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Chapitre II – La prestation compensatoire depuis son adoption

1. De 1980 à 1988 : l’échec d’une institution prometteuse

1.2. Poirier c Globensky : une Cour d’appel divisée

Dans Poirier c Globensky122, c’est une Cour d’appel divisée qui rédige le premier

jugement de principe portant sur la prestation compensatoire. Le juge Nichols conclut que l’appel doit être rejeté, tandis que le juge Beauregard, dissident, aurait accordé l’appel aux fins d’augmenter le montant de la prestation compensatoire accordé en première instance. Quant au juge Vallerand, dont le raisonnement valse entre les opinions des deux autres juges, il conclut à l’instar du juge Nichols de rejeter l’appel.

120 « Projet de loi 89, Loi instituant un nouveau Code civil et portant réforme du droit de la famille », étude détaillée

par la Commission permanente de la justice, Québec, Assemblée nationale, Journal des débats, 31e lég, 6e sess,

no 25 (17 décembre 1980) à la p B-977 (Marc-André Bédard). 121 Ibid aux pp B-976-B-978 (Thérèse Lavoie-Roux).

Dans cette affaire, les parties sont mariées pendant vingt-deux ans sous le régime de la séparation de biens. Au moment du mariage, madame quitte l’emploi d’enseignante qu’elle occupe depuis quatre ans. Monsieur étudie en sciences. Madame déménage avec lui au Nouveau- Brunswick pour qu’il poursuive ses études. Deux enfants naissent de leur union123. Cinq ans après

le mariage, monsieur amorce sa carrière. Celle-ci l’amènera à voyager beaucoup, laissant madame s’occuper seule des deux enfants du couple. En plus du travail ménager, madame est employée à temps partiel comme enseignante de maternelle. Elle s’occupe de dépenses ménagères et d’une portion des frais de scolarité des enfants à l’école privée. Monsieur est propriétaire d’une maison familiale à laquelle il contribue seul financièrement124. Au moment du divorce, l’actif de madame,

d’environ 20 000 $, est composé de meubles et de liquidités. Celui de monsieur est évalué à 100 000 $. Il inclut le domicile familial, des placements et un fonds de pension. Monsieur gagne entre 40 000 $ et 45 000 $ annuellement, alors que la rémunération de madame est d’environ 7 000 $125.

Le juge d’instance reconnaît que, dans une certaine mesure, l’apport de madame facilite l’achat d’une propriété par monsieur. Comme cet actif, qui a fructifié avec l’inflation, est toujours dans le patrimoine de monsieur, le juge d’instance accorde à madame une prestation compensatoire de 5 000 $126.

En appel, le juge Nichols conclut toutefois que la prestation compensatoire ne vise qu’à « remédier […] partiellement […] [au déséquilibre économique entre les conjoints] en permettant aux tribunaux d’intervenir pour indemniser le conjoint dont l’apport en biens et en services a contribué à l’enrichissement du patrimoine de l’autre »127. Selon lui, la prestation doit s’interpréter

en harmonie avec le droit civil, notamment avec le principe fondamental de liberté contractuelle. Le juge Nichols prône une interprétation restrictive de la prestation, qui ne peut indemniser le travail au foyer. Conclure autrement reviendrait à concevoir la prestation compensatoire comme une forme « déguisée de partage au mépris des principes de la liberté conventionnelle et de l’autonomie administrative »128. Or, selon le juge Nichols, « il ne faut pas voir dans […] [ce]

remède une panacée sociale quand le mal qu’on a voulu guérir est une simple pathologie légale.

123 Poirier c Globensky, supra note 122 à la p 138. 124 Ibid à la p 139.

125 Ibid. 126 Ibid.

127 Ibid à la p 150. 128 Ibid à la p 145.

Le remède doit être compatible à l’état général du patient au même titre qu’une mesure légale remédiatrice doit s’harmoniser à la codification dont elle participe »129. Pour lui, seul un apport

« mesurable, identifiable et quantifiable »130 peut être compensé.

Dans sa dissidence, le juge Beauregard distingue la prestation compensatoire des mécanismes entraînant automatiquement le partage égal du patrimoine accumulé pendant le mariage par les époux. Il définit la prestation ainsi :

[a]u conjoint qui n’a pas de droits substantifs à la reconnaissance de son apport à l’enrichissement de l’autre, la loi offre un droit d’action fondé sur l’équité, notion qui s’affermit de plus en plus au Québec comme source d’obligations […]. En d’autres termes, la séparation de biens au cours du mariage ne se transforme pas en une communauté de biens après la rupture des conjoints. Mais, lors d’une rupture, le conjoint qui a fait un apport à l’enrichissement de l’autre doit être traité équitablement par ce dernier. Sinon, le juge y voit [soulignements dans l’original]131.

Le juge Beauregard adopte une interprétation large et libérale de l’article instituant la prestation compensatoire. Comme le législateur ne spécifie aucun type d’apport particulier, il ne peut exclure le travail au foyer. Quant à la causalité recherchée entre l’appauvrissement et l’enrichissement, elle n’a pas à être directe. Selon lui, c’est au juge qu’il revient d’apprécier l’ensemble de la preuve pour trancher, de manière globale, la causalité132. Le juge Beauregard

conclut que, dans les faits qui lui sont présentés, le travail au foyer joint à un emploi à temps partiel constitue un apport. Or, comme le montant accordé en première instance « blesse [sa] conscience judiciaire » 133, il aurait accueilli l’appel pour l’augmenter à 25 000 $134.

Dans ses motifs, le juge Vallerand tangue entre les visions adoptées par ses deux collègues. Pour lui, le travail ménager n’est pas exclu des apports pouvant entraîner compensation. Comme il l’écrit, « dès qu’une contribution […] [participe à l’enrichissement du patrimoine du conjoint], elle cesse, coïncidence ou pas, d’être purement conjugale et devient exorbitante des devoirs essentiels reliés au mariage »135. Ainsi,

129 Poirier c Globensky, supra note 122 à la p 145. 130 Ibid. 131 Ibid aux pp 141-142. 132 Ibid à la p 142. 133 Ibid. 134 Ibid aux pp 142-143. 135 Ibid à la p 153.

[seule une] activité qui dépasse de façon appréciable ce à quoi on s’attend normalement pourra faire de l’épouse une professionnelle gratuite des relations extérieures de l’époux et à ce titre en droit de recevoir une prestation compensatoire pour les services professionnels gratuits rendus, au même titre que si elle avait tenu ses livres ou fait office de secrétaire complaisante [nos soulignements]136.

Après avoir rappelé que la relation de causalité doit, dans le respect de la tradition civiliste, être directe137, le juge Vallerand conclut que l’existence d’une « relation causale adéquate, assez

étroite » [soulignements dans l’original]138 suffit en matière de prestation compensatoire.