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4 Le partage de l’autorité parentale : interactions de l’idéel et du matériel dans la définition du droit de la famille

Chapitre I Un cadre conceptuel

IV- 4 Le partage de l’autorité parentale : interactions de l’idéel et du matériel dans la définition du droit de la famille

C’est dans ce contexte d’une reproduction des inégalités de sexe dans le partage des charges familiales que s’est faite, en France, la mise en place des nouvelles lois sur le partage de l’autorité parentale puis sur la garde des enfants après le divorce en 1996 puis en 2002. Au sein de la société, elle a été l’occasion d’une expression peut-être plus explicite qu’auparavant des

représentations de la parentalité des hommes et des femmes et du partage des charges parentales entre pères et mères. En étudiant la signification de la lutte que certains hommes, par la voix de groupes de pression masculins, ont menée pour obtenir la mise en place de l’autorité parentale conjointe et de la garde alternée des enfants après le divorce ou la séparation du couple parental (Devreux, 2004), j’ai repris le fil d’une réflexion engagée avec Danièle Combes lors de la recherche sur la construction sociale de la parenté à propos du sens de l’autorité parentale (Combes et Devreux, 1991 et 1994).

La loi de mars 2002 devait, selon ses promoteurs et notamment la Ministre déléguée à la Famille et à l’Enfance, énoncer le « droit de l’enfant d’être éduqué et protégé par ses deux parents » et « la responsabilité commune des deux parents pour assurer le développement de l’enfant » (textes préparatoires au projet de loi). L’argumentaire officiel ne manquait pas cependant de rappeler que « l’exercice de la fonction parentale ne peut être considérée indépendamment des questions d’égalité, égalité sociale, égalité entre les sexes ». On voit, d’une part, que la réflexion sur les rapports inégalitaires entre les hommes et les femmes fait aujourd’hui partie intégrante des discours des politiques, et, d’autre part, qu’une réforme du droit de la famille intègre d’emblée la question de l’égalité entre les sexes dans ses attendus, alors que l’Etat français se veut, comme on l’a vu plus haut, traditionnellement neutre du point de vue des rapports intra-familiaux.

Dans le discours du législateur, la relation de partage qui est au cœur de la définition de l’autorité parentale est double : elle concerne les acteurs et l’objet du partage. La nouvelle loi devait inscrire ou plutôt parachever l’égalité juridique des parents et renforcer l’interdépendance entre les droits et les devoirs, une préoccupation résumée dans la formule : « le droit et le devoir pour un parent de pourvoir aux besoins de son enfant, de lui prodiguer les soins dont il a besoin au quotidien » (présentation du projet de loi par la Ministre devant l’Assemblé nationale). Les groupes de pression masculins rappelaient, quant à eux, leur combat pour la mise en œuvre de « l’égalité parentale concrète » et du « principe de coparentalité en cas de divorce » (site internet de

l’association SOS Papa). Le principe d’égalité défendu concerne donc ici la parentalité effective et non pas seulement le lien de parenté.

La notion de parentalité, construite à la suite de mes recherches sur les articulations entre vie professionnelle et maternité ou paternité, considère ces dernières comme les deux faces d’un même fait social (cf. supra, chapitre II). Elle permet de traiter, dans le champ des pratiques parentales, de la division sexuelle du travail et elle l’intègre comme une donnée sociale en évolution. La parentalité est un fait social, non un fait de nature. La « coparentalité » dont le principe est revendiqué dans le débat sur l’égalité des droits parentaux tente, quant à elle, de rendre théoriquement neutre quelque chose qui ne l’est pas dans la réalité sociale, comme je l’ai montré dans la recherche sur le travail domestique des hommes.

Concernant la parentalité des hommes après le divorce ou la séparation du couple parental, cette recherche révèle d’ailleurs, à travers l’examen des situations de monoparentalité, que les hommes et les femmes ayant déclaré vivre seul ou seule avec un ou plusieurs enfants ne subissent pas les mêmes contraintes et ne sont finalement pas, au quotidien, dans une situation familiale similaire. En effet, à peine plus d’un père seul chargé d’enfants sur dix (12%) a exécuté des tâches relevant du domaine parental (contre plus de trois mères sur dix) et moins de la moitié de ces hommes (43%) ont préparé un repas ou fait la vaisselle (contre 81% des mères isolées). Ces pères déclarés en situation de monoparentalité ont consacré au travail domestique à peine plus de la moitié du temps que celui qu’y passent les femmes en situation familiale analogue. Par contre, ils ont bénéficié de plus de temps de loisir et de davantage de disponibilité pour leurs relations sociales. La relative faiblesse des effectifs de pères « isolés » ayant déclaré avoir fait du travail domestique ou parental, ainsi que le temps réduit que ceux qui en ont effectué y consacrent, amènent à s’interroger sur la division du travail qui subsiste entre père et mère après la séparation. En effet, de parents séparés ou non, un enfant a des besoins matériels similaires au quotidien : il a besoin de repas, de linge propre,

d’attention pour l’aider à faire ses devoirs, etc., et ceci autant lorsqu’il vit chez son père que lorsqu’il vit chez sa mère.

Dans les débats qui ont entouré la mise en place de la loi sur l’autorité parentale conjointe puis celle du principe de garde alternée, on a assisté à la montée en puissance de la notion de « droit des pères » avec sa traduction juridique en termes d’égalisation des droits entre les parents. D’un autre côté, se reproduisaient les phénomènes de résistance des hommes à prendre en charge les besoins quotidiens des enfants alors même que, comme on l’a vu plus haut, les conditions dans lesquelles ils étaient censés ne pas pouvoir le faire autant que les femmes se sont profondément modifiées.

Ce contexte invite à réfléchir à l’usage social qui est fait de la notion d’ « intérêt de l’enfant » et de la notion de « garde ». La notion de « parent gardien » avait déjà disparu lors des précédentes réformes du droit du divorce, au profit de la notion de « résidence habituelle de l’enfant » : en cas de séparation du couple parental, les décisions de justice domiciliaient l’enfant chez l’un de ses parents mais l’autorité parentale étant désormais partagée conjointement, le parent chez qui résidait l’enfant n’en était plus, en droit, le « gardien ». C’était déjà disjoindre la réalité juridique de la réalité pratique de l’activité quotidienne de « garde » des enfants, assumée très majoritairement par les femmes.

Exercer la parentalité et « garder » un enfant dans son « intérêt » sont des activités qui parachèvent la reproduction de la vie humaine. Or, dans cette fonction qui est au fondement même de la reproduction de la société, il s’avère qu’aujourd’hui encore, les mères assurent, pour sa plus grande part (des trois- quarts à la totalité selon les milieux socio-professionnels ou l’âge des enfants) la permanence de l’entretien et de la sécurisation des enfants, leur « garde » à proprement parler, permettant ainsi leur développement physique et intellectuel.

Il est vrai que les tâches liées au développement intellectuel des enfants (les jeux, les sorties, le suivi des devoirs) sont celles qui, à la fois

traditionnellement et de plus en plus au cours des dernières années, restent les mieux prises en charge par la parentalité masculine. Liées dans les représentations sociales à la spécificité des rapports affectifs père-enfant, les tâches d’éveil intellectuel sont davantage prisées par les hommes dans une division sexuelle du travail de soin aux enfants qui, toutefois, ne change ainsi ni de structure ni de signification sociale. Ainsi, tant que les hommes n’en investissent pas le domaine, les tâches parentales relatives à l’entretien et la sécurisation de l’espace et du corps restent peu valorisées socialement et sont laissées aux femmes, dans la plus grande invisibilité et la plus grande répétitivité. A cet égard, on ne peut que constater la validité d’analyses déjà anciennes, devenues des classiques de l’analyse féministe du travail domestique, et qui mettaient en évidence la disponibilité permanente des femmes pour l’entretien des membres de la famille et l’invisibilisation sociale de cette activité (Chabaud-Rychter, Fougeyrollas-Schwebel, Sonthonnax, 1985) . L’analyse de l’enquête française de 1999 sur les emplois du temps montre que les hommes continuent de sélectionner parmi les contraintes liées à l’élevage et à l’éducation des enfants les tâches qui n’entrent pas en contradiction avec leurs autres domaines d’activité. Pas beaucoup plus aujourd’hui qu’hier, ils ne se rendent disponibles à ces tâches, sauf exceptions dans certaines catégories sociales (couches moyennes urbaines et intellectuelles), des exceptions pas toujours durables dans le temps mais systématiquement mises en avant et généralisées par les discours sur la nouvelle paternité. Un nouvel état de la division sexuelle du travail semble ainsi se mettre en place : valorisation sociale des tâches parentales liées au développement intellectuel des enfants, occultation des tâches d’entretien physique auxquelles les femmes restent, de fait, assignées. Les tâches effectuées ou commençant d’être effectuées par des hommes sont mises en avant et « anoblies », tandis que sont maintenues dans l’invisibilité les tâches féminines, plus quotidiennes, plus routinières.

Le partage de l’autorité parentale, s’il n’est pas lié à l’égalité de celui de la prise en charge matérielle des enfants, est source d’une nouvelle inégalité

dans les rapports hommes-femmes : il est un nouvel avatar de la matérialité des rapports sociaux de sexe dont les cadres généraux perdurent.

L’idée de « nouvelle paternité » oppose une représentation des pères « d’avant », inactifs dans la prise en charge des enfants, à celle de pères contemporains supposés être davantage portés vers les soins parentaux ; elle compare ainsi des pères porteurs de l’ancienne puissance paternelle qui reposait sur l’image mythique d’un père distant, situé au-dessus des contingences matérielles de la vie familiale (voir supra, chapitre III) aux pères d’aujourd’hui dont on suppose la proximité spontanée aux enfants. C’est au nom de cette nouvelle attitude que les hommes devraient bénéficier des avantages que les femmes auraient acquis du fait de leurs disponibilité et proximité aux enfants. Une logique égalitariste qui trouve son fondement dans l’équation qui est faite entre deux pouvoirs, celui de la domination masculine contre les femmes et le supposé pouvoir que les mères auraient pris sur les enfants, le second étant considéré comme le complément, voire même le « pendant » du premier, c’est-à-dire ayant le même poids social, un pouvoir décrit comme « une position de force dans la gestion du rapport concret à l’enfant » (Neyrand, 2000). Or, comme on l’a vu, les pères, dans leur grande majorité, ne prennent pas en charge ce rôle de « gestion du rapport concret à l’enfant ». On pose ainsi une équivalence entre un rapport d’oppression et d’exploitation (la domination des hommes sur les femmes) et un rapport de prise en charge matérielle et affective (le « pouvoir » des mères sur les enfants).

Tout comme le père absent et distant représentait la figure autoritaire et le référent moral nécessaires au bon fonctionnement de la famille patriarcale (Devreux, 1985c le nouveau père constitue la figure mythique contemporaine de la paternité. C’est là la « forme » actuelle du mythe. Quant au « mobile qui fait proférer le mythe », pour poursuivre dans la terminologie adoptée par Roland Barthes dans son analyse du « mythe comme système sémiologique » (1957), il transparaît dans le recours exacerbé à la notion de partage dans le débat social sur l’autorité parentale. Comme dans la figure traditionnelle du

patriarche distant, dans celle du nouveau père, le mobile du mythe est l’autorité paternelle elle-même : hier, elle se voulait pouvoir sans partage sur la famille, aujourd’hui elle doit venir faire contrepoids au pouvoir supposé des mères (Dufresne et Palma, 2002). L’autorité des pères n’est plus tant nécessaire auprès des enfants qu’à côté des femmes dont la connaissance pratique des besoins des enfants peut justifier qu’elles disent ce qu’elles croient être l’intérêt de ceux-ci. C’est aussi pourquoi, dans le débat social, la notion de droit pèse plus lourd que celle de devoir : le père doit pouvoir rappeler à la mère le droit, la règle, tout en la laissant assumer le tout venant de la pratique.

Les enjeux sociaux de l’égalité parentale telle qu’elle est conçue dans les notions juridiques d’autorité parentale conjointe et de résidence alternée (Dekeuwer-Défossez, 2004) constituent un exemple de la complexité des rapports sociaux de sexe gérant la répartition du pouvoir entre les hommes et les femmes dans la sphère familiale. Cette « activité » des rapports sociaux de sexe s’opère, comme on le voit, en étroite imbrication avec la division sexuelle du travail et la production de catégories sexuées.

Il semble que le domaine du droit soit un espace particulièrement propice à l’étude de cet enchevêtrement des trois modalités d’action des rapports sociaux de sexe dans la mesure où il est l’enregistrement, à un moment donné, de l’état des rapports de force présents dans la société au plan matériel comme au plan symbolique.

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Théoriquement, la propriété d’antagonisme des rapports sociaux de sexe est liée au fait que les groupes de sexe que ces rapports opposent ont des intérêts contraires au regard de l’avenir du rapport c’est-à-dire de l’évolution de la domination. Pour étudier cet aspect du fonctionnement des rapports sociaux de sexe, dans sa dimension la plus courante, la plus quotidienne, il faut étudier les résistances d’un groupe de sexe contre l’autre. Ces résistances

prennent le plus souvent la forme d’une lutte non structurée, non explicitée. Parfois elles prennent la forme d’un mouvement social dans lequel les individus se battent ensemble pour obtenir la reconnaissance d’un besoin, d’un droit ou contrecarrer des actions organisées des dominants.

J’ai pris le parti d’étudier les phénomènes de lutte entre les sexes, au sein du rapport social de sexe, à partir d’une sociologie des pratiques et des représentations des dominants. D’autres étudient ces phénomènes de lutte propres au rapport entre les sexes à partir des pratiques et représentations des dominées.

A mon sens, la perspective de recherche que j’ai adoptée ici n’en est qu’à ses débuts. Les études sur le masculin ou les masculinités ont longtemps tenu lieu d’analyse sur la place des hommes dans les rapports entre les sexes. Si la construction sociale de l’identité masculine et de la virilité doit faire l’objet d’une analyse sur la place spécifique des hommes dans les rapports sociaux de sexe pour comprendre le rôle qu’elle joue dans la reproduction de la domination masculine, cette analyse ne saurait recouvrir tout le champ d’étude de la catégorie sociale des hommes.

Mon propre itinéraire de recherche m’a d’abord amenée à considérer les hommes comme une catégorie socialement construite ce qui m’a permis d’envisager que tous les hommes ne sont pas, par essence, dans la même position par rapport à la domination masculine, à la division sexuelle du travail et à la répartition du pouvoir entre les sexes, et par conséquent, dans la même position par rapport au centre de leur catégorie de sexe. En m’interrogeant ensuite sur les conditions de reproduction de la catégorie masculine comme catégorie de dominants dans les rapports sociaux de sexe, j’ai abordé la question à la fois par la production des représentations de l’infériorité féminine et de la supériorité masculine et par l’organisation de la division du travail, entre individus socialement sexués. Les résistances des hommes à adapter leurs pratiques au changement social, dans la division du travail au sein de la famille, ont confirmé que la sphère domestique reste une « place forte » qui permet aux dominants de continuer à reproduire leur supériorité dans tous les

autres champs. La question des enjeux de pouvoir a été abordée par celle du partage de l’autorité parentale et des liens entre droits et obligations parentaux. Elle constitue un exemple des luttes actuelles entre les hommes et les femmes au sein de la sphère familiale, un exemple qui, pour être correctement compris, doit lui aussi mettre en relation les processus de catégorisation, de division du travail et de répartition du pouvoir entre les sexes.

Le débat sur l’action propre des hommes dans la reproduction de la domination masculine a commencé à se développer au sein des sciences sociales. Quelques rencontres scientifiques ont eu lieu à ce propos ces dernières années, en particulier à l’occasion de numéros de revue centrés sur ces questions (numéro conjoint de Recherches Féministes et Nouvelles

Questions Féministes « Ils changent, disent-ils » –Dagenais et Devreux (dir.),

1998 ; Travail, Genre et Société « Le genre masculin n’est pas neutre » 2000 ;

Cahiers du genre « Les résistances des hommes au changement » –Devreux

(dir.), 2004) ou dans des colloques (dans l’atelier « Le féminisme, les hommes et le masculin » du 3ème colloque international de la recherche féministe

francophone à Toulouse, 17 au 22 septembre 2002). Au fil de ces échanges, je me suis petit à petit posé la question de la manière dont on peut conceptualiser cette action propre des dominants dans le rapport social de sexe. Je reprends ici la présentation que j’ai faite de cette question dans l’introduction du numéro des Cahiers du genre consacré à ce domaine de recherche (op.cité) : « Comment conceptualiser ces alternances de mouvements positifs et négatifs, comment nommer ces faits de résistance face à l’évolution des rapports de domination entre les sexes ? Doit-on parler, comme le fait Pierrette Bouchard (2003 et 2004), de « ressac » pour nommer « un processus en continuité avec les visées d’une société patriarcale très agissante » ou encore de « réaction » et de « choc en retour », de « backlash », comme le faisait Susan Faludi (1993) pour désigner la violence des réactions des hommes contre les acquis des femmes obtenus par leurs luttes ? Doit-on adopter la perspective plus radicale encore d’une guerre entre les sexes, menées par les hommes contre les femmes en lutte pour leur émancipation, avec le concept de « guerre de basse

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