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Conventions de non-assujettissement aux mesures du patrimoine familial

Chapitre II – Critique des binarités du discours judiciaire

4. Binarité 4 : Prestation compensatoire / Autres mesures du droit familial

4.3. Conventions de non-assujettissement aux mesures du patrimoine familial

Puisque le Comité propose d’appliquer seulement la prestation compensatoire aux unions de fait, les conjoints de fait se retrouveraient dans une situation analogue à celle des époux mariés avant 1989 qui, par la signature d’une convention de non-assujettissement aux dispositions du patrimoine familial, ne sont pas soumis à cette institution. L’adoption du patrimoine familial a bousculé la prestation compensatoire, tant dans sa conception théorique que dans la portée

486 Droit de la famille – 07135, supra note 364 au para 57. 487 Dans la partie Soins envers un membre de la famille.

488 Droit de la famille – 07135, supra note 364 aux para 196-201. 489 Ibid aux para 180-188.

490 Supra note 473. 491 Ibid à la p 776. 492 Ibid.

pratique de son application. Au moment de choisir le corpus de jurisprudence à l’étude, j’ai émis l’hypothèse que l’analyse de ces affaires permettrait de cerner l’application de la prestation aux couples qui n’ont pas de patrimoine familial. L’analyse qui suit confirme qu’une application in

abstracto de la prestation compensatoire aux unions de fait dénaturerait cette institution et

n’harmoniserait pas la compensation des situations d’enrichissement injustifié entre conjoints de fait et conjoints mariés. Lorsque la prestation compensatoire est appliquée à des couples sans patrimoine familial, l’interdépendance entre les trois recours – prestation compensatoire, patrimoine familial et somme globale – reste présente.

Enfin, la jurisprudence étudiée démontre que, même en l’absence d’un patrimoine familial, la prestation compensatoire s’applique en toute proximité avec une mesure extrapatrimoniale qui découle du mariage, soit l’obligation de contribution proportionnelle aux charges du mariage énoncée par l’article 396 CcQ.

Parmi les 153 décisions étudiées, 22 indiquent expressément que les conjoints avaient signé une convention de non-assujettissement. Dans 15 cas, les juges constatent ce fait parce que l’une des parties conteste rétroactivement la validité de l’entente. L’étude spécifique des 6 dossiers où les couples voient leur convention annulée est inutile, puisque ceux-ci sont automatiquement soumis aux articles sur le patrimoine familial. Dans un jugement, le couple convient de contribuer aux biens du patrimoine familial à l’exception des gains cumulés au Régime des rentes du Québec, les seuls visés par la déclaration de non-assujettissement. Ce sont donc 15 jugements rendus entre 1997 et 2015 qui font l’objet de l’étude suivante. Ces jugements tranchent 17 demandes de prestation compensatoire, compte tenu de la présence de deux demandes reconventionnelles.

Sur ces 17 demandes, les tribunaux ont accueilli la demande de prestation compensatoire à 10 occasions. Au-delà de la conclusion sur la demande, le montant accordé par les juges est également considérable. Jamais dans ces cas les tribunaux n’ont ordonné le versement d’une prestation compensatoire de moins de 16 000 $. Dans 5 cas, la prestation compensatoire atteint plus de 89 000 $493, dans 4 elle dépasse les 175 000 $494 – à une occasion, la Cour d’appel

493 PL c RT (2001), AZ-50098419 au para 32 (Azimut) (CA Qc), autorisation de pourvoi à la CSC refusée 28795 (29

novembre 2001); FG c TM, supra note 319 au para 93; JR c RP, supra note 303 au para 79; Droit de la famille – 103069, supra note 452 au para 10 (la prestation ordonnée est de 228 300$ moins le solde de l’hypothèque, qui n’est pas mentionné au jugement); Droit de la famille – 15371, supra note 407 au para 75.

494 PL c RT, supra note 493 au para 32; FG c TM, supra note 319 au para 93; JR c RP, supra note 303 au para 79;

augmente même la prestation de 225 000 $ à 525 000 $495. Certes, les conclusions découlant de

l’étude de ces 17 demandes ouvrent la porte à un avenir prometteur pour la prestation compensatoire appliquée seule. Cependant, ces résultats sont fragmentaires et ne permettent pas d’établir de tendance claire quant à l’issue des demandes; ils renforcent plutôt la démonstration de l’interdépendance de la prestation compensatoire et des autres mesures du droit familial.

Premièrement, l’interdépendance entre les diverses mesures patrimoniales du droit matrimonial se confirme même en l’absence de patrimoine familial. Les enseignements de la Cour d’appel quant à l’interaction entre la prestation compensatoire et la somme globale trouvent écho ici aussi, même si le corpus d’analyse est restreint. À titre d’exemple, dans JR c RP496, la

demanderesse réclame une prestation compensatoire, une provision pour frais et une somme globale. Le juge ordonne une prestation compensatoire et rejette partiellement sa demande de somme globale, car ces deux demandes risquent de faire « double emploi »497. Il ordonne

néanmoins le versement d’une somme globale pour l’achat de meubles et le remboursement de certaines dettes.

L’affaire Droit de la famille – 2615498 rend aussi bien compte du fait que la compensation

monétaire ne fonctionne pas en vase clos et que les montants accordés sous chaque chef de réclamation s’influencent les uns les autres. Ainsi, le montant accordé en somme globale influence la prestation compensatoire octroyée par les jugements. Dans cette affaire, le juge d’instance ordonne le versement d’une somme globale de 10 000 $ et d’une prestation compensatoire de 175 000 $. La Cour d’appel, sans préciser sur la base de quels apports son jugement s’appuie, modifie la pondération faite par le juge d’instance et ordonne au défendeur de verser 155 000 $ en somme globale et une prestation compensatoire de 30 000 $. Elle le fait sans jamais motiver précisément les raisons de son intervention. Cette décision exemplifie davantage que la simple interdépendance des mesures; l’absence de motifs au soutien de cette décision confirme l’interchangeabilité de la prestation compensatoire et de la somme globale.

Étonnamment, même en l’absence d’un patrimoine familial régissant le divorce des parties, l’interdépendance de la prestation compensatoire avec le patrimoine familial ne s’amenuise pas. Rares sont les décisions qui, en l’absence de patrimoine familial, permettent à la

495 PL c RT, supra note 493 au para 32. 496 Supra note 303 au para 84.

497 Ibid.

prestation compensatoire de s’épanouir et d’indemniser tout enrichissement injustifié d’un conjoint, notamment lorsqu’il porte sur un bien appelé en d’autres circonstances à faire partie du patrimoine familial, comme la résidence.

Les décisions étudiées laissent plutôt entrevoir une influence toujours présente des dispositions du patrimoine familial dans l’application de la prestation compensatoire. Dans Droit

de la famille – 15371499, dans le cadre du calcul de la prestation compensatoire, un juge note

l’absence de droit au partage du patrimoine familial, sans quoi « le calcul qui suit ne serait pas le même »500. Puis, au moment d’évaluer la valeur de l’actif de la défenderesse, une succession, le

juge applique par analogie une déduction de l’article 417 CcQ et retire de l’actif total « une somme de 50 000$ en lien avec la valeur de la maison [du défunt] lors du mariage et qui ne peut être considérée aux fins du calcul de la prestation compensatoire »501. Les déductions du patrimoine

familial sont-elles des guides pertinents qui peuvent inspirer le tribunal appelé à trancher une demande de prestation compensatoire sans patrimoine familial? Cette influence dans le raisonnement des juges peut être vue soit comme faisant partie intégrante de leur discrétion judiciaire, soit comme une erreur de droit sur laquelle la Cour d’appel n’a pas eu l’opportunité de se prononcer. Quoi qu’on en pense, cette décision démontre qu’on ne peut prétendre à une existence réellement indépendante de la prestation compensatoire, et ce, même en l’absence de patrimoine familial.

Une autre décision rejette la demande de prestation compensatoire puisqu’elle « ne pourrait être accordée qu’à partir de biens qui auraient composé le patrimoine familial, ce qui équivaudrait à mettre de côté la convention [de non-assujettissement] »502, dont la validité n’a pas

été remise en question. Ce passage rappelle la règle qui interdit l’octroi d’une prestation compensatoire en l’absence de biens hors du patrimoine familial503. Cependant, en l’absence de

patrimoine familial, la prestation compensatoire doit pouvoir porter sur l’ensemble des biens du défendeur. La prestation s’avère le seul remède pour indemniser un apport d’un conjoint en travail ménager et en remboursement de quelques dettes.

499 Supra note 407. 500 Ibid au para 64. 501 Ibid au para 74.

502 MF c CB, supra note 313 au para 101. 503 Voir note 458 ci-dessus.

Deuxièmement, l’analyse permet de dresser un autre constat d’interdépendance, cette fois- ci entre la prestation compensatoire et l’obligation pour chaque conjoint de contribuer en proportion de ses facultés respectives aux charges du mariage (art 396 CcQ)504. Les conjoints non

assujettis aux dispositions du patrimoine familial se trouvent également aux prises avec des apports aux charges du mariage, qui se matérialisent en versement d’une somme d’argent505 ou

en travaux effectués au domicile506 et qui sont qualifiés par les tribunaux de normaux ou

d’anormaux.

Il suffit de préciser que dans 6 des 15 décisions retenues, l’apport aux charges du mariage est plaidé et la conclusion du jugement se rapporte toujours à l’obligation de l’art 396 CcQ. À titre d’exemple, la jurisprudence montre que la demanderesse « n’a pas « supporté » les charges du mariage au-delà de ce que […] [prévoit le] contrat de mariage des parties et […] l’article 396 CcQ »507; que le défendeur « n’a pas réussi à démontrer que les apports de son épouse étaient

normaux […]. Ils dépassent largement ce à quoi on peut s’attendre d’un conjoint durant le mariage »508; que la demanderesse démontre une « contribution exceptionnelle aux charges du mariage et

de la famille [qui] est méritoire »509; ou que la « contribution de madame […] à la carrière de

monsieur […] découle d’une attention normale d’une conjointe »510.

Il n’est pas nécessaire de démontrer à nouveau le caractère discrétionnaire de la compensation des apports aux charges du mariage ni de l’inexistence de la normalité, comme je l’ai fait sous la deuxième binarité qui oppose l’apport normal à l’apport anormal. La mosaïque des relations qu’entretient la prestation compensatoire avec les autres obligations matrimoniales se voit manifestement complétée par cette dernière interdépendance. Il convient néanmoins de souligner que, même en l’absence d’un patrimoine familial, l’article 396 reste fondamental à l’interprétation jurisprudentielle de la prestation compensatoire.

504 Dans un jugement, le juge entrevoit dans son application de la prestation compensatoire l’influence du contrat de

mariage des parties, qui est également un élément matrimonial pertinent : MF c CB, supra note 313 au para 97.

505 SM c GB, supra note 306 au para 49; FG c TM, supra note 319 au para 72 (dans la demande reconventionnelle);

Dionne c Bordeleau (Succession de), supra note 434 aux para 64-65; MD c MaF, supra note 441 au para 74; Droit de la famille – 11137, 2011 QCCS 300 aux para 40, 68-77.

506 FG c TM, supra note 319 au para 95; JR c RP, supra note 303 aux para 67; PMo c CM, supra note 314 aux

para 89-90; MD c MaF, supra note 441 au para 74; Droit de la famille – 15796, supra note 301 au para 70.

507 MF c CB, supra note 313 au para 97. 508 JR c RP, supra note 303 au para 76. 509 PMo c CM, supra note 314 au para 89.

Décontextualiser la prestation compensatoire soulève des problématiques importantes. L’influence du patrimoine familial dans le développement de la prestation compensatoire est indéniable. Ces deux institutions grandissent et se construisent à travers leur relation; difficile d’imaginer la réception, par les tribunaux, de la prestation compensatoire si elle devait exister sans le patrimoine familial. Comme la fluidité des apports plaidés par les conjoints cadre mal avec les catégories strictes de réclamation constituées en droit familial, la jurisprudence tend à voguer entre les différents recours patrimoniaux et à indemniser le demandeur par l’utilisation du patrimoine familial, de la somme globale ou de la prestation compensatoire, sans grande prévisibilité. Le patrimoine familial est une institution qui produit des effets, même lorsque les conjoints ont signé une convention de non-assujettissement aux dispositions du patrimoine familial. Par ailleurs, la jurisprudence développée en l’absence de patrimoine familial montre toujours l’influence de la somme globale, mais surtout, de l’obligation pour les époux de contribuer proportionnellement à leurs facultés aux charges du mariage.