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9 Les propriétés et les activités des rapports sociaux de sexe

Chapitre I Un cadre conceptuel

I- 9 Les propriétés et les activités des rapports sociaux de sexe

En travaillant sur la transversalité, puis la dynamique et l’antagonisme des rapports sociaux de sexe, j’ai cherché à en cerner les propriétés. Une fois admise l’existence de ces rapports, le problème de la sociologie consiste à les décrypter sous leurs multiples formes, dans toute leur variabilité dans le temps et dans l’espace, et à en organiser la connaissance. Les propriétés des rapports sociaux de sexe qui, ensemble, constituent le fil directeur de ce mémoire parce qu’elles ont été celui que j’ai tenu dans mon parcours de recherche, sont les catégories d’analyse que j’ai voulu développer à cet effet. Elles parlent des formes, de la morphologie des rapports sociaux de sexe. Ces formes sont des constantes. C’est pourquoi je les appelle les propriétés formelles de ces rapports. Il s’agit d’une démarche d’abstraction pour présenter les traits « universaux » des rapports sociaux de sexe, quel que soit le domaine ou la société où ils s’expriment. Ces propriétés ne sont pas spécifiques aux rapports sociaux de sexe, mais c’est à partir d’eux que cette formalisation d’un rapport social a été opérée, c’est la sociologie des rapports sociaux de sexe qui a décomposé et recomposé ces constantes des rapports sociaux.

Une autre grille de lecture possible des rapports sociaux de sexe concerne ce qu’ils font, ce qu’ils réalisent dans la société, bref leurs modes d’action. Ce sont ce que j’appelle leurs « activités ». On pourrait dire aussi leurs réalisations, les modalités par lesquelles ils façonnent la réalité sociale. Les rapports sociaux de sexe organisent la division sexuelle du travail, et, de manière intrinsèquement liée, la division du pouvoir entre les sexes ainsi que les catégorisations sociales comme conceptions des divisions du monde social. Chacune de ces trois activités a des conséquences sur les deux autres et, en même temps, s’appuie sur les deux autres.

Ces « activités » fonctionnelles des rapports sociaux de sexe se sont évidemment présentées à moi dans toutes mes recherches, de façon plus ou moins importante et plus ou moins centrale. La division sexuelle du travail qui n’a finalement été initialement et délibérément incluse dans la construction initiale de mon terrain de recherche que récemment, dans mon étude du travail domestique des hommes, a cependant été présente d’un bout à l’autre des travaux sur la parentalité, la construction sociale de la parenté ou encore la socialisation des jeunes hommes par l’armée.

Les questions liées à la catégorisation de sexe ont également été rencontrées dans toutes ces recherches mais je leur ai consacré plus spécifiquement un moment de mon programme pour en élaborer les contours théoriques. D’autre part, la recherche sur les appelés a comporté un volet qui mettait la définition de la catégorie des dominants au cœur de la démarche12.

La question du pouvoir et de la division sexuelle du pouvoir est celle qui a le plus échappé à l’élaboration initiale de mes objets de recherche, qui en est le plus absente. Elle a toutefois été la raison d’être d’un groupe de travail interdisciplinaire que j’ai contribué à faire fonctionner à l’IRESCO pendant plusieurs années et au sein duquel j’ai développé une étude des rapports de pouvoir entre les sexes dans le champ professionnel de la sociologie française.

12 Dans différents articles, constatant la centralité de cette modalité dans leur fonctionnement, j’ai

présenté la catégorisation de sexe comme l’une des propriétés des rapports sociaux de sexe. Or le statut théorique de la catégorisation de sexe n’est pas du même ordre que ce que j’appelle maintenant les propriétés formelles. Elle constitue par contre une modalité d’action, une activité, de ces rapports

Ainsi, tout en n’étant pas au point de départ de mes recherches, ces « activités » des rapports sociaux de sexe qui, séparément et ensemble, sont le rapport social de sexe en action dans la réalité sociale, représentent les points d’ancrage concret, les pivots autour desquels mes observations ont été élaborées.

I-10 Conclusion

Il est temps d’essayer de ramasser les éléments de ma définition des rapports sociaux de sexe, telle que je la mets en œuvre dans mes recherches maintenant. Maintenant seulement, car cette élaboration théorique s’est faite tout au long du déroulement de mon itinéraire de recherche, lequel, puisqu’il a été concomitant de l’élaboration collective de la sociologie des rapports sociaux de sexe et en a constitué ma contribution, n’a évidemment pu se faire dans la sécurité relative, même si je la sais provisoire et incomplète, d’un cadre conceptuel un peu stabilisé. Et sans doute, au moment de ce bilan provisoire, convient-il de rappeler à nouveau ce que l’expression personnelle que j’utilise pour formuler cette synthèse doit au cumul des savoirs sur les rapports sociaux de sexe, dus à bien d’autres chercheuses, et à la confrontation de nos problématiques et résultats.

Le rapport social de sexe est le concept, l’instrument d’analyse scientifique, qui rend compte de manière synthétique de l’existence d’une logique d’organisation des relations entre les groupes sociaux de sexe. Une logique qui est systémique (qui « fait système ») en ce qu’elle traverse l’ensemble des espaces sociaux et en ce qu’elle met en rapport et articule ces espaces les uns avec les autres. Le rapport social de sexe a donc un effet de structuration du social, ce pour quoi je dis qu’il constitue une structure sociale fondamentale dans la société.

Dans les modalités sous lesquelles ils peuvent être déchiffrés par l’analyse, qu’il s’agisse d’une approche sociologique, historique, politique, ergonomique, psychosociale, etc, les rapports sociaux de sexe opposent des

groupes sociaux définis l’un par rapport à l’autre par leurs intérêts contradictoires autour de la domination qui fait l’objet du rapport, ici la domination des hommes sur les femmes. Cette opposition radicale d’intérêt, qui donc est au principe du rapport, constitue les groupes sociaux en présence en classes antagoniques. Ces deux classes sont de fait en lutte pour le devenir de cette domination, son maintien et son renforcement pour la classe des dominants, son affaiblissement et sa disparition pour la classe des dominées. Cette lutte qui fait de l’évolution du rapport social un processus historique représente la dynamique même du rapport. Quand je parle, avec d’autres, de dynamique des rapports sociaux de sexe, je parle de la dynamique de leur reproduction, entendue comme recouvrant autant les phénomènes de reproduction à l’identique que les phénomènes d’évolution dans un sens ou dans l’autre, dans le sens de l’aggravation de la domination pour les dominées ou de son allègement, et de la variation de ses modalités.

Les rapports sociaux de sexe sont à la fois domination symbolique et domination matérielle des femmes, oppression physique et mentale13 (dans les

deux cas, une oppression qui se répercute sur l’identité) et exploitation, au sens marxiste de l’exploitation du travail d’une classe par une autre classe, ici l’une et l’autre étant des classes de sexe et le travail en question étant le travail domestique et de soins aux personnes (et non une classe patronale contre une classe de femmes, salariées ou non). L’exploitation gratuite de ce travail domestique et de soins est ce qui permet et structure le positionnement infériorisé des femmes dans le travail de production dans la sphère marchande. Ainsi les deux sphères de travail sont-elles conjointement concernées par le fonctionnement des rapports sociaux de sexe.

Il me faut préciser qu’en tant que rapport social, les rapports sociaux de sexe ne recouvrent pas toutes les modalités des relations entre les hommes et

13 Je m’oppose donc ici au jugement de Monique Haicault (2000 : 34) qui qualifie de « notions peu

opératoires proposées dans un premier temps », les notions d’oppression et de domination, et pense que l’analyse des « mécanismes de production et de reproduction des places et des fonctions occupées par les deux sexes et pas uniquement celles occupées par les femmes » les a avantageusement remplacées. Décrire l’oppression et la domination ne signifie évidemment pas ne s’intéresser qu’aux femmes, bien au contraire puisqu’on parle d’oppression ou de domination pour parler d’un rapport

les femmes. Toutes ne sont pas théoriquement de l’ordre du rapport social, n’entrent pas d’emblée dans la logique sociale qu’il constitue. Les relations inter-individuelles ne sont pas a priori de l’ordre de l’antagonisme, même si elles ont, toujours, une dimension sociale, y compris dans une relation affective.

Je fais ici une longue incidente sur l’amour à partir des réflexions de deux sociologues qui ont eu à cœur d’essayer de régler la question des relations théoriques du sentiment amoureux avec les rapports de domination entre les sexes. Bourdieu fait de l’amour une « mise en suspens de la lutte pour le pouvoir symbolique » (…) « Le sujet amoureux ne peut obtenir la reconnaissance que d’un autre sujet, mais qui abdique, comme lui-même, l’intention de dominer. Il remet librement sa liberté à un maître qui lui remet lui-même la sienne, coïncidant avec lui dans un acte de libre aliénation indéfiniment affirmé » (Bourdieu, 1998 : 118-119). Ainsi, dans cette conception, la domination est antérieure à la relation amoureuse qui est une cessation temporaire ou non, en tout cas locale, du rapport de domination. Selon Bourdieu, « l’amour pur » existe « surtout chez les femmes ». Ce qui introduit une contradiction notable dans le raisonnement du sociologue, puisque dans la domination masculine, les femmes ne peuvent, comme on l’a vu, être sujets, incapables qu’elles sont, de fait, d’attester de leur possession du moindre capital symbolique (elles-mêmes) à mettre en jeu dans une lutte pour la domination masculine. Incapables d’être sujets, elles ne peuvent « abdiquer » quoi que ce soit d’une « intention de dominer », du moins si l’on est bien, pour ce qui est de l’en deçà de ce rapport amoureux, dans un espace de domination masculine.

Ceci montre d’ailleurs combien la domination masculine chez Pierre Bourdieu est un construit ex ante toute relation interindividuelle, qui préexiste donc à toute action des acteurs sociaux. Avant même que d’être acteurs sociaux, les hommes et les femmes seraient surdéterminés par des rapports sociaux… dans lesquels, pour ce qui est de la domination masculine en tout cas, les hommes ont été montrés néanmoins comme agissant. Action des

acteurs et rapports sociaux sont chez Bourdieu en discontinuité, les derniers étant posés en amont de l’analyse des champs, ici du champ de la domination masculine. C’est pourquoi ces acteurs ne sont guère que des agents, sans qu’il soit jamais possible de comprendre, pour ce qui concerne la domination masculine, d’où elle vient et comment elle pourrait se transformer. Ce qui conduit logiquement à la conclusion que, féminisme ou pas, il n’y a pas d’autre avenir de la domination masculine que sa perpétuation, dans la mesure même où les hommes ne sont préoccupés que de dominer les autres hommes et les femmes parfaitement incapables d’agir le moins du monde contre leur domination.

Au cours des séminaires de l’APRE, nous avons à plusieurs reprises entendu la jolie formule de Monique Haicault : « Les rapports sociaux de sexe fonctionnent à l’amour ». Je n’ai pu retrouver cette expression dans ses écrits mais peut-être m’a-t-elle échappée. Dans son livre (2000 : 47-48), elle indique que « la nature des rapports sociaux de sexe est contradictoire et leur signification, polysémique. Ils peuvent fonctionner à l’antagonisme, comme à l’alliance, selon les enjeux et les situations. Ils paraissent à la fois inégaux et complémentaires, comme dans la famille, l’entreprise, l’espace politique. Ils se tendent et s’assouplissent selon les circonstances, les enjeux et les conflits d’intérêts ou les moments de la conjoncture sociale ».

Que les modalités des rapports sociaux de sexe ne soient pas faites que de tensions antagoniques exacerbées et surtout visibles, de moments de guerre ouverte et de lutte explicite entre les groupes de sexe, c’est certain, et, à vrai dire, la réalité est plutôt inverse, du moins dans notre pays. Mais ce sont les tensions qui sont plus ou moins explicites, plus ou moins directement visibles. Le fait que les femmes soient à un moment ou dans un champ de la pratique sociale donnés moins en butte à l’exploitation, moins opprimées, ne signifie pas que le rapport social est devenu un rapport complémentaire ou d’alliance, cela signifie que les femmes ont réussi à imposer un affaiblissement de la domination, pour un temps au moins, ou dans un domaine au moins. Mais si l’on parle d’antagonisme, on ne peut pas inclure dans le principe théorique du

rapport social un principe d’alliance entre les groupes de sexe. On ne peut que constater qu’il existe aussi du social et de l’alliance entre des individus sexués, parce que tout ce qui est relation sociale entre les individus n’est pas inclus dans les rapports sociaux de sexe. Par contre, ceux-ci s’appuient en effet sur ce que les sentiments et les nécessaires alliances entre individus produisent de collaboration et d’adhésion à des projets communs pour faire admettre des contraintes ou des inégalités sociales comme des impératifs naturels : par exemple, assumer seule les tâches ménagères au nom de l’amour de son mari et de ses enfants ; accepter le principe d’un temps partiel et d’un emploi en conséquence plus mal rémunéré ou dévalué au nom du bien être de ses enfants ; ou, à l’opposé, avoir droit à « la paix » et à se détendre en rentrant du travail, et donc échapper au cumul devoirs-cuisine-stress, au nom de l’amour conjugal.

* * *

Comment aller à la rencontre des rapports sociaux de sexe dans la démarche empirique en sociologie ? C’est à cette question méthodologique que répondait le projet de décomposer leur cadre théorique qui a guidé l’ensemble de mon parcours de recherche. Comment aller à la rencontre d’une structure sociale sous-jacente, en faire émerger les modes de constitution et de fonctionnement : la réponse passe par une construction d’objets empiriques faite en appui sur des hypothèses de recherche. Les caractéristiques des rapports sociaux de sexe, ce que j’appelle maintenant leurs propriétés formelles, telles que je m’en suis expliquée plus haut, ont constitué les axes successifs de mon questionnement.

La transversalité, la dynamique et l’antagonisme des rapports sociaux de sexe constituent les trois propriétés formelles qui seront développées dans les chapitres suivants à travers les résultats de mes recherches empiriques. La question de la transversalité est apparue assez vite, dans la construction de mes premiers objets à l’articulation de la sphère familiale et de la sphère

professionnelle. Elle a surtout été soutenue d’une part par le courant de recherche défini par l’APRE, d’autre part par le débat suivant : les rapports sociaux de sexe ont-ils leur point d’origine dans la famille et s’étendent-ils ensuite à toutes les sphères du social ou leur sont-ils d’emblée transversaux ? Dans le chapitre de la recherche A propos des rapports sociaux de sexe,

parcours épistémologiques que nous avons consacré, Anne-Marie Daune-

Richard et moi, à leur reproduction, nous répondons à cette question en optant pour l’hypothèse de la transversalité, nous appuyant déjà sur un certain nombre de travaux, les nôtres ou ceux d’autres auteures. J’ai pu poursuivre dans cette voie en construisant par exemple l’hypothèse de la présence des rapports sociaux de sexe dans des espaces sociaux où une seule des catégories de sexe est physiquement présente. Ou bien en montrant qu’un champ de pratique, la parentalité, en s’articulant à un domaine de l’idéel (Godelier, 1984), le droit, révélait également le fonctionnement transversal des rapports sociaux de sexe.

La question de la dynamique de la reproduction est présente, comme toutes les autres d’ailleurs, dans toutes mes recherches puisque toute étude de ces rapports n’est rien d’autre que l’observation des modalités de leur reproduction, une fois posée qu’on entend par reproduction à la fois la reproduction à l’identique et le changement, dans un sens ou l’autre, c’est-à- dire dans le sens de l’allègement ou du renforcement de la domination. Pour ma part, j’ai traité cette question en recherchant les moyens que trouvent les rapports sociaux de sexe à se reproduire dans la constitution des systèmes de représentations des individus. Sur ce sujet, l’un de mes axes de recherche a été la construction d’une mémoire sexuée des modèles familiaux de division sexuelle du travail. J’ai aussi traité de la dynamique de reproduction à travers la question de la catégorisation de sexe. Celle-ci a émergé au cours d’une réflexion sur les déplacements des individus dans leur propre catégorie de sexe ; une réflexion qui m’a amenée à penser ces catégories en termes de centre et de marges, et donc aussi en termes de frontières entre les deux. La différenciation de sexe qu’opèrent les rapports sociaux de sexe se veut radicale et étanche. C’est sur cette étanchéité que repose la justification idéelle de la

hiérarchie : les catégories de sexe sont censées fonctionner par opposition, une opposition dans laquelle les positions intermédiaires sont des déviances par rapport aux normes sociales dictées par cette « nécessaire » opposition, nécessité relative à la reproduction du rapport social. Or l’examen des positionnements des individus dans la division sexuelle du travail conduit à l’idée d’une mobilité de sexe, d’un possible passage d’une catégorie sociale de sexe à l’autre. C’est, par exemple, le cas de pères participant à quasi égalité au travail de soin aux enfants et au travail domestique qui, parfois, « basculent » dans un statut féminin dans leur carrière professionnelle. D’autres résultats ont permis de consolider cette hypothèse, d’ailleurs explicitée en collaboration étroite avec Anne-Marie Daune-Richard à partir d’une confrontation de nos résultats respectifs (Daune-Richard et Devreux, 1992).

Dans son propre essai de définition des rapports sociaux de sexe, Monique Haicault indique qu’ils fonctionnent « selon trois principes de spécification : l’identification, la différenciation et la hiérarchisation ». Je pense que cette distinction des temps de la spécification, qui correspond aux opérations de production de catégories qu’assurent les rapports sociaux de sexe, est pertinente et efficiente dans l’analyse. Mais elle ne parle que de ce que j’appelle, pour ma part, l’activité de production de catégories sociales des rapports sociaux de sexe. La catégorisation n’est pas tout le rapport social. Elle est un de ses modes de fonctionnement en effet, sans lequel le rapport ne peut pas s’imposer, mais elle n’en est qu’une facette.

Je présenterai seulement en dernier lieu la question de l’antagonisme, non pas qu’elle intervienne logiquement après les autres propriétés formelles, puisque, comme on l’a vu, elle est au principe même du rapport social de sexe, mais elle a longtemps fonctionné pour moi comme un postulat, une hypothèse admise comme vraie, d’ailleurs démontrée par d’autres pour partie. Mais, dans les premières étapes de mon travail, elle n’a pas été mise en œuvre ou du moins mise au centre de la construction d’un de mes objets de recherche. Cependant cette hypothèse semble avoir été remise au cause à plusieurs reprises : Monique Haicault, dans son bilan déjà évoqué des rapports sociaux de sexe,

pense qu’il faut « abandonner l’idée trop simplifiée de (l’) antagonisme » qui, selon elle, s’inscrirait « dans une vision seulement matérielle » de ces rapports

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