Trouble dans le genre : Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La découverte, 2006.

23 Robert Leckey et Kim Brooks, « Introduction » dans Robert Leckey et Kim Brooks, dir, Queer Theory: Law,

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traditionnelle24. Dans The Trouble with Normal, Michael Warner illustre le queer ainsi : « [q]ueer scenes are the true salons des refusés, where the most heterogeneous people are brought into great intimacy by their common experience of being despised and rejected in a world of norms that they now recognize as false morality » 25. Pour d’autres auteurs, le queer comme verbe permet

d’entrevoir, mais surtout de critiquer, « as a lens for viewing the world askant »26. Ainsi conçu,

le queer élargit son objet traditionnel d’étude et porte son attention hors des sujets et des identités marginales. C’est ainsi que la théorie queer sera utilisée pour critiquer la prestation compensatoire.

Les théories féministes et queer s’intéressent aux mêmes sujets, soit aux relations entre le sexe, le genre et la sexualité. Les auteurs qui s’identifient à l’une ou l’autre de ces théories ont l’objectif commun de démanteler les structures et les normes sociales existantes afin de donner pouvoir et autonomie aux individus marginalisés et d’assurer leur égalité27. Comme l’écrit

Elizabeth Weed, « feminism and queer theory are most easily understood as two branches of the

same family tree of knowledge and politics »28.

Face aux limites du féminisme à l’extérieur d’un contexte hétéronormatif, deux réponses théoriques distinctes sont formulées, l’une émanant des études gaies et lesbiennes, l’autre des études queer. Malgré la terminologie qui peut parfois être trompeuse, il faut éviter d’assimiler ces mouvements qui sont, en réalité, très distincts. La théorie de la justice élaborée par Nancy Fraser offre un cadre analytique intéressant pour distinguer les études gaies et lesbiennes de l’approche théorique queer29. La différence fondamentale entre les deux approches tient au type de remède

que chacune préconise comme réponse aux injustices vécues par un même groupe de personnes. D’une part, les théories gaies et lesbiennes s’inspirent des politiques de reconnaissance de droits et adoptent un modèle d’égalité formelle qui prend assise sur une identité homosexuelle collective forte. Elles réclament, moralement et politiquement, un traitement similaire de

24 Leckey et Brooks, supra note 23 à la p 2.

25 Michael Warner, The Trouble with Normal: Sex, Politics, and the Ethics of Queer Life, Cambridge, Harvard

University Press, 2000, aux pp 35-36. Warner qualifie son utilisation du terme queer ainsi : « [the] term “queer” is used in a deliberately capacious way in this book, as it is in much queer theory, in order to suggest how many ways people can find themselves at odds with straight culture » (à la p 38).

26 Leckey et Brooks, supra note 23 à la p 2.

27 Martha Albertson Fineman, « Introduction: Feminist and Queer Legal Theory » dans Martha Albertson Fineman,

Jack E Jackson et Adam P Romero, dir, Feminist and Queer Legal Theory: Intimate Encounters, Uncomfortable Conversations, Farnham, Ashgate, 2009, à la p 1.

28 Elizabeth Weed, « Introduction » dans Elizabeth Weed et Naomi Schor, dir, Feminism Meets Queer Theory,

Bloomington, Indiana University Press, 1997 à la p vii.

29 Nancy Fraser, « From Redistribution to Recognition? Dilemmas of Justice in a ‘Post-Socialist’ Age » (1995) 212

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l’homosexualité et de l’hétérosexualité30. Cette reconnaissance de droits, qui combat le

désavantage dont sont historiquement victimes les communautés gaies et lesbiennes, est un remède affirmatif. Celui-ci vise à corriger les résultats injustes produits par un système, sans s’attaquer aux fondements sous-jacents de l’injustice.

D’autre part, aux yeux de Fraser, les auteurs queer proposent des remèdes transformatifs, qui s’opposent aux remèdes affirmatifs et qui visent à réparer les injustices en s’attaquant à leurs racines systémiques31. Au commencement du mouvement, les auteurs manifestent un scepticisme

face à la dichotomie établie entre homosexualité et hétérosexualité, laquelle, par sa nature même, est oppressive32. Ils constatent que l’homosexualité est le corollaire dévalué de l’hétérosexualité

et proposent de déconstruire cette dichotomie, de déstabiliser les identités sexuelles fixes et statiques33. Halley s’exprime ainsi à ce sujet : « Queer work, by contrast [to gay and lesbian studies], wants to be anti-identitarian »34. Comme l’écrit Fraser, « [t]he point is not to dissolve all sexual difference in a single, universal human identity; it is rather to sustain a sexual field of multiple, debinarized, fluid, ever-shifting differences »35.

Au début de la décennie 1990 et en réaction aux limites d’un féminisme hétéronormé, Eve Kosofsky Sedgwick et Judith Butler publient respectivement Epistemology of the Closet36 et Gender Trouble37. Ces textes sont parmi les premiers de l’approche théorique queer. Les deux

auteures y affirment que « any feminism devoted to analyzing gender in terms of a male/female

distinction affirmed heterosexuality as a primary concept. Compulsory heterosexuality produces not only heterosexuals, but also men and women »38. Comme l’explique Halley, « [q]ueer theory – feminist and non – has emerged as a search for ways to do work on same-sex desire and erotic life more generally, without recourse to these problematic [feminist] models »39. Cependant,

30 Fineman, supra note 27 à la p 4. 31 Fraser, supra note 29 à la p 82.

32 Janet Halley, Split Decisions: How and Why to Take a Break From Feminism, Princeton, Princeton University

Press, 2006 à la p 113 [Halley, Split Decisions].

33 Fraser, supra note 29 à la p 83.

34 Halley, Split Decisions, supra note 32 à la p 113. 35 Fraser, supra note 29 à la p 83.

36 Eve Kosofsky Sedgwick, Epistemology of the Closet, Berkeley, University of California Press, 2008.

37 Judith Butler, Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge, 2006 [Butler,

Gender Trouble].

38 Halley, Split Decisions, supra note 32 aux pp 136-137. 39 Ibid à la p 112.

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Sedgwick et Butler opposent deux conceptions distinctes du rapport entre les théories féministes et queer.

Sedgwick plaide pour une rupture nette avec le féminisme40. Pour elle, le genre est une

« distinction diacritique »41. Chacun des deux genres, dans leur dichotomie, se construit et se

définit en relation avec l’autre par ce qui le distingue de l’autre42 : « the ultimate definitional appeal in any gender-based analysis [such as feminism] must necessarily be to the diacritical frontier between different genders. This gives heterosocial and heterosexual relations a conceptual privilege of incalculable consequence »43. Contrairement aux auteurs des études gaies

et lesbiennes, Sedgwick n’a pas pour objectif principal d’établir un discours antihomophobe et prohomosexuel. Fondamentalement, elle souhaite mettre en lumière les éléments sexuels qui ne cadrent pas dans les relations homme / femme et homosexuel / hétérosexuel. Pour ce faire, elle affirme n’avoir d’autre choix que de rompre avec le féminisme qui, par définition, est biaisé par l’hétéronormativité44. Similairement, l’approche queer en droit telle que pensée par Janet Halley

s’inscrit en rupture avec le féminisme45.

Butler rejoint Sedgwick quant au postulat selon lequel le féminisme, en acceptant la structure binaire des genres, place l’hétérosexualité comme orientation sexuelle naturelle et obligatoire. Elle constate en revanche l’impossibilité d’échapper à la structure binaire du genre, à la construction des genres en relation l’un avec l’autre46. Pour Butler, le genre n’est pas un élément

de l’identité, il est performatif; il n’a aucun statut ontologique. Seuls les actes et mouvements performés par le corps genré créent le genre47. Dans sa critique du genre, elle conteste l’idée même

qu’il existe un groupe cohérent de femmes48. La théorie queer tel qu’elle la conçoit propose au

40 Sedgwick, supra note 36 aux pp 15-16.

41 Halley, Split Decisions, supra note 32 à la p 136.

42 Sedgwick, supra note 36 aux pp 28, 31. Halley définit ainsi l’adjectif « diacritique » : « The two classifications

are diacritical in the sense that they acquire definition and meaning in relation to one another » (Janet Halley, « The Construction of Heterosexuality » dans Michael Warner, dir, Fear of a Queer Planet: Queer Politics and Social Theory, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1994 à la p 83 [Halley, « Heterosexuality »]). Si diacritique n’a pas cette signification en français, il s’agit néanmoins de la meilleure traduction de diacritical.

43 Sedgwick, supra note 36 à la p 31.

44 Halley, Split Decisions, supra note 32 aux pp 134, 136.

45 À titre d’exemple, dans la sous-section « Taking a Break To Decide », Halley nous invite à une lecture alternative

et queer des faits dans Twyman v Twyman, 855 SW (2d) 619 (Tex Sup Ct 1993), une décision rendue par la Cour suprême du Texas condamnant un conjoint qui a contraint sa partenaire à pratiquer des activités sexuelles « déviantes » : ibid aux pp 348 et s.

46 Ibid à la p 137.

47 Butler, Gender Trouble, supra note 37 aux pp 185, 190. 48 Ibid aux pp 19-21.

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féminisme de promouvoir le « trouble dans le genre », de dévier des normes sociales qui emprisonnent tant les hommes que les femmes. En propageant deux genres troublés, on démontre que le genre produit des illusions, à la fois l’illusion de l’existence naturelle des corps d’hommes et de femmes, et celle d’une sexualité évidente, légitime et inévitable, soit l’hétérosexualité49. Elle

écrit : « [if] a stable notion of gender no longer proves to be the foundational premise of feminist

politics, perhaps a new sort of feminist politics is now desirable to contest the very reifications of gender and identity »50? Comme Butler l’entend, cette réification n’est-elle pas précisément

contraire aux visées féministes51 ?

Contrairement à Janet Halley, dont l’approche théorique juridique s’apparente davantage à la vision développée par Sedgwick, certains chercheurs articulent une théorie queer qui se réconcilie avec les théories féministes du droit et qui embrasse les contradictions qui pourraient en émaner52. Halley résume ainsi les positions de Sedgwick et Butler :

If Sedgwick liberated gay-positive and queer theory from feminism, setting up the

conditions for their antagonism, Butler set feminism against its own defining dyad, introducing the antagonism into feminism itself. Gender Trouble and Epistemology

of the Closet are thus queer theoric (and Foucaltian) in much the same way, but Gender Trouble maps the possibility of feminist queer theory [mise en évidence dans l’original]53.

Aux fins de ce mémoire, j’envisage l’approche queer à la lumière des écrits de Butler. En ce sens, la critique qui suit prend acte du féminisme, se situe en continuité avec lui et se permet de constater et de critiquer le discours judiciaire sur la prestation compensatoire lorsqu’il matérialise l’inégalité entre les genres.

Cette analyse critique est construite autour d’une réalité observée dans le discours judiciaire, ce que les auteurs queer appellent « binary » ou binarité54. Les binarités sont des

constructions de catégories dichotomiques, a priori exclusives et universelles – pensons

49 Butler, Gender Trouble, supra note 37 à la p 200. 50 Ibid à la p 7.

51 Ibid.

52 Fineman, supra note 27 à la p 6; Francisco Valdes, « Afterword & Prologue : Queer Legal Theory » (1995) 83:1

Cal L Rev 344 à la p 373. Valdes plaide, plus largement, pour une coalition de la théorie queer et du féminisme avec la critical race theory (aux pp 374-375).

53 Halley, Split Decisions, supra note 32 à la p 138.

54 Le terme « binaries » est rarement traduit en français. À l’instar des auteurs Marie-France Bureau et

Sébastien Sauvé, j’emploierai le terme « binarité » pour exprimer ce concept : Marie-France Bureau et Jean-Sébastien Sauvé, « Changement de la mention du sexe et état civil au Québec : critique d’une approche législative archaïque » (2011) 41:1 RDUS 1 à la p 38, n 74.

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notamment à l’homosexualité et à l’hétérosexualité ou à l’homme et à la femme. La théorie queer comme cadre d’analyse en droit permet de remettre en question les binarités créées par un discours juridique et, aux fins de ce mémoire spécifiquement, par un discours judiciaire.

Les recherches qui portent sur les binarités observent et mettent rapidement en cause leur existence, leur cohérence ou leur stabilité. Cet intérêt pour les binarités découle de la visée queer de déconstruire les catégories. Les auteurs qui adoptent une perspective queer contestent le tracé des frontières entre les deux éléments qui les composent et le déplacement, volontaire ou non, de ces frontières. Ultimement, ils analysent l’effet des binarités sur l’institution ou le discours à l’étude. L’incohérence des catégories juridiques binaires, plutôt que de miner le discours, le renforcit, le rendre plus agile55. Comme l’écrit Halley, « definitional incoherence is the very mechanism of material dominance »56. J’envisage l’étude des binarités du discours judiciaire de

la prestation compensatoire dans cette perspective. La catégorisation qui découle du discours judiciaire de la prestation compensatoire, plutôt que de l’affaiblir, le rend plus fort, plus convaincant, et les effets qui en découlent sont d’autant plus importants.

3. Aperçu du mémoire

Ce mémoire se déclinera en deux parties. Dans la première partie, je trace le contexte juridique et l’état du droit de la prestation compensatoire, et ce, en deux chapitres. Dans le premier, je rappelle les grandes lignes de l’arrêt Québec c A57, qui a mené à la formation du Comité

consultatif sur le droit de la famille. Puis, je résume certaines propositions importantes formulées dans son Rapport, soit celle d’élargir l’application de la prestation compensatoire aux unions de fait et celle de démocratiser la contractualisation des rapports pécuniaires entre conjoints de fait. Dans le deuxième chapitre, je brosse l’évolution de la prestation compensatoire en deux temps. D’abord, j’étudie successivement les débats législatifs qui ont donné naissance à celle-ci en 1980, la première décision de principe de la Cour d’appel du Québec qui interprète cette institution de droit nouveau, puis l’importante réaction doctrinale qui s’ensuivit. Ensuite, j’analyse l’impact de la réforme de 1989, qui instaure le patrimoine familial, sur le développement de la prestation

55 Robert Leckey, « Face to Face » (2013) 19:6 Social Identities 743 à la p 743 [Leckey, « Face to Face »]. 56 Halley, « Heterosexuality », supra note 42 à la p 98.

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compensatoire, en traitant de nouveau des débats législatifs, puis des arrêts rendus par la Cour suprême du Canada et de la réception de ces changements par la doctrine.

La deuxième partie du mémoire présente l’analyse critique du discours doctrinal et se divise en trois chapitres. Dans un premier temps, je jette un regard queer sur la prestation compensatoire et détaille la méthode de recherche utilisée pour sélectionner mon corpus de jurisprudence. Dans un deuxième temps, j’effectue une analyse de quatre binarités observées dans le discours judiciaire. Dans un troisième temps, je souligne les conséquences et implications des conclusions de cette analyse sur la proposition formulée par le Comité.

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PARTIE 1 – CONTEXTE ET ÉTAT DU DROIT

Chapitre I – Union de fait : contexte juridique, législatif et social

Depuis plusieurs années, l’idée d’encadrer les unions de fait par des normes législatives a suscité débats et controverses chez les chercheurs en droit familial. Les développements juridiques récents donnent un nouveau souffle à ces questionnements, confirmant par le fait même leur pertinence. C’est une Cour suprême hautement divisée qui rend, en 2013, l’arrêt Québec c A58.

Par cette décision, la Cour suprême affirme que le refus de l’Assemblée nationale de légiférer à l’égard des conjoints de fait n’enfreint pas, de manière injustifiée, leur droit à l’égalité énoncé à la Charte canadienne des droits et libertés59 (ci-après la Charte). En réponse à cet arrêt, le ministre

de la Justice de l’époque, Bertrand Saint-Arnaud, annonce l’amorce d’une importante réflexion sur la situation des unions de fait et, plus largement, sur l’opportunité de réformer le droit familial québécois60. Ce processus de réflexion permet au Comité consultatif sur le droit de la famille,

formé de plusieurs experts dans ce domaine, d’articuler l’ébauche d’une réforme61 mettant

l’accent sur les valeurs d’autonomie de la volonté et de liberté contractuelle des parties à une union.

Le présent chapitre vise à illustrer que ces valeurs, fondamentales au Rapport tout entier, prennent une importance particulière dans les recommandations sur l’encadrement proposé des unions de fait. Après avoir rappelé brièvement les conclusions de la Cour suprême dans

Québec c A ainsi que les motifs qui les sous-tendent, ce chapitre expose en deux temps les

recommandations du Comité à l’égard des unions de fait, en abordant d’abord l’élargissement de l’application de la prestation compensatoire à celles-ci, puis le contrat de cohabitation.

58 Supra note 16.

59 Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la

Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11, art 15(1).

60 Rapport, supra note 7 à la p 655. 61 Ibid.

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1. Constitutionnalité de l’absence d’encadrement des unions de fait

Dans Québec c A, la Cour suprême analyse l’exclusion des conjoints de fait des dispositions établissant un droit alimentaire, un droit de partage des biens accumulés durant le mariage ainsi que le droit à la protection de la résidence familiale. Elle le fait sous un angle constitutionnel, madame prétendant que cette exclusion enfreint le droit à l’égalité des conjoints de fait protégé par le paragraphe 15(1) de la Charte. Parmi les articles du Code qui sont contestés se trouvent notamment ceux qui prévoient le versement d’une prestation compensatoire. En plus d’être l’élément déclencheur de la réforme partiellement étudiée ici, cette décision est l’une des rares occasions saisies par le plus haut tribunal du pays pour traiter du droit familial au Québec. La Cour suprême y rappelle les fondements de ce droit, qu’elle actualise au regard d’enjeux sociaux contemporains, et offre en particulier un éclairage sur les différents encadrements juridiques des relations conjugales. Afin de résumer la conclusion de la Cour, il importe de traiter dans un premier temps des motifs sur le caractère discriminatoire des articles du Code, s’inscrivant dans le cadre d’une analyse en vertu du paragraphe 15(1) de la Charte62, puis dans un deuxième

temps, d’aborder l’analyse faite par les juges en vertu de l’article premier.

1.1. Droit à l’égalité

Dans l’analyse du droit à l’égalité, les juges Abella, Deschamps et LeBel rédigent des motifs distincts. Chacun profite de l’occasion pour tenter de clarifier l’état du droit quant au texte législatif portant atteinte au paragraphe 15(1) de la Charte. Par la suite, ils appliquent les critères dégagés précédemment dans leurs motifs à la situation particulière des conjoints de fait afin de trancher le caractère discriminatoire des articles 401 à 430, 432, 433, 448 à 484 et 585 du Code.

La juge Abella, dans ses motifs majoritaires auxquels souscrivent quatre juges, conclut que les articles étudiés portent atteinte au droit à l’égalité des conjoints de fait. Le mariage entraîne un droit aux aliments et au partage des biens familiaux pour reconnaître, protéger et indemniser l’époux qui, en raison de l’union conjugale, se trouve à la dissolution de celle-ci en situation de vulnérabilité et de dépendance63. Pour la juge Abella, l’existence de préjugés et l’application de

stéréotypes ne sont pas des éléments qui doivent être prouvés, bien qu’ils puissent être utiles afin

62 Le paragraphe 15(1) interdit à la loi de discriminer sur la base de plusieurs motifs énoncés (la race, le sexe, la

religion, etc.). Depuis Miron c Trudel, [1995] 2 RCS 418, le statut matrimonial est un motif analogue au sens du paragraphe 15(1).

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de démontrer le caractère discriminatoire d’un texte législatif64. Ce qui importe, c’est la

démonstration d’une conduite discriminatoire plutôt que du mobile à l’origine de cette conduite65.

Autrement dit, la loi sera jugée discriminatoire si la distinction qu’elle opère perpétue un désavantage arbitraire66. La juge Abella conclut que les articles du Code distinguent, quant au

statut matrimonial, les unions de fait des mariages. Ils perpétuent un désavantage historique en excluant les conjoints de fait économiquement vulnérables de toute protection accordée aux conjoints mariés67. La juge Deschamps, avec l’accord des juges Cromwell et Karakatsanis,

concorde avec les motifs de la juge Abella dans l’analyse fondée sur le paragraphe 15(1)68.

La juge en chef McLachlin, dans une opinion également concordante, précise que la promotion de préjugés et l’application de stéréotypes sont des guides utiles pour démontrer la présence de discrimination dans le cadre d’une analyse contextuelle69. La législation contestée

doit être discriminatoire pour une personne raisonnable, objective et bien informée, placée dans les mêmes circonstances que le demandeur70. La juge en chef affirme que l’ensemble des articles

du Code perpétue un désavantage historique ancré dans certains préjugés, en plus de se fonder sur des stéréotypes erronés selon lesquels les conjoints de fait « choisissent » de renoncer aux mesures de protection qui découlent d’un mariage71.

Le juge LeBel écrit quant à lui des motifs minoritaires sur ce point du pourvoi, avec le concours des juges Fish, Rothstein et Moldaver, par lesquels il conclut que les articles du Code ne portent pas atteinte au droit à l’égalité. Selon lui, bien que le Code opère une distinction fondée sur le statut matrimonial, la différence de traitement n’entraîne pas de désavantage causé par la

64 Québec c A, supra note 16 aux para 325-327. La juge Abella rappelle l’évolution de l’analyse en vertu du

paragraphe 15(1) dans les arrêts Andrews c Law Society of British Columbia, [1989] 1 RCS 143 [Andrews], R c Kapp, 2008 CSC 41 [Kapp] et Withler c Canada (Procureur général), 2011 CSC 12 [Withler]. Puisque l’analyse du paragraphe 15(1) a évolué peu de temps avant l’arrêt, la juge Abella distingue le précédent établi par l’arrêt Nouvelle-Écosse (Procureur général) c Walsh, 2002 CSC 83 [Walsh], où la Cour confirme la constitutionnalité du texte législatif néoécossais qui réserve aux conjoints mariés un partage des biens familiaux.

65 Québec c A, supra note 16 aux para 328-334. 66 Ibid au para 331.

67 Ibid aux para 349-357. 68 Ibid au para 382. 69 Ibid au 418. 70 Ibid au para 423.

71 Ibid. Dans ses motifs, la juge en chef, à l’instar de la juge Abella, conclut que l’arrêt Walsh, supra note 64 ne lie

pas la Cour en l’espèce, les questions soumises à celle-ci étant différentes et l’analyse en vertu du paragraphe 15(1) ayant depuis évolué : Québec c A, supra note 16 au para 422.

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perpétuation de préjudice ou l’application de stéréotypes72. La loi ne désavantage plus les unions

de fait, celles-ci étant dorénavant socialement respectées et acceptées; elle ne crée pas de hiérarchie entre les types d’unions conjugales73. La législation mise plutôt sur le respect de

l’autonomie et de la liberté, des valeurs qui sont sous-jacentes au paragraphe 15(1)74. Dès qu’on

reconnaît aux citoyens une « liberté de décision et [une] autonomie personnelle [qui] ne sont pas de pures illusions »75, « il devient difficile de parler de discrimination envers les conjoints de

fait »76. C’est alors « le consentement mutuel […] [qui] constitue la source d’un ensemble de

droits et d’obligations » 77. Ainsi, pour le juge LeBel, il serait antinomique de déclarer contraire

au droit à l’égalité des dispositions dont l’objectif vise à promouvoir des valeurs sous-jacentes à ce droit.

1.2. Atteinte raisonnable dans le cadre d’une société libre et démocratique

L’analyse en vertu de l’article premier par la juge McLachlin constitue un moment décisif dans Québec c A, alors que le jugement de la Cour bascule. Par cette analyse, la juge en chef rejoint, quant au résultat, les juges LeBel, Fish, Rothsein et Moldaver, dont les motifs sur le paragraphe 15(1) étaient jusqu’alors minoritaires. Selon elle, si les articles contestés portent atteinte au droit à l’égalité, cette atteinte est raisonnable, c’est-à-dire qu’elle se justifie dans le cadre d’une société libre et démocratique. La juge en chef distingue l’articulation juridique des valeurs d’autonomie de la volonté et de liberté de choix de celle que propose le juge LeBel. Selon elle, c’est lors de l’analyse en vertu de l’article premier qu’il convient d’examiner l’importance de ces valeurs. En réalité, la promotion de ces deux valeurs constitue l’objectif du législateur lorsqu’il choisit, en 1980, de ne pas imposer aux unions de fait une obligation alimentaire entre conjoints ou des règles de partage des biens78. En l’espèce, la distinction établie entre mariage et

union de fait a un lien rationnel avec l’objectif important poursuivi par le législateur79. Le régime

choisi par le législateur québécois se situe à l’intérieur des mesures raisonnables qui maximisent

72 Québec c A, supra note 16 aux para 244-281. Pour le juge LeBel, l’arrêt Walsh, supra note 64 est un précédent

fondamental, qui trouve application en l’espèce malgré les arrêts Kapp, supra note 64 et Withler, supra note 64. Selon lui, les deux arrêts n’auraient pas changé le résultat de Walsh.

73 Québec c A, supra note 16 aux para 255-259. 74 Ibid aux para 267, 276.

75 Ibid au para 260. 76 Ibid au para 259. 77 Ibid.

78 Ibid aux para 435-437. 79 Ibid au para 438.

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l’objectif de la loi80. La distinction que fait la loi, en niant certaines protections au conjoint de fait

vulnérable, en n’offrant pour certaines femmes qu’une « liberté formelle et une autonomie illusoire »81, produit certains effets négatifs. Cependant, ces effets négatifs ne sont pas hors de

proportion avec les avantages procurés à l’ensemble des unions québécoises, « [c]ompte tenu de la nécessité de laisser au législateur une certaine latitude quant aux questions sociales difficiles à trancher ainsi que de la nécessité d’être sensible à la responsabilité qui incombe à chaque province, en vertu de la Constitution, de légiférer pour sa propre population »82. Ainsi, aucun

article du Code ne doit être déclaré inconstitutionnel.

La juge Deschamps, qui rédige des motifs dissidents auxquels souscrivent les juges Cromwell et Karakatsanis, différencie la pension alimentaire des mesures purement patrimoniales. Selon elle, seul le droit alimentaire vise la protection des besoins fondamentaux d’un conjoint vulnérable83; son fondement non compensatoire vise « l’unité familiale »84, une

notion qui dépasse le mariage. Ainsi, la distinction entre conjoints mariés et conjoints de fait quant au droit alimentaire est injustifiable en vertu de l’article premier, puisque l’atteinte au droit à l’égalité n’est pas minimale et que ses effets sont disproportionnés85. L’atteinte découlant des

mesures touchant le droit de propriété est, selon elle, justifiable au sens de l’article premier86. Pour

ces raisons, seul l’article 585, qui met sur pied l’obligation alimentaire entre conjoints, doit être déclaré inconstitutionnel.

La juge Abella, dissidente sur ce point, conclut que l’exclusion totale des unions de fait du régime établi porte une atteinte plus que minimale à leur droit à l’égalité. Il existe d’autres moyens de mettre sur pied un régime préservant la liberté de choix des conjoints de fait tout en étant moins attentatoire au droit à l’égalité, par exemple créer une présomption que les conjoints sont soumis à un régime législatif, mais qu’ils conservent un droit de retrait, les mesures législatives n’étant pas d’ordre public87. L’effet bénéfique de cette mesure ne l’emporte pas sur l’effet préjudiciable

subi par les conjoints de fait vulnérables88. Ainsi, la juge Abella aurait déclaré inconstitutionnels

80 Québec c A, supra note 16 aux para 439-447. 81 Ibid au para 449.

82 Ibid.

83 Ibid au para 394. 84 Ibid au para 390. 85 Ibid aux para 395-399. 86 Ibid aux para 400-407. 87 Ibid aux para 371-376. 88 Ibid aux para 377-379.

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tous les articles qui distinguent, quant à l’obligation alimentaire et au partage des biens patrimoniaux, les conjoints mariés des conjoints de fait.

Les effets de cette décision sur le droit en matière d’unions de fait, et sur le droit de la famille plus généralement, peuvent être interprétés de plusieurs façons. Il suffit de retenir, quant à la première partie de la décision, qui porte sur le droit à l’égalité, qu’une majorité de juges de la Cour suprême souligne le caractère problématique de l’exclusion totale des unions de fait des règles qui régissent la séparation matrimoniale, sans pour autant déclarer cette exclusion inconstitutionnelle. Puis, quant au résultat final et compte tenu des analyses en vertu de l’article premier, la décision s’ancre dans une vision assez traditionnelle de l’évolution du droit. La Cour suprême, et surtout la juge en chef, par une habile gymnastique de rédaction qui réconcilie une Cour éparpillée, relègue le soi-disant activisme judiciaire aux oubliettes. Elle rappelle au législateur provincial la responsabilité et la liberté qui sont les siennes dans la création de législation entourant les rapports civils intimes des citoyens. Malgré sa déférence face aux choix du législateur québécois, ses propos mènent le gouvernement du Québec à amorcer une réflexion globale sur le droit familial québécois.

2. Réponse bicéphale du Comité

Dans l’optique de proposer une réforme respectant le droit à l’égalité de traitement entre les conjoints mariés et les conjoints de fait, le Comité formule des recommandations qui suggèrent une rupture audacieuse avec la tradition récente du droit familial, notamment quant aux mesures impératives de protection du conjoint vulnérable. Les principes directeurs guidant la réforme énoncée dans le Rapport, au nombre de six, sont les suivants : (i) l’intérêt et les droits de l’enfant; (ii) une réforme adaptée à la diversité conjugale et familiale; (iii) l’enfant comme responsabilité commune, source d’interdépendance; (iv) le couple comme espace d’autonomie de la volonté et de liberté contractuelle; (v) des justiciables informés de leurs droits et obligations; (vi) l’accessibilité à la justice familiale89.

Avec ces principes en tête, le Rapport opère un changement de paradigme important quant à l’encadrement impératif des unions par des mesures de protection. En droit actuel, c’est l’idée de consentement à s’unir formellement devant la loi qui génère des obligations matrimoniales impératives. Or, le Rapport propose de rompre avec cette tradition afin que la présence d’un enfant

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commun, plutôt que le consentement au mariage ou à l’union civile, devienne la source d’obligations entre les conjoints. Pour tous couples, mariés ou non, qui ont un ou plusieurs enfants communs, le Comité envisage d’instaurer une « prestation compensatoire parentale » qui permet « une répartition équitable entre les parents […] des désavantages économiques résultant de l’exercice du rôle parental à l’égard de leur enfant commun à charge »90.

Le Comité rejette l’idée d’encadrer les unions de fait par des normes impératives. Plutôt, il propose un droit familial rompant avec de telles normes d’ordre public, afin d’accorder aux conjoints, qu’ils soient mariés ou non, une plus grande liberté contractuelle. D’abord, par le consentement au mariage, les époux s’assureraient d’être visés par des mesures de partage patrimonial, auxquelles ils pourraient néanmoins renoncer à tout moment pendant leur union. Ils bénéficieraient donc d’un droit de retrait (opting-out) des mesures patrimoniales découlant du mariage, lesquelles imposent un partage des biens accumulés pendant l’union. Puis, les conjoints de fait auraient la possibilité d’adhérer volontairement (opting-in) à des mesures patrimoniales, comme c’est le cas en droit actuel. Cette possibilité prendrait forme à travers un contrat négocié entre les conjoints de fait, que le Comité suggère de rendre plus accessible. Avant de traiter du contrat d’union de fait et de son importance dans la réforme, il importe d’aborder la prestation compensatoire. Celle-ci est l’unique encadrement législatif d’ordre public que le Comité propose d’étendre aux unions de fait sans enfant commun.

2.1. Prestation compensatoire : formalisme législatif

La recommandation qui suggère d’appliquer la prestation compensatoire à toutes les unions conjugales fait écho à un constat qui découle de la lecture des motifs majoritaires de la juge Abella dans Québec c A, soit l’analyse en vertu du paragraphe 15(1). Le Rapport s’inscrit en continuité avec l’idée que les articles du Code portent atteinte au droit à l’égalité des conjoints de fait – une atteinte qui sera cependant considérée comme une limite raisonnable au droit à l’égalité – puisqu’il suggère de réduire la différence de traitement entre les conjoints de fait et les conjoints mariés. Cependant, au-delà du traitement similaire des différentes unions conjugales, l’étude des deux arguments mis de l’avant afin d’expliquer cette proposition laisse entrevoir que celle-ci s’inscrit dans une vision d’abord formaliste de la réforme du droit, où prime une harmonisation des normes.

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En premier lieu, le Comité rappelle les développements récents de l’enrichissement injustifié. Au fil des décisions, la jurisprudence l’édulcore ; son interprétation tend de plus en plus vers celle donnée à la prestation compensatoire. L’enrichissement injustifié, rappelons-le, est le recours qui permet à une partie de réclamer une compensation lorsqu’elle s’est appauvrie aux dépens d’une autre partie, qui s’est corrélativement enrichie, sans justification légale91. À titre de

recours général de droit civil, il offre aux unions de fait un recours alternatif à la prestation compensatoire, qui ne peut être invoquée que par les époux. L’enrichissement injustifié, par le flou qu’il soulève, est un recours malaimé de la doctrine civiliste ; certains auteurs en droit des obligations l’appellent le recours des « marginaux du droit »92, d’autres, traitant de son application

aux unions de fait, le désignent comme « palliatif judiciaire »93. Comme la demande en

enrichissement injustifié tire fondement du droit civil, plus particulièrement des obligations de restitution consacrées par le Code, les conjoints de fait ont rencontré certaines difficultés dans l’exercice de ce recours, et ce, en raison de leur situation de conjugalité précédant l’existence d’une situation d’enrichissement injustifié94.

Conséquemment, les tribunaux québécois ont intégré en droit civil deux présomptions développées en common law par la Cour suprême dans Peter c Beblow95. Celles-ci visent à rendre

plus simple la preuve de deux des six critères donnant ouverture au recours en enrichissement injustifié lorsque celui-ci naît d’une union civile de longue durée. La Cour suprême procède ainsi à un rapprochement entre l’enrichissement injustifié et la prestation compensatoire, l’article 428 du Code permettant à l’époux d’obtenir une prestation compensatoire en faisant la preuve de son

91 Art 1493 CcQ. Afin de réussir dans son recours, la partie demanderesse doit démontrer : 1) un enrichissement,

2) un appauvrissement, 3) une corrélation entre l’enrichissement et l’appauvrissement, 4) l’absence de justification à l’enrichissement, 5) l’absence de fraude à la loi et 6) l’absence d’autre recours : Violaine Belzile, « Enrichissement injustifié et action de in rem verso entre conjoints de fait – Comme si l’amour allait durer toujours », Développements récents en droit familial, vol 340, Cowansville, Yvon Blais, 2011 à la p 55. D’autres auteurs soulignent que l’article 1493 ne reprend que les quatre premiers critères, auxquels il convient d’ajouter la subsidiarité du recours. L’absence de fraude à la loi, selon eux, va de soi et ne doit pas être démontrée : Didier Lluelles et Benoît Moore, Droit des obligations, 2e éd, Montréal, Thémis, 2012 au para 1392, n 22.

92 Initialement développée par Philippe Malaurie et Laurent Aynes, Droit civil : les obligations, Paris, Cujas, 1996

à la p 543, l’expression est reprise en droit québécois par Lluelles et Moore, supra note 91 au para 1391.

93 Brigitte Lefebvre, « Le traitement juridique des conjoints de fait : deux poids, deux mesures! » (2001) 1 CP du N

223 à la p 234.

94 Sur les difficultés vécues lors d’un recours en enrichissement injustifié entrepris par les conjointes de fait, lire :

Louise Langevin, « Une histoire privée et du privé : conjointes de fait, exploitation et libre choix » dans Christelle Landheer-Cieslak et Louise Langevin, dir, La personne humaine, entre autonomie et vulnérabilité : Mélanges en l’honneur d’Édith Deleury, Cowansville, Yvon Blais, 2015 à la p 299.

95 [1993] 1 RCS 980, où la Cour suprême permet aux tribunaux de présumer de la corrélation entre l’enrichissement

Références

Documents relatifs

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