• Aucun résultat trouvé

6 Les rapports sociaux de sexe et la domination masculine

Chapitre I Un cadre conceptuel

I- 6 Les rapports sociaux de sexe et la domination masculine

« genre » en anglais, mais en l’intégrant dans l’expression « gender relations ». Elle exprime donc par là la nécessité pour elle de spécifier qu’elle travaille à la mise au jour des rapports sociaux entre les sexes, et non à la description des positions, activités, caractéristiques des genres. Elle règle d’ailleurs l’épineuse question de la traduction en anglais de « rapports sociaux de sexe » qu’ont rencontrée toutes celles qui ont voulu un jour traduire ou faire traduire en langue anglaise un article français dont la problématique est exprimée en termes de « rapports sociaux de sexe ». Selon elle : « « Gender relations » traduit bien « rapports sociaux de sexe » tandis que « rapport de genre » n’a guère de sens en français. D’autant plus qu’on y perd l’idée de « rapport social », épicentre de l’analyse sociologique » (Spensky, 1996). J’ai, pour ma part (et en accord avec une traductrice britannique) opté pour l’expression « social relationships between the sexes » qui a les mêmes défauts de lourdeur que son homologue en français, mais qui conserve tout à la fois « social », « rapport » et « sexe ». Mais je conçois que dans le contexte de la langue anglaise, « gender relations » traduit bien l’idée de « rapport » et de « sexe social », ce qui retranscrit toutes les dimensions qu’il me semble nécessaire de maintenir pour mener une analyse en termes de rapports sociaux.

I-6 Les rapports sociaux de sexe et la domination masculine

Un rapport social n’est rien d’autre qu’un rapport de domination sociale. Sans domination d’une classe (sociale, de sexe, de race), la classe des dominants sur une autre, la classe des dominés ou dominées, on ne peut pas parler de rapport social. A ce compte, parler de rapports sociaux de sexe ou de domination masculine peut, à première vue, sembler être la même chose. Ce serait, me semble-t-il, le cas si la « domination masculine » correspondait toujours au contenu théorique et pratique de son équivalent développé de « domination des hommes sur les femmes » et qu’elle en était fidèlement le raccourci commode. Ce qui ne m’apparaît pas toujours vrai. Comme dans le

cas du « genre », le raccourci peut dissimuler la force du rapport et de l’oppression subie par les dominées.

La construction qu’a faite Pierre Bourdieu de la domination masculine, d’abord dans son article paru en 1990 dans Actes de la Recherche en Sciences

Sociales puis dans son livre La domination masculine publié en 1998, me

paraît constituer l’exemple type d’un tel phénomène, un exemple poussé d’ailleurs à un haut degré de théorisation, avec la référence à une bonne partie du dispositif conceptuel habituel de l’auteur. Je reprends ici, pour partie, l’analyse que j’en ai faite lors des Journées d’Etudes organisées par Delphine Gardey et Ilana Löwy à la Cité des Sciences et de l’Industrie à Paris en 1997 et intitulées : « L’invention du naturel : le rôle des sciences dans la conceptualisation et la légitimation du masculin et du féminin »11.

Pour Bourdieu, l’espace de la domination (le « champ ») est un espace d’affrontements entre possesseurs de capitaux : si on n’a pas de capitaux à valoriser, échanger ou accumuler aux yeux des autres agents présents dans le champ, on n’est pas agent du champ, on n’a pas de place dans cet espace de lutte pour le pouvoir, pour la domination particulière à ce champ. On est hors jeu, exclu du « champ de forces et champ de luttes » à l’intérieur duquel les agents s’affrontent avec des moyens, leurs « capitaux », et des fins, leurs intérêts. Si l’on n’a rien de tel, on est l’objet du rapport social, mais on n’en est pas l’un des termes. Dans le champ de la domination masculine, puisque Bourdieu la définit comme un « champ », et sur le marché des capitaux symboliques liés à cette domination, seuls les hommes sont en compétition car seuls les hommes sont en position d’apporter une vraie reconnaissance du capital symbolique possédé par l’un des leurs, à savoir une ou des femmes. Les femmes, ne se possédant pas elles-mêmes ni entre elles, sont par définition hors de ce marché, hors de la rivalité virile, d’emblée disqualifiées dans la course à la reconnaissance. D’ailleurs, par socialisation et habitus, elles vont, selon Bourdieu, s’exclure d’elles-mêmes de ces espaces de compétition

masculine. L’habitus masculin lui, c’est-à-dire la formation incorporée à la domination sur les femmes, s’exprime et se réalise entre hommes, dans l’espace des jeux de la compétition masculine. L’exclusion des femmes repose donc sur la dissymétrie des places respectives des hommes et des femmes sur le terrain des échanges symboliques : la fonction des femmes sur ce marché du capital symbolique n’est rien d’autre que de contribuer au maintien ou à l’augmentation de ce capital.

Bourdieu peut alors conclure sur la question des fondements de la division entre les sexes : la réponse à cette question se trouve dans la logique de l’économie des échanges symboliques. Parti du fait que, selon lui, « dans tout rapport social de domination, il y a de la domination et de la violence symboliques », l’auteur aboutit au résultat selon lequel dans le rapport social de domination des hommes sur les femmes, il n’y a que de la domination symbolique et de la compétition symbolique… entre hommes. C’est bien parce que la base matérielle de la domination et de la division du travail entre les sexes est laissée en-deçà du champ de forces que constitue l’espace de compétition masculine, à l’extérieur, et, se faisant, en-deçà de l’analyse de la domination, que le rapport social se déplace, sous la plume du sociologue, du rapport dominé/dominant au rapport dominant/dominant dont l’enjeu est pour chacun d’eux d’asseoir davantage sa « domination » sur les autres dominants. Pour Bourdieu, c’est à cause de cela, de cette compétition entre eux, que les dominants sont aussi dominés par la force de la domination symbolique ; pour subsister comme dominants et ne pas être dominés par de plus dominants, ils doivent renforcer sans cesse leur domination.

Double mise à l’écart donc dans cette analyse : celle de la base matérielle de l’oppression des dominées, et celle des dominées exclues elles- mêmes du rapport social de domination.

Je démontrais ensuite, dans le même article, comment, avec les matériaux qu’il avait sous les yeux (photos, observations ethnographiques, roman sur l’analyse duquel il appuyait sa théorie –celui de Virginia Woolf, La

schéma le poids de la domination matérielle et de l’exploitation du travail des femmes, du cumul des tâches, etc., s’il ne s’en était pas tenu à la domination symbolique. Et, au lieu de ne voir les femmes que comme des individus courbés sous le poids incorporé de la domination symbolique, il aurait pu les observer relevant la tête et se tenant droites dans toutes les situations où le poids matériel du travail domestique ou des soins aux enfants ne les obligeait pas à courber le dos (porter à la fois leurs enfants sur le dos et les sacs pleins d’olives que les femmes kabyles, observées par Bourdieu, venaient de ramasser ; faire des travaux de couture tout en gardant les enfants, pour le personnage principal de La promenade au phare). Il aurait ainsi pu voir ce qui est présent dans le roman et sur les photos de Kabylie reproduites en illustration de l’article paru dans Actes de la Recherche en Sciences Sociales : les femmes se tenant droites lorsqu’elles discutent entre elles « à la pause », leurs petits enfants jouant par terre, ou Mrs Ramsay, le personnage de Virginia Woolf, enfin seule, pensant à sa propre vie ou bien encore l’autre personnage féminin du roman, une femme peintre célibataire, debout devant son chevalet, concentrée sur sa création.

La parution d’une telle analyse n’a guère favorisé, me semble-t-il, la mise à distance de la catégorie essentialiste du « masculin » et de ses variantes « la masculinité » ou « les masculinités » dans la construction de la domination masculine comme domination des hommes sur les femmes. Avec la volonté de constituer un champ des études sur les hommes et le masculin, les sociologues ou autres spécialistes des sciences sociales (historiens, anthropologues) qui se sont penchés sur les hommes ont d’abord voulu refaire le même chemin que celui qui avait été accompli dans l’étude de la place des femmes : faire apparaître la catégorie de sexe masculine comme une catégorie spécifique, aussi digne d’intérêt scientifique que la catégorie féminine, mais en oubliant que dans l’émergence de la question sociale des femmes, une fois passée par les premières étapes naturalistes qui, comme on l’a vu, faisaient des femmes le cas particulier d’un cas général neutre, les femmes ont été regardées comme un

groupe social pris dans un rapport de domination. Tout se passe en effet comme si les études sur les hommes refaisaient le chemin inverse, partant des acquis dans la connaissance des conditions de la domination masculine et de sa reproduction pour remonter vers l’essence même du masculin. C’est ce qui amène Mathieu à conclure, dans sa propre critique du livre de Bourdieu, que s’intéresser à la domination masculine ne signifie pas forcément que l’on s’intéresse à l’oppression des femmes (Mathieu, 1999).

Dès ses « Notes pour une définition sociologique des catégories de sexe », parues en 1971, elle pointait d’ailleurs le fait que « la catégorie homme en tant que catégorie sociologique spécifique n’existe pas » (1991 : 35). Elle comparait ce qui se passait alors pour les sexes avec le traitement sociologique des classes d’âge dans lequel « on ne trouve pas d’études sur l’adulte en tant quel tel » et poursuivait : « de même dans la problématique sociologique des sexes ne trouve-t-on pas d’études sur l’homme en tant que tel (…). Autrement dit le dominé est étudié avant et davantage que le dominant, et il est, à l’apparition de la problématique, seul caractérisé, seul spécifié ». Ces notes, qui m’ont directement inspirée pour construire des objets de recherche d’analyse des rapports sociaux de sexe à partir de la place qu’y occupent les hommes, sont restées d’une clairvoyance rare sur le retard pris dans les analyses centrées sur les dominants, leurs pratiques, leurs systèmes de représentations, leurs stratégies, leurs itinéraires, bref tout ce qui fait les entrées empiriques des études sur les femmes comme dominées. Un retard que ne comblent pas les développements de sociologues ou d’historiens sur le malaise masculin face aux changements sociaux dus aux modifications dans les rapports sociaux de sexe, comme la remise en cause, ici ou là, du pouvoir des hommes ou de l’exclusivité de leur accès à certaines institutions. J’y reviendrai par la suite.

Outline

Documents relatifs