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2 L’origine d’un champ de recherche : de la production de normes afférentes à la procréation à la reproduction sociale des producteurs

Chapitre I Un cadre conceptuel

II- 2 L’origine d’un champ de recherche : de la production de normes afférentes à la procréation à la reproduction sociale des producteurs

d’enfants

Illustrer le caractère transversal des rapports sociaux de sexe a constitué la préoccupation de mes premières années de recherche sur les femmes, puis, assez rapidement, sur les hommes. Cependant, l’élaboration de mes premiers objets construits en articulation du travail et de la famille tire aussi son origine de résultats empiriques obtenus dans le tout premier domaine de recherche qui a été le mien, celui de la sociologie de la santé. Je ferai donc un bref détour par les recherches menées dans ce domaine pour montrer comment, pour moi, s’est construit sur cette base le champ d’étude sociologique de la reproduction de la vie humaine et de la parentalité.

Après quelques travaux alimentaires dans le domaine de la socio- économie de la santé17, le premier programme dans lequel je me suis engagée

en ce qui concerne les études sur les femmes a été une recherche sur l’interruption volontaire de grossesse et la mise en place de la loi Veil de 1975 (Devreux, Horellou-Lafarge et Picard, 1978 ; Devreux et Ferrand-Picard, 1982 ; Ferrand et Jaspard, 1987).

L’analyse du dispositif institutionnel mis en place par la loi Veil qui légalisait l’interruption volontaire de grossesse a révélé la volonté des pouvoirs publics, au moment où ils accordaient une liberté obtenue de haute lutte par les femmes et le mouvement féministe, de garder un contrôle social sur les pratiques des femmes en matière de choix procréatifs et contraceptifs. Ce contrôle social est passé par des voies tout à fait spécifiques qui avaient alors un caractère de relative nouveauté : l’institution de l’entretien pré-IVG, prévu dans la loi et destiné, selon le texte législatif lui-même, à apporter aux femmes en demande d’IVG des « conseils et moyens nécessaires pour résoudre les problèmes sociaux posés », constituait pour, le législateur, « l’élément essentiel et original de cette loi… Il en (était) une articulation extrêmement importante ». L’intervention, au moment de ces entretiens pré-IVG, d’une catégorie de professionnelles de l’aide psychosociale a été le volet de la loi que j’ai plus particulièrement étudié (Devreux, 1981 et 1982).

La loi Veil remettait aux femmes le pouvoir de décider elles-mêmes de l’interruption de leur grossesse, ce qui modifiait le rapport classique entre le corps médical et ses patients. Mais cela n’a pas été sans un dispositif visant à dissuader les femmes d’avoir recours à l’avortement comme moyen de régulation des naissances, si ce n’est au moment de cette première demande, du moins en cas de nouvel échec de la contraception. Car, pour le législateur et ses

17 Menés dans mon premier laboratoire, le Laboratoire d’Economie et de Gestion des Organisations de

Santé (LEGOS, Paris 9 Dauphine), de 1973 à 1979, ces travaux ont porté sur la comparaison de l’hospitalisation publique et privée, la durée de séjour à l’hôpital, la médecine de groupe et sa clientèle (un projet de recherche déposé auprès d’un organisme financeur a été refusé pour manque d’intérêt de la « demande sociale » par rapport au sujet : la transformation de la médecine de ville par la suite allait démentir ce verdict). Mon intérêt pour la place des femmes dans la société s’y faisait déjà sentir : ainsi j’ai reçu avec bonheur la charge de m’intéresser de manière privilégiée au personnel para-médical dans l’enquête sur l’hospitalisation (Levy, Bungener, Devreux, Dumenil, Horellou-Lafarge, Lafarge, Picard,

relais dans le dispositif institutionnel, l’IVG signait un échec : « si ce n’est un échec de la vie, du moins un échec de la contraception », disait alors un de ses commentateurs.

Inscrite dans la loi, la médiation de l’entretien pré-IVG s’opérait par une énonciation des motifs de la demande d’avortement et de l’interprétation que faisait la femme de son impossibilité ou de son refus d’avoir un enfant à ce moment-là. Cette procédure, qui imposait aux femmes un délai d’attente entre leur premier contact avec le dispositif institutionnel et la réalisation de l’acte médical, était destinée à leur laisser le temps d’une réflexion personnelle avant un acte médical considéré comme grave sur le plan psychologique et physiologique. L’entretien se déroulait avec une conseillère conjugale, une psychologue ou une assistante sociale. Il était censé non seulement permettre à la femme de s’exprimer sur son désir et son refus d’enfant mais aussi explorer avec elle les moyens socio-économiques qui pourraient lui permettre de mener sa grossesse à terme. Un souhait du législateur (qui avait tenu à inscrire dans la loi la notion de « détresse » recouvrant globalement la détresse morale et la détresse matérielle) que la pratique des entretiens et les réalités économiques ont bientôt fait tomber dans l’oubli.

L’intervention de ces spécialistes de l’écoute tendait vers un double objectif :

- d’une part, permettre une connaissance de la population féminine en demande d’IVG. Dès lors qu’on avait pris conscience de ce que « le désir d’enfant est de nos jours le facteur déterminant de la fécondité », ainsi que l’indiquaient alors les démographes (comme Gérard Calot de l’INED, consulté au cours de la préparation de la loi), une bonne connaissance des comportements individuels face aux moyens de régulation des naissances s’avérait nécessaire.

- d’autre part, permettre l’élaboration et la diffusion de normes sociales, en proposant aux femmes les modes de comportement que la société autorisait ou en indiquant ceux qu’elle réprouvait en matière de comportement procréateur et contraceptif.

Remis en cause depuis la généralisation de la contraception et le développement de l’activité féminine, le système de valeurs traditionnelles concernant la constitution de la famille était en effet en pleine mutation. La notion de « désir d’enfant » a été reprise et utilisée comme un pivot dans ce nouveau système de normes. Sans nul doute, le présupposé le plus opératoire dans l’entretien pré-IVG a été celui qui affirmait que le désir d’enfant est en toute femme, qu’il est constitutif de son identité psychoaffective. D’où la nécessité de faire surgir ce désir, sous les yeux de la consultante, des profondeurs de son « moi ». « Toutes les femmes ont un désir d’enfant » ; « la maternité est quand même l’aboutissement normal et la dimension absolue et finale de la femme » ; dans l’avortement « la femme se laisse pousser contre son désir », tels étaient les propos des professionnelles intervenant dans les entretiens que nous avons pu recueillir lors de l’enquête auprès des associations homologuées pour les mener18.

Chargées par le législateur de lutter contre la banalisation de l’avortement, les praticiennes des entretiens en ont imposé une lecture tragique ou morbide, parlant de « la blessure narcissique de l’avortement et la cicatrice qu’elle laisse », de « la mort du désir », ou encore de femmes « avortant de leur désir ». Corrélativement, la demande d’avortement était conçue comme une impossibilité, chez les femmes, d’assumer ce désir. Assumer son désir d’enfant devenait en quelque sorte la nouvelle norme vers laquelle devaient tendre les femmes, sans qu’il soit d’ailleurs répondu à la question des conditions matérielles d’accueil des enfants à naître de ce désir.

Dans le même temps où cette dimension morbide fondait la nécessité de l’entretien et son projet d’assistance vis à vis des femmes, elle instaurait une norme du bon comportement à l’égard de l’avortement : il devait être vécu avec gravité, si ce n’est péniblement, pour ne pas tomber dans le domaine des

18 L’enquête a aussi révélé les enjeux économiques attachés à l’intervention de ces associations. Entre

le bilan de leur activité en 1974, soit avant la loi, et celui de l’année 1975, pour la première année d’application de la loi, le nombre total de leurs heures de consultation avait doublé et leur activité de formation de nouveaux conseillers conjugaux et familiaux s’était considérablement accrue, montrant l’existence d’un nouveau « marché », au moment où la profession se trouvait à un moment historique

techniques habituelles de contrôle des naissances19. La récidive relevait dès

lors d’un comportement anormal puisqu’elle constituait un ancrage morbide dans la déviance. Corollaire de la « responsabilité parentale » à laquelle voulaient éduquer la plupart des associations de conseil, s’instaurait la responsabilité contraceptive. Assumer sa contraception, maître mot d’une certaine phraséologie sur le nouvel idéal féminin à laquelle était très sensible le milieu des conseillères conjugales et familiales, est devenue la règle prescrite aux femmes, quels que soient d’ailleurs leur système de références ou leur culture. Diverses études, de l’époque (Morokvasic-Muller, 1981) ou plus récentes comme celle de l’équipe GINÉ (Bajos, Ferrand et équipe GINÉ, 2002) montrent qu’en France, les modèles de comportement en matière de contrôle des naissances diffèrent selon la culture de référence des femmes, non sans être vécus de manière contradictoire, notamment par les jeunes femmes issues de l’immigration maghrébine par exemple.

C’est à partir de ces analyses du dispositif d’encadrement de la demande d’interruption volontaire de grossesse que je me suis posé la question de la production et de la réception des normes en matière de procréation et de constitution de la famille.

Basés sur des axiomes d’origine exclusivement naturaliste et psychologique, les travaux sur la fécondité, alors totalement pris en charge par les démographes, évitaient de considérer les reproducteurs -hommes et femmes- de la vie humaine comme des individus insérés dans des contextes socio-économiques et idéologiques et dans des rapports sociaux. Surtout, ces travaux entérinaient sans critique la séparation entre vie « privée » et vie « publique », entre vie familiale et vie professionnelle. Compte-tenu des visibles changements dans le comportement procréateur des femmes depuis les années 60, les démographes et les sociologues de la famille leur emboîtant le pas avaient bien été obligés de tenir compte de l’activité professionnelle

croissante au sein de la population féminine dans leur schéma explicatif de l’infécondité des femmes. Mais ils ne lui donnaient aucun contenu à l’exception du fait que cette activité professionnelle éloignait les femmes de la sphère familiale.

II-3 La transversalité à l’œuvre dans la reproduction des producteurs de

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