126. Comme nous le savons, « toute réglementation commerciale des Etats membres
susceptible d’entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intra-communautaire194 », alors qualifiée de mesure d’effet équivalent, est
formellement interdite par le Traité, qu’il s’agisse d’une entrave à l’importation195 ou à l’exportation196.
Or, certaines mesures visant à la protection de l’environnement sont susceptibles d’être qualifiées ainsi et donc de relever de cette règle essentielle de la construction européenne. Cependant, comme en matière d’aides d’Etat, nous verrons que l’objectif de protection de l’environnement est pris en compte par les instances européennes comme un motif permettant, parfois, de déroger au principe d’interdiction.
127. Annonce de plan - Cette reconnaissance se matérialise à travers la coexistence de
deux régimes dérogatoires (Paragraphe I), dont l’articulation peut être parfois délicate, ce qui n’est pas sans prêter à controverse (Paragraphe II).
Paragraphe I/ Une reconnaissance divisée entre deux dérogations
128. Les mesures visant à la protection de l’environnement qualifiées de mesures d’effet
équivalent sont, généralement, susceptibles d’être rachetées. Soit, de manière incidente, par la dérogation légale de l’article 36 du TFUE (I), soit de manière spécifique, par la dérogation prétorienne tirée des exigences impératives d’intérêt général (II).
I/ Une dérogation légale incidente
129. L’interdiction de principe des restrictions quantitatives et des mesures d’effet
équivalent au sens des articles 34 et 35 du TFUE peut faire l’objet, en vertu de l’article 36 du TFUE, d’une dérogation.
194
CJCE, 11 juillet 1974, Dassonville, aff. C-8/74, Rec., p. 837, point 5.
195
Article 34 du TFUE.
196
89
En effet, selon ce dernier, l’interdiction des mesures d’effet équivalent ne fait pas obstacle à celles qui sont « justifiées par des raisons (…) d’ordre public, (…) de protection de la santé
et de la vie des personnes, etc.. 197».
130. Annonce de plan - Ainsi, il est aisé de constater que celui-ci est textuellement
indifférent à la protection de l’environnement (A). Il n’en demeure pas moins qu’en pratique, l’interprétation qui en est faite par les juges, permet, de manière incidente, de prendre en compte cet objectif à travers d’autres intérêts protégés (B).
A/ L’indifférence textuelle de l’article 36 du TFUE à l’égard de la protection de l’environnement
131. Comme nous venons de le voir, l’article 36 du TFUE énumère une liste de valeurs
générales que les Etats membres sont traditionnellement en droit de protéger, telles que la moralité publique ou bien encore la sécurité publique, et fait l’impasse sur la protection de l’environnement.
Ainsi, malgré certaines prises de position favorables à son intégration198, l’objectif de protection de l’environnement en tant que tel, ne relève pas, à première vue, de cette dérogation.
De plus, comme l’a souligné la Cour de Justice des Communautés Européennes (ci-après CJCE) dans son arrêt Bauhuis199, la liste des raisons énumérées dans l’article 36 du TFUE est
exhaustive et d’interprétation stricte.
Malgré tout, l’interprétation qui en est faite par les juges, permet, de manière incidente, de justifier des mesures visant à la protection de l’environnement se trouvant à cheval sur la protection de la santé humaine et celles ayant trait à la conservation de la biodiversité.
197
Article 36 du TFUE.
198
Les délégations autrichienne et allemande avaient proposé, au cours des négociations relatives à l’élaboration du Traité d’Amsterdam, d’ajouter à l’ancien article 30 du TCE la mention de la protection de l’environnement comme fondement potentiel à des régimes nationaux portant atteinte à la libre circulation des marchandises.
199
90
B/ La prise en compte incidente de la protection de l’environnement par l’article 36 du TFUE
132. En dépit du caractère limitatif de la liste de raisons d’intérêt général énumérées par
l’article 36 du TFUE, des mesures nationales de protection de l’environnement peuvent, parfois, bénéficier de cette dérogation légale en se servant d’autres objectifs.
C’est le cas, par exemple, pour l’objectif de « santé publique », qui est également un objectif de la politique de l’environnement de l’Union européenne200. Ainsi, certaines dispositions environnementales poursuivant de manière accessoire cet objectif, comme par exemple, une disposition destinée à promouvoir l’électricité éolienne201, peuvent relever de l’article 36 du TFUE.
Ce fut le cas, également, pour une réglementation nationale visant à restreindre l’utilisation de véhicules nautiques à moteur. Dans cette affaire, les juges, après avoir rappelé que la protection de l’environnement pouvait justifier des mesures nationales susceptibles d’entraver le commerce intracommunautaire, ont estimé que cet objectif devait être examiné conjointement avec celui de protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ainsi que celui de la préservation des plantes afin d’apprécier le caractère justifié de la réglementation visée202.
Enfin, la CJCE a considéré dans un arrêt de 1998, que des mesures de préservation d’une population animale indigène, visant à constituer une zone de protection à l’intérieur de laquelle était interdite la détention d’une autre race que celle protégée, pouvaient être justifiées au regard de l’objectif de conservation de la biodiversité203.
Cependant, cet objectif ne saurait pour autant justifier des mesures ayant trait à la gestion des ressources naturelles, la notion d’environnement étant à la fois plus large et plus complexe que celle de protection des animaux et des végétaux sauvages.
200
Article 169§1 et 191§1 du TFUE.
201
CJCE, 13 mars 2001, PreussenElektra c/ Schleswag, aff. C-379/98, Rec., p. I-2099, point 75. Cette affaire concernait la conformité avec le traité d’une loi allemande tendant à promouvoir l’utilisation de l’électricité produite à partir de sources d’énergie renouvelables. Cette loi imposait aux entreprises régionales de distribution d’électricité d’acheter l’électricité produite dans leur zone d’approvisionnement à partir de sources d’énergie renouvelables à des prix minimaux fixés. Elle imposait également aux entreprises d’approvisionnement en électricité produite à partir de sources conventionnelles d’énergie situées en amont de verser aux entreprises de distribution situées en aval une compensation partielle pour les surcoûts résultant de cette obligation d’achat. La CJCE jugea, en l’espèce, la loi visée compatible avec l’article 30 du TCE car répondant à un objectif de protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ainsi que la préservation des végétaux utile à la protection de l’environnement.
202
CJCE, 4 juin 2009, Mickelsson et Roos, aff. C-142/05, points 32 et 33.
203
91
C’est sans doute la raison pour laquelle, la Cour de justice lui a reconnu, assez rapidement, la valeur d’exigence impérative d’intérêt général permettant d’échapper au principe d’interdiction des MEERQ.
II/ Une dérogation prétorienne spécifique
133. Cette dérogation spécifique à la protection de l’environnement est le fruit d’un long
travail de la CJCE.
Commençant par admettre, dans la célèbre affaire Cassis de Dijon204, la licéité, au regard de
l’article 34 du TFUE, de certaines législations faisant obstacles à la libre circulation des marchandises, lorsque celles-ci sont justifiées par des « exigences impératives », comme par exemple la protection des consommateurs ou la loyauté des transactions commerciales, la CJCE a ensuite étendu les bénéfices de cette dérogation jurisprudentielle à la protection de l’environnement (A).
Cependant, nous verrons que, si le champ d’application de la dérogation fondée sur l’exigence impérative de protection de l’environnement est plus large que celui de la dérogation légale, sa reconnaissance est beaucoup plus conditionnée (B).
A/ Une reconnaissance en tant qu’exigence impérative d’intérêt général
134. Le premier signe de reconnaissance de la protection de l’environnement en tant
qu’exigence impérative intervint dans l’affaire dite « des brûleurs d’huiles usagées205». La Cour de justice affirma dans cette dernière que « la protection de l’environnement constituait
un objectif d’intérêt général justifiant que des restrictions puissent être apportées aux libertés économiques fondamentales206 ».
Le rattachement de la protection de l’environnement à la jurisprudence Cassis de Dijon fût consacré de manière beaucoup plus formelle dans l’affaire des Bouteilles Danoises207, dans
laquelle la Cour énonça de manière non équivoque, « que la protection de l’environnement
constitue une exigence impérative pouvant limiter l’application de l’article 30 du Traité
(devenu article 36 du TFUE)208 ».
204
CJCE, 20 février 1979, Rewe (« Cassis de Dijon »), aff. C-120/78, Rec., p. 662, point 8.
205
CJCE, 7 février 1985, Association de défense des brûleurs d’huiles usagées, aff. C-240/83, Rec., p. 531.
206
Ibid.
207
CJCE, 20 septembre 1988, Commission c/ Danemark, aff. C-302/86, Rec., p. 4607.
208
92
Elle n’a même plus éprouvé le besoin de réitérer cette affirmation de manière expresse dans son arrêt Déchets Wallons où elle s’est limitée à faire référence à « l’argument selon lequel
des exigences impératives tenant à la protection de l’environnement justifient les mesures contestées209 ».
Ainsi, il résulte pour ces mesures nationales de protection de l’environnement susceptibles de porter atteinte au marché intérieur, la possibilité de bénéficier de la célèbre jurisprudence
Cassis de Dijon210.
Initialement limitée au domaine des déchets, l’exception tirée de l’exigence impérative de protection de l’environnement a ensuite été progressivement étendue aux nuisances sonores des bruits d’avions, à la lutte contre les changements climatiques, etc.211
Cependant, si le domaine d’application de cette dérogation est étendu, les conditions d’application qui l’entourent sont, quant à elles, plus rigoureuses que celles prévues pour l’article 36 du TFUE.
B/ Une reconnaissance limitée
135. En plus des conditions d’application classiques prévues pour les deux dérogations, à
savoir, le caractère non économique des mesures nationales et l’absence d’harmonisation complète dans le domaine concerné par la mesure, la dérogation prétorienne tirée des exigences impératives d’intérêt général est soumise à trois autres conditions.
La première condition est une condition de nécessité. En effet, en matière de libre circulation et conformément à l’arrêt Cassis de Dijon, une mesure environnementale ne pourra être reconnue que dans la mesure où elle sera « nécessaire pour satisfaire à des exigences
impératives212 ». Ainsi, par exemple, une réglementation visant à l’élimination des huiles
usagées doit avoir comme objectif la protection de l’environnement contre leurs effets préjudiciables213. Cela suppose donc, comme le remarque le Professeur De Sadeleer, l’existence d’un risque environnemental spécifique permettant de faire le lien entre la mesure et l’objectif légitime poursuivi214.
209
CJCE, 9 juillet 1992, Commission c/ Belgique, aff. C-2/90
210
CJCE, 20 février 1979, op. cit.
211
C. VIAL, Protection de l'environnement et libre circulation des marchandises, Bruylant, 2006., p.212.
212
CJCE, 20 février 1979, op. cit.
213
CJCE, 7 février 1985, Association de défense des brûleurs d’huiles usagées, op. cit., point 13.
214
93
La mesure doit également être proportionnée. C’est une exigence constante de la CJCE lorsqu’elle se trouve face à une réglementation nationale qui a, ou est de nature à avoir, un effet restrictif sur les échanges intracommunautaires215. L’application de ce principe de proportionnalité requiert une mise en balance de la protection de l’environnement avec les effets économiques du fonctionnement du marché intérieur216. A ce niveau, l’Etat ou les Etats concernés doivent pouvoir démontrer qu’aucune mesure moins restrictive n’est envisageable pour arriver au même niveau de protection souhaité217.
Enfin et surtout, la mesure ou la réglementation nationale litigieuse ne doit pas être discriminatoire. En effet, à la différence de celles bénéficiant de la dérogation prévue par l’article 36 du TFUE, une mesure ne pourra être justifiée comme répondant à l’exigence impérative de protection de l’environnement que si elle s’applique indistinctement aux produits nationaux comme aux produits importés218. A noter que dans certains cas très particuliers liés à la protection de l’environnement, cette condition peut être écartée par la Cour de justice, comme par exemple, en matière d’importation de déchets219 ou de collecte d’emballages d’eau minérale220.
Cette condition de non discrimination marque le véritable point de séparation entre le régime dérogatoire légal prévu par le Traité et la dérogation prétorienne tirée des exigences impératives. Elle constitue, par la même, le principal point de controverse entourant la cohabitation des deux régimes en matière de protection de l’environnement.
215
V. notamment : CJUE, 6 novembre 2014, Mac, aff. C-108/13, point 39.
216
P. THIEFFRY, Droit de l'environnement de l'Union européenne, op. cit., p.869 et s.
217
V. en ce sens : CJCE, 11 décembre 2008, Commission c/ Autriche, aff. C-524/07, point 61 ; CJUE, 6 septembre 2012, Commission c/ Belgique, aff. C-150/11, points 55 et s. CJUE, 3 avril 2014, Commission c/
Espagne, aff. C-428/12, point 39.
218
CJCE, 24 novembre 1993, Keck et Mithouard, aff. C-267/91 et C-268/91, Rec., p. 6097, point 15.
219
CJCE, 9 juillet 1992, Commission c/ Belgique, aff. C-2/90, Rec., p. I-4431, point 34.
220