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7 Idéel et matériel dans les rapports sociaux de sexe

Chapitre I Un cadre conceptuel

I- 7 Idéel et matériel dans les rapports sociaux de sexe

L’inspiration marxiste des débuts de l’analyse féministe de l’oppression des femmes a orienté vers les catégories du matérialisme historique. Ceci d’autant plus que, jusqu’à cette analyse, la pensée sociologique de la situation sociale faite aux femmes avait surtout porté sur les mentalités : le changement dans le domaine des rapports hommes-femmes devait venir d’un changement des mentalités qui permettrait d’améliorer la condition matérielle des femmes. Mais la base matérielle de leur oppression (l’exploitation de leur travail) était le point aveugle de cette conception.

Le raisonnement de la critique féministe a, d’abord, grosso modo, basculé à l’inverse. Toutefois, la pensée de la part de l’idéologie, comme reflet mécanique de la situation matérielle, puis comme condition de la reproduction du rapport social entre les sexes (cf. Daune-Richard et Devreux, 1986 : 213- 219, à propos de l’évolution de la pensée de Colette Guillaumin) a introduit l’idée des interactions entre les « niveaux » idéologique et matériel.

L’analyse de Maurice Godelier sur la « part-pensée » des rapports sociaux comme condition de la naissance et de la reproduction de tout rapport social, « comme une part de son armature », et « comme son schéma d’organisation interne » (1984 : 21), a, en quelque sorte, permis de sortir de l’impasse de l’opposition ou de la hiérarchisation des niveaux. Si l’on repense à l’ensemble des travaux empiriques menés en termes de rapports sociaux de sexe dans la sociologie française, on constate que le niveau « mental » ou « idéel » est travaillé en termes de « représentations » par rapport aux « pratiques », parfois de « sens » de l’action par rapport à celle-ci.

Quelques auteures reprennent la terminologie de Pierre Bourdieu avec les notions de « doxa » (Monique Haicault parle de « doxa de sexe ») et d’ « adhésion doxique » des hommes et des femmes aux représentations dominantes.

J’ai, pour ma part, construit la plupart de mes objets de recherche en terme d’articulation des pratiques et des représentations pour en saisir les

interactions. Mes résultats, en particulier ceux qui portaient sur la catégorisation de sexe et les positionnements des individus au sein ou à la marge de leur catégorie de sexe m’ont confortée peu à peu dans l’idée d’une non hiérarchie des « niveaux » : pratiques et représentations sont autant agissantes dans la dynamique des rapports sociaux de sexe, dans leur transversalité à l’ensemble des champs de la société. Les unes et les autres sont à la fois détectables et motrices dans l’antagonisme du rapport entre les sexes.

Le réel social est donc indissociablement fait de pratiques et de représentations, les unes inscrivant les rapports sociaux de sexe dans leur matérialité, les autres dans l’idéel, un terme qu’il me semble donc utile de reprendre pour décomposer commodément les niveaux du réel. Mais dans la description de l’intervention des actrices et des acteurs sociaux dans le fonctionnement des rapports sociaux de sexe, je parle donc de pratiques et de représentations et parfois d’action et de sens de l’action. Représentations ou sens de l’action constituent la face mentale de l’intervention des individus.

J’ai particulièrement étudié, à un moment de réflexion épistémologique sur nos constructions d’objet au sein de l’Atelier Production-Reproduction, le concept de « charge mentale » élaboré par Monique Haicault à propos du mode de gestion des espaces-temps par des femmes, ouvrières en situation d’accession à la propriété (Haicault, 1984 ; Haicault et alii, 1985). Débattant à l’époque avec les concepts de « mobilisation familiale » de Francis Godard et Paul Cuturello (1982) d’une part et de « disponibilité permanente » de Dominique Fougeyrollas et Danielle Chabaud (1985), Monique Haicault montrait, par rapport à la théorie des premiers, que les femmes avaient un mode spécifique des contraintes multiples liées à l’organisation du travail professionnel et domestique en cas d’accession à la propriété, et, par rapport à la théorie des secondes, que gestion des espaces-temps professionnels et gestion des espaces-temps de la vie familiale s’intègrent l’une à l’autre, au sein d’une même logique, en un même processus de gestion globale des temporalités par les femmes. Par quels moyens la charge mentale opère-t-elle cette gestion du temps et des espaces matériellement dissociés ? Par deux

« principes médiateurs », répond Monique Haicault. Le corps représente, dans le fouillis des temporalités, la continuité et parfois la rupture (quand le corps flanche, fait relâche). L’imaginaire tout à la fois aggrave les contraintes (par exemple à travers le mythe du « propre total » directement relié à l’idée d’une maison que l’on a « fait construire », et qui reste un idéal hors d’atteinte) et se fait lieu de résistance par une ré appropriation symbolique du sens de cette course au temps, lorsque les femmes se décrivent comme parfaites maîtresses de maison (Devreux, 1985a).

Cette notion de « mental » me semble particulièrement opérationnelle pour mentionner la double face de l’oppression que subissent les femmes dans les rapports sociaux de sexe et qui remet en cause leur existence identitaire ou, au moins, leur bien-être identitaire : l’oppression mentale vient redoubler l’oppression physique ou parfois la devance. L’une et l’autre travaillent en cheville pour maintenir les femmes en position de domination : c’est le cœur même de la violence dans les rapports sociaux de sexe, par exemple dans l’enchaînement du harcèlement moral et de la violence physique dans les violences conjugales (Jaspard et alii, 2003).

J’ai, par ailleurs, critiqué l’usage fait par Pierre Bourdieu de la notion de domination symbolique qui, pour être juste et plutôt parlante, n’en a pas moins acquis, selon moi, un grave défaut, celui d’avoir abouti à évacuer la matérialité de la division du travail entre les sexes aux yeux de Bourdieu, et de l’avoir fait passer de l’idée que « dans toute domination, il y a de la domination symbolique » à celle que « dans la domination masculine, il y a surtout et finalement seulement de la domination symbolique », comme on l’a vu plus haut.

Finalement, depuis les analyses de Christine Delphy mettant délibérément la dimension matérielle de l’oppression au cœur de la construction sociologique du rapport patriarcal, le matériel des rapports sociaux de sexe, s’il a, bien sûr, été régulièrement inclus dans nos travaux, n’a pas fait autant l’objet d’une réflexion théorique particulière quant à son statut que la « part-pensée » ou l’idéel des rapports sociaux de sexe. Cynthia

Cokburn s’y était attelée dès 1981. Pour elle, le « matériel » dans les rapports entre les sexes comporte les dimensions physiques, sociopolitique et économique de la réalité sociale. Elle a, par exemple, démontré que, si les capacités et donc les compétences physiques respectives des femmes et des hommes sont effectivement différentes, cette différence n’est pas naturelle mais est une construction sociale : la moindre force physique de certains individus est construite en incompétence technique. C’est le résultat d’un rapport de force entre les sexes qui s’exprime tant au plan physique et technique immédiat, qu’à travers une lutte sociopolitique (par exemple à travers une action syndicale des hommes pour obtenir du patronat le choix de techniques défavorisant les femmes) et une lutte dans le champ économique. Ainsi, c’est l’usage en vigueur dans une corporation masculine qui faisait prévaloir telle technique aux dépends d’une autre qui aurait permis aux femmes de pénétrer des métiers prétendument masculins par « nature » (Cokburn 1981 et 2004). Au cours de mon enquête sur les conditions de travail des femmes enceintes, j’ai moi-même rencontré cette question de la relation entre la matérialité des objets techniques de la production et les capacités physiques des femmes (cf. chapitre II).

Matérialité et idéel des rapports sociaux de sexe sont donc, pour moi, à considérer conjointement d’un bout à l’autre des analyses en termes de rapports sociaux de sexe, même si, par choix méthodologique, un objet de recherche empirique peut momentanément focaliser l’attention sur les seules représentations ou les seules pratiques (ce que j’ai fait, par exemple, délibérément, dans l’analyse du travail domestique des hommes –cf. chapitre IV).

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