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La reconfiguration de la propriété des grandes entreprises publiques entreprises publiques

1. La manifestation du phénomène

Depuis une quinzaine d'années, l'Etat français a profondément modifié les modalités de son intervention économique, sous l'effet conjugué du renou-veau des idées libérales et des progrès accomplis par la construction com-munautaire. JI a engagé un mouvement de déréglementation des activités économiques, de privatisation partielle du secteur public et d'évolution des grands monopoles, conformément aux exigences européennes. Les entrepri-ses de service public de l'Etat ont dû s'adapter à ce nouvel environnement.

Les réformes structurelles engagées par l'Etat entrepreneur ont, pour une

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part, consisté à redéfinir les contours et les conditions de gestion des biens publics. Elles ont toutefois emprunté des voies différentes suivant les sec-teurs d'activité. On peut l'observer à partir de trois exemples.

Celui de France Télécom d'abord. Après que cet ancien service d'Etat se soit vu accorder la personnalité morale de droit public en 1990, une loi _du 26 juillet 1996 a procédé à sa transformation en société de droit privé'. Ce texte, parce qu'il impose à l'Etat de conserver la majorité du capital, n'altère donc pas la qualité d'entreprise publique de France Télécom ni la reconnaissance de ses missions de service public. Il procède en·revanche à une transforma-tion radicale du statut de ses biens8 La loi prévoit le déclassement des biens du domaine public, c'est-à-dire leur passage dans le domaine privé de l'Etat, puis leur transfert intégral à titre gratuit à la nouvelle entreprise. Par ailleurs, l'Etat reçoit le pouvoir de s'opposer à toute cession de biens de France Télécom qui risquerait de compromettre ses missions de service public. La loiseconforme ici à la définition jurisprudentielle du domaine public, qui fait d~:"l'appartenance à une personne publique un critère indispensable de la domanialité.

L'exemple de la Société Nationale des Chemins de Fer Français (SNCF) est tout aussi intéressant, même si l'évolution des biens de cette entreprise publi-que organisée sous la forme d'établissement public se réalise très différem-ment9 Le contexte n'est d'ailleurs pas tout à fait semblable. Il s'est agi pour l'Etat de répondre à une directive européenne qui exigeait de dissocier la gestion de l'infrastructure et l'exploitation du service de transport ferroviaire dans la perspective d'une ouverture à la concurrence de ce secteur d' acti-vité. La volonté de désendettement de la SNCF n'a pas non plus été étran-gère à la réforme. La loi a donc transféré en pleine propriété à un nouvel établissement, Réseau Ferré de France (RFF), une partie du domaine public de la SNCF, essentiellement les biens constitutifs de l'infrastructure

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Loi n° 96-659 du 26 juillet 1996 de réglementation des télécommunications, JO du 27 juillet 1996, p. 11384.

CHRISTIAN LAVLALLE, «L'ouverture minoritaire du capital de France-Télécom au sec-teur privé, le domaine public et la proprieté privée)), Revllefrançaise de droit adminis-rralifnov.-déc.1996, p. 1124.

Loi nO 97-135 du 13 février 1997 portant création de l'établissement public Réseau Ferré de France, JO du 15 février 1997, p. 2592.

L'utilisation du domaine public en droit français

viaire (notamment les voies)1O En revanche, la SNCF conserve les biens nécessaires à l'exploitation du réseau, notamment les gares, les ateliers et les bâtiments administratifs. Ainsi, l'étendue du domaine public n'est pas modifiée, mais la loi envisage expressément 1 'hypothèse d'un déclassement des biens gérés par RFF en imposant l'autorisation de l'Etat.

La réforme du régime des biens de La Poste présente encore un autre cas de figure pour une entreprise publique de service public, également établisse-ment public, dont la plupart des activités, notamment bancaires et de trans-port de colis, s'inscrivent dans un contexte concurrentiel. La loi du Il dé-cembre 2001, dans son article 22, procède au déclassement des biens du domaine public de La Poste11. Ainsi transférés dans son domaine privé, ces biens peuvent faire l'objet, comme la loi le précise, d'une gestion «en appli-cation du droit commun». Une fois encore, le législateur prend la précaution d'accorder à l'Etat un droit d'opposition à toute cession d'un bien qui com-promettrait les missions essentielles de La Poste. On remarque que, cette fois, l'évolution n'est pas la conséquence nécessaire d'une privatisation, ni le produit d'une exigence communautaire. Elle procède d'une démarche volon-taire de l'Etat destinée à offrir à ses entreprises des conditions de fonction-nement proches de celles de ses concurrents privés.

2. Un contexte jurisprudentiel favorable

Si le juge a établi l'étendue du domaine et le régime juridique de ses usages, c'est en revanche par la loi que se sont opérées les mutations récentes. Il est alors remarquable de constater que ces évolutions législatives n'ont en aucune façon été contrariées par le juge, dont les positions ont, au contraire, encou-ragé, parfois suggéré, les réformes. On l'observe autant au travers de la position du juge constitutionnel que de celle du juge administratif. Deux déci-sions peuvent à cet égard être relevées.

D'abord la décision du Conseil constitutionnel du 23 juillet 1996 rendue à propos de l'évolution du statut de France Télécom 12 Le juge constitutionnel

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CHRISTIAN LAVIALLE, «La loi du 13 février 1997 créant «Réseau ferré de France)) et le nouveau régime des domaines et transports ferroviaires», Revue française de droit adminÎstratifjuill.-août 1997. p. 768.

Loi nO 2001-1168 du Il décembre 2001 portant mesures urgentes de réfonnes à caractère économique et financier, JO du 12 décembre 2001, p. 19703.

Décision nO 96-380 OC du 23 juillet 1996, Actualité juridique du droit administratif sept. 1996, p. 694.

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valide le dispositif de la loi relatif au transfert des biens. La décision est intéressante au moins à deux titres. Elle relativise d'abord la protection que confère le principe d'inaliénabilité aux biens du domaine public. Ce principe ne fait pas obstacle au transfert des biens de l'Etat à une entreprise de statut privé dans la mesure où la loi prévoit le déclassement préalable de ces biens.

Le Conseil constitutionnel reprend là un élément traditionnel du régime jUridi-que du domaine public, sauf jUridi-que la sortie d'un bien du domaine public et son intégration·dans le domaine privé réalisées par la décision de déclassement doivent être normalement précédées par une désaffectation des biens. Or, les biens de France Télécom continuent, en partie, à permettre le fonctionne-ment d'un service public. Par ailleurs, et c'est le second centre d'intérêt de la décision, le juge constitutionnel s'appuie sur la procédure permettant à l'Etat de s'opposer à une cession qui compromet la bonne exécution par France Télécom de ses obligations pour confirmer la confoffilité de la loi au principe constitutionnel de continuité du service public. La sortie d'un bien du domaine public exige que l'Etat conserve un droit de regard dans la mesure où ce bien est affecté à des missions de service public assurées par une entreprise publique, et ce, quel que soit son statut, public ou privé.

La seconde décision est imputable au Conseil d'Etat. Elle a été rendue par sa formation la plus solennelle, l'Assemblée, le 23 octobre 1998 et concerne les biens d'une autre entreprise publique: Electricité De France (EDF)U La question posée aujuge, non résolue jusqu'alors, consistait à savoir si un éta-blissement public exerçant une activité industrielle et commerciale pouvait être propriétaire d'une dépendance du domaine public. La réponse donnée par le Conseil d'Etat est résolument positive. La Haute assemblée ne voit aucune incompatibilité entre ce statut, qui est destiné à permettre aux per-sonnes publiques d'appliquer le droit privé, et la domanialité publique. Elle rejoint là une position prise par la Cour de Cassation en 1987 qui confirmait l'insaisissabilité de l'ensemble des biens de ces établissements. Cet arrêt du Conseil d'Etat ne doit toutefois pas s'interpréter comme une garantie de la consistance du domaine public. Dans la deuxième partie de la décision, le juge considère, en effet, qu'une loi peut en disposer autrement, c'est-à-dire affirmer l'appartenance au domaine privé de biens pourtant spécialement

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CE, Ass., 23 octobre 1998, Electricité de France, Actualité juridique du droit adminis-tratif 1998, p. 1017, concI. J ARRIGUI DE CASANOVA; CHRISTIAN LAVIALLE, «A propos de l'inclusion dans le domaine public des biens appartenant à EDF», Revue française de droit administratif 1999, p. 578.

L'utilisation du domaine public en droit français

affectés au service public, donc répondant à tous les critères jurisprudentiels de la domanialité publique. En l'espèce, les biens d'EDF sont qualifiés de biens du domaine privé suivant en cela la pratique de l'entreprise depuis plus de 50 ans. L'évolution récente du statut des biens de La Poste se situe dans les perspectives ouvertes par le Conseil d'Etat.

3. Quelques enseignements de l'évolution

Plusieurs enseignements peuvent être tirés de ces mutations, le premier en forme de constat. C'est bien la logique du marché qui est à l'origine de ces évolutions. L'Etat cherche à faire bénéficier ses entreprises de condition de fonctionnement plus souples, identiques à celles des entreprises directement ou indirectement concurrentes, en leur évitant les rigidités inhérentes au do-maine public. Les moyens sont données aux opérateurs publics de dévelop-per une gestion plus dynamique de leurs biens. Ce faisant, l'Etat réduit con-sidérablement l'étendue de son patrimoine, principalement celui affecté au fonctionnement des services publics, d'autant qu'une partie de ses biens a déjà été transférée aux collectivités territoriales dans le cadre de la décen-tralisation. Il s'opère ainsi un recentrage des biens du domaine public de l'Etat sur les biens affectés à l'usage direct du public (domaine public naturel et voirie).

Le deuxième enseignement a trait à la diversification du régime juridique des propriétés publiques. L'opposition entre un domaine public régit par des rè-gles protectrices de droit public et un domaine privé soumis au droit commun de la propriété privée parait de moins en moins valide. A ce schéma tradition-nel se substitue un droit des biens moins dual, tenant compte à la fois du statut public ou privé des propriétaires et de l'affectation des biens à l'intérêt public pour établir une échelle de contraintes mieux adaptée aux attentes de leur propriétaire. Cette évolution a un prix: la complexification croissante du régime de gestion des biens publics.

Enfm, on peut aussi retenir la volonté de l'Etat de ne pas perdre de vue l'intérêt général qui s'attache à la gestion de ses biens. Dans tous les cas de figure, l'Etat conserve un droit de regard sur l'utilisation des biens qu'il a transférés. A sa qualité traditionnelle de gestionnaire des biens du domaine se substitue une fonction de régulation des biens affectés soit à une collecti-vité territoriale, soit à une entreprise de statut public ou privé, fonction qui lui réserve un pouvoir exceptionnel d'intervention lorsque des intérêts essentiels sont enjeu.

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