• Aucun résultat trouvé

L'œuvre prétorienne

J. Les premières positions

Le principe de libre concurrence a tardé à faire sentir ses effets à l'égard de la gestion du domaine public. Il y a à cela sans doute deux raisons: d'abord, la gestion du domaine public constitue un terrain d'expression ancien et naturel des prérogatives de puissance publique. On l'a vu, le régime des usages du domaine public s'est construit sur l'obligation pour ses propriétaires de proté-ger cette richesse collective. Dans cette perspective, il ne paraissait pas concevable que des considérations tenant aux relations entre personnes pri-vées puissent restreindre les prérogatives publiques. La seconde raison est plus technique: elle tient au contenu de l'ordonnance du 1 er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence et à ses premières interpré-tations par le juge administratif.

L'article S3 de l'ordonnance de 1986 énonce que les règles de la concUT-rence s'appliquent aux personnes publiques exerçant des activités de pro-duction, de distribution et de service. La question s'est alors rapidement po-sée de savoir si le champ d'application de l'ordonnance s'étendait aux situations créées par un acte administratif, par exemple un contrat déléguant la gestion d'un service public à une personne privée ou une autorisation d 'oc-cupation privative du domaine public. Dans un premier temps, le juge a con-sidéré qu' <<un tel acte n'était pas, par lui-même, susceptible d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur le marché» et a donc

21

110

«Dossier: Le juge administratif et le contentieux économique», Actualité juridique du droit administralifsept. 2000, p. 679; BERTRAND FAURE, «Le droit administratif des collectivités territoriales et la concurrence», Actualitéjuridique du droit administratif fév. 2001, p. 136.

I t"

L'utilisation du domaine public en droit français

!~

écarté l'application de l'ordonnance de 1986 à ces hypotbèses. Le Conseil

f '

d'Etat s'est prononcé dans ce sens, par exemple à propos d'une autorisation .. ' d'implantation d'une librairie sur un campus universitaire contestée par un concurrent implanté aux abords22• Il estime suffisant que la légalité de la décision administrative puisse être appréciée au regard du principe de la liberté du commerce et de l'industrie qui n'a pourtant pas la même portée.

2. L'évolution de l'attitude du juge

Le juge administratif français ne va pas tenir très longtemps cette position intransigeante et contradictoire qui l'amène à contrôler les actes administra-tifs au regard du droit communautaire de la concurrence et non au regard du droit interne. Le cap est franchi avec l'arrêt Société Million et Marais rendu par le Conseil d'Etalle 3 novembre 1997: le juge rend applicable aux actes administratifs l'ordonnance de 1986 garantissant la liberté de la concurrence, en l'espèce à un contrat de concession d'un service de pompes funèbres23 La transposition de cette solution aux actes de gestion du domaine public était incertaine. Elle est réglée par un arrêt du Conseil d'Etat du 26 mars 1999, EDA, rendu à propos d'une contestation formée par une entreprise de location de voiture évincée d'un appel d'offre relatif à l'occupation d' empla-cements du domaine public situés sur les deux a';roports parisiens2'. La so-ciété EDA avait fait une proposition pour un seul des deux aéroports, contrai-rement à ce qu'exigeait l'appel d'offre. L'arrêt intervient dans un contexte particulier de fronde du Conseil de la concurrence contre la position du juge administratiFs. Cette autorité administrative indépendante avait eu à plu-sieurs reprises à sanctionner le comportement de gestionnaires du domaine public, par exemple à l'occasion de la fourniture de mobilier urbain aux col-lectivités locales. Elle excédait toutefois sa compétence réservée aux situa-tions ne mettant en cause aucun acte administratif. L'arrêt du 26 mars tente de mettre fin au désordre en considérant que l'autorité gestionnaire du do-maine public, lieu d'activités économiques, doit agir conformément aux

exi-22

23 24 25

CE, 10 mai 1996, SARL La Rous(one. Actualité juridique du droit administratif 1996, p. 553.

CE, Sect., 3 novembre 1997, Societe Million el Marais, nQ 116, Les grands arrêts du droit administratif, 12ème édition, Dalloz.

CE, Sect., 26 mars 1999, Société EDA, Actualité juridique du droit administratif, con-clusions J.-H STAHL, juin 1999, p. 427, note MICHEL BAZEX.

GÉRARD GoNZALEZ, «Domaine public et droit de la concurrence», ActuaJitéjuridique du droit administratif mai 1999, p. 387.

PASCALPLANCHET

gences de l'ordonnance de 1986. La décision leur pennet toutefois de s'écarter de ces exigences pour satisfaire les impératifs de la gestion du domaine. Le juge marque ainsi son refus d'imposer au gestionnaire du domaine un com-portement seulement dicté par les nécessités du marché. Le commissaire du gouvernement justifie le maintien des prérogatives de puissance publique par le fait que <de domaine est une richesse collective, destiné à satisfaire l'inté-rêt de tous et non l'intél'inté-rêt de quelques-uns».

Sur le plan des principes, cet arrêt est remarquable. Dans un souci d'ortho-doxie juridique, le juge impose l'application des règles de la concurrence lors de l'attribution des autorisations d'occupation privative du domaine public mais admet qu'elles puissent être écartées si les intérêts du domaine sont menacés; l'intérêt général est sauvegardé. D'un point de vue opérationnel, la solution est plus critiquable: elle laisse aux gestionnaires le soin de définir les termes du compromis à réaliser, ce qui ne va pas dans le sens d'une sécurisation des opérations.

3. L'élargissement de la portée du principe de libre concurrence L'arrêt EDAn'est pas la seule décision manifestant l'impact du principe de libre concurrence sur la gestion du domaine public. Deux autres ensembles de solutions peuvent être signalés.

Le premier concerne certains contrats d'occupation du domaine public que le juge analyse comme ayant pour objet de confier la gestion d'un service public à une personne morale de droit privé. Déjà à deux reprises, le Conseil d'Etat a conduit ce raisonnement, la première fois à propos d'une convention par laquelle la ville d'Antibes confiait à son cocontractant la mission d'assu-rer l'équipement, l'entretien et l'exploitation d'une plage et le soin de veiller à la salubrité de la baignade et au respect des mesures de sécurité26, la seconde fois pour un contrat d'occupation de deux bâtiments du domaine public imposant au gestionnaire privé de réhabiliter les locaux et de les louer pour des usages favorisant l'animation du quartier dans les domaines de la culture et des loisirs27 Dans les deux cas, les propriétaires du domaine avaient seulement conscience de passer un contrat d'occupation du domaine et non

26

27

112

CE, 21 juin 2000, SARL Plage Chez Joseph etfédéralion nalionale des plages reslalt~

ranis, Revue française de droit administratif 2000, p. 797, conclusÎons CATHERINE BERGEAL.

CE, Il décembre 2000, Mme Agofroy, Actualité juridique du droit administratif200 l, p. 193, note MICHÈLE RAUNET et OLIVIER ROUSSET.

r

L'utilisation du domaine public en droit français

d'opérer une véritable délégation de service public. La requalification par le juge du contrat a pour effet d'imposer aux gestionnaires du domaine de se soumettre à la procédure de mise en concurrence prévue par la loi pour ce type de contrat depuis 1993.

La seconde jurisprudence est plus éloignée des problèmes d'occupation pri-vative du domaine public. Elle concerne néanmoins au sens large la question de l'utilisation du domaine. Le juge a eu à connaître de contrats, dénommés

«marchés d'entreprise de travaux publics», consistant pour une personne publique à confier la réalisation de travaux de rénovation, d'entretien et de maintenance de la voirie à un entrepreneur privé. Il s'agit en réalité d'une forme de paiement à crédit d'équipements publics puisque l'entreprise est rémunérée progressivement: les collectivités locales espéraient ainsi échap-per aux procédures de mise en concurrence. Le Conseil d'Etat s'est opposé à cette forme de détournement de procédure en quai ifiant ces contrats de marchés publics soumis au principe de concurrence et interdisant le paie-ment différé28.

B. Les régimes législatifs spéciaux d'occupation du domaine public: l'exemple des secteurs de la communication

Le domaine public n'a pu rester insensible aux mutations des secteurs de la communication liées à la multiplication des besoins d'échange, aux avancées technologiques et à l'ouverture à la concurrence. Qu'il s'agisse de la com-munication audiovisuelle ou de la télécomcom-munication, le développement de ces activités passe par l'occupation du domaine public hertzien et du do-maine public terrestre. Devant l'ampleur des enjeux, la complexité des nou-velles techniques et pour assurer l'effectivité de la concurrence face à des opérateurs déjà en place, le législateur a été sollicité pour organiser l' occupa-tion de l'espace public.

1. La gestion de l'espace hertzien

Le droit français a toujours été très hésitant à reconnaître l'existence d'un domaine public aérien. Aucun texte ne règle la question. Tout au plus, le Code civil complexifie l'affaire en considérant que la propriété du sol

em-28 CE, 8 février 1999, Préfet des Bouches du Rhône cl commune de la Ciotat, Actualité juridique du droit administratif 1999, p. 364.

PASCAL PLANCHEr

porte celle du dessus (article 552). Pour autant, l'espace ne peut être une propriété partagée, ne serait-ce que pour rendre possible le trafic aérien.

Un élément de l'espace est au moins de façon certaine une dépendance du domaine public: les ondes. La loi du 30 septembre 1986 sur la liberté de communication dispose, dans son article 10, que «l'utilisation par les titulaires d'autorisations de fréquences radioélectriques disponibles sur le territoire de la République constitue un mode privatif d'occupation du domaine public de l'Etab). Le texte précise que les autorisations accordées sont précaires et révocables. La loi du 26 juillet 1996, qui ouvre le seçteur des télécommunica-tions à la concurrence confirme implicitement la domanialité des ondes en soumettant la fourniture des services qui utilisent les fréquences hertziennes à autorisation (article L 34-3 du Code du domaine de l'Etat), ce qu'a ensuite expressément admis le Conseil constitutionnel29 .

Dans les deux domaines d'activité, la loi a opté pour des solutions assez proches. Deux autorités administratives indépendantes interviennent dans la délivrance et la gestion des autorisations nécessairement en nombre limité: le Conseil Supérieur de l'Audiovisuel (CSA) pour le secteur de la communica-tion audiovisuelle et l'Autorité de Régulacommunica-tion des Télécommunicacommunica-tions (ART) pour la télécommunication. La communication audiovisuelle constituant une liberté fondamentale, les pouvoirs du CSA sont plus étendus que ceux de l'ART. Ainsi, c'est lui qui accorde les autorisations d'émettre alors que l'ART ne fait qu'instruire les demandes autorisation pour le compte du ministre chargé du secteur. En revanche, ces autorités disposent d'un pouvoir de sanction assez semblable pouvant se traduire par un retrait total ou partiel, temporaire ou définitif, de l'autorisation d'occupation du domaine.

2. L'occupation du domaine public terrestre

Le problème de l'occupation du domaine public terrestre se pose principale-ment pour le secteur de la télécommunication. Les installations nécessaires à la communication audiovisuelle relèvent en effet de la compétence d'un éta-blissement public de l'Etat.

L'installation des réseaux de télécommunication qui utilisent principalement le domaine public est au contraire un sujet sensible, réglé avec beaucoup de soin par la loi de 1996. Ce texte innove à plusieurs égards.

29 Décision DC du 28 décembre 2000, De, Loi de finances pour 200 l, Rec., p. 45.

114

L'utilisation du domaine public en droit français

D'abord, alors que l'occupation privative du domaine public est traditionnel-lement laissée à la libre appréciation de l'administration, la loi reconnaît aux exploitants d'un réseau ouvert au public un droit de passage sur le domaine public routier. L'autorisation est accordée sous la forme d'une permission de voirie dont la durée de validité n'est pas précisée par la loi (maximum 15 ans, ce qui représente la durée de l'autorisation ministérielle d'établir et de gérer un réseau). L'autorisation peut être implicite si l'administration ne prend pas position sur la demande dans les deux mois. Les motifs de refus sont soi-gneusement détaillés. Ils ne peuvent être fondés que sur l'incompatibilité des équipements avec le domaine (précisée par décret), la mise en jeu de l'inté-grité des ouvrages et la sécurité des utilisations. De façon plus énigmatique, la loi indique également que l'autorisation ne doit pas contrevenir aux (<cxi-gences essentielles», exi(<cxi-gences qui se rapportent, semble-t-il, à la sécurité publique. En outre, le retrait de la permission est restreint à des hypothèses précises: par exemple, un retrait de l'autorisation ministérielle accordée à l'opérateur ou le non-respect des contraintes fixées par la permission de

V01ne.

Par ailleurs, la loi de 1996 exige un traitement égalitaire des différents opéra-teurs. La délivrance des autorisations d'occupation du domaine ne doit pas permettre de privilégier l'opérateur historique, France Télécom. Les proprié-taires du domaine doivent toutefois prendre toutes les dispositions utiles pour garantir l'accomplissement par France Télécom de ses obligations de ser-vice public. L'exigence d'un traitement égalitaire des opérateurs, condition nécessaire de la libre concurrence, se retrouve dans les dispositions relatives aux redevances qui sont exigées de façon identique de tous les opérateurs (l'utilisation du domaine par France Télécom était jusqu'alors gratuite). La loi se soucie également d'imposer une utilisation optimale des réseaux im-plantés sur le domaine public routier. A cet effet, elle prévoit les conditions de partage des installations existantes par plusieurs entreprises. L'administra-tion ne peut cependant pas exiger ce partage. Elle doit se contenter d'inviter les parties à se rapprocher. L'échec de la négociation conduit à une confir-mation de la demande d'occupation, ce qui paraît signifier que le propriétaire du domaine doit S 'y soumettre.

L'utilisation du domaine public non routier est envisagée selon des modalités très différentes. Les opérateurs ne bénéficient plus d'un droit d'implantation de leurs équipements. L'occupation se traduit par une convention, librement

PASCALPLANCHET

négociée avec le gestionnaire du domaine, «dans des conditions transparen-tes et non discriminatoires», Elle donne lieu au versement d'une redevance

«raisonnée et proportionnelle aux usages du domaine», Les grands opéra-teurs privés ont commencé à saisir ces opportunités pour utiliser le potentiel du domaine ferroviaire ou fluvial, par exemple,

On peut enfin préciser que les droits reconnus aux opérateurs de télécom-munication ne font pas obstacle à la mise en place par une collectivité terri-toriale d'un réseau ouvert au public en utilisant notamment son domaine pu-blic30 Ce type d'initiative n'a pas été jugé contraire au principe de libre concurrence, Il permet le développement de réseaux à hauts débits destinés à être mis à la disposition des opérateurs ou de toute administration ou entre-prise intéressée; les tarifs doivent correspondre aux coûts d'installation, Le Code général des collectivités territoriales précise toutefois que ces infras-tructures ne doivent pas porter atteinte au droit de passage des opérateurs (article L 1511-6),

S'il faut faire un bilan de l'ensemble de ces évolutions, on peut retenir qu'en France la rencontre récente entre le domaine public et le marché a déjà eu lieu mais qu'elle n'a fini de provoquer des effets en chaîne, Au-delà du choc des cultures qu'elle a révélé, de l'affrontement des valeurs entre les maîtres du domaine et les acteurs économiques qu'elle a produit, cette rencontre a permis de donner une dimension plus raisonnable au domaine public et de dépoussiérer un régime d'utilisation trop centré sur des préoccupations de protection 31, De ce mariage de raison est en train de naître un droit des usages nouveau promis à un bel avenir s'il parvient à séduire le marché et à canaliser ses excès,

30 31

116

EMMANUEl ARNAUD, (Collectivités locales et télécommunications», Droit adminis-tratifjonv, 2002, p, 4,

ROBERT RÉZENTHEL, «Vers une meilleure protection contre la précarité de l'occupa-tion du domaine public», ACl!4a/itéjuridique du droit admÎnistrat~f déc. 200 l, p. 1025.

'"

"

Les instruments de mise à disposition du