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2-2 Le maniement des armes ou l’apprentissage d’un rapport d’appropriation des femmes

Chapitre I Un cadre conceptuel

IV- 2-2 Le maniement des armes ou l’apprentissage d’un rapport d’appropriation des femmes

Le maniement des armes au cours de l’apprentissage de la fonction militaire proprement dite est apparu comme un deuxième vecteur de la socialisation sexuée des garçons. L’analyse des entretiens a mis en évidence l’utilisation que les instructeurs militaires faisaient de la référence aux femmes, de l’opposition masculin/féminin et de la crainte que les jeunes hommes pouvaient avoir, au moment du passage à l’âge adulte, de ne pas être dans la norme de la virilité.

chambrées et des sanitaires était effectué. A midi, les lits étaient refaits, un deuxième coup de balai parfois passé ou une autre partie du ménage faite : dessus d’armoires, montants des lits, etc. Parfois une troisième séquence quotidienne intervenait en fin de journée. En fin de semaine, avant le départ en permission, tout était nettoyé à fond : plinthes, armoires, vitres des fenêtres. Pourtant nombre d’appelés nous ont dit avoir l’impression de vivre le plus souvent dans des locaux mal entretenus, regrettant l’indifférence ou la négligence des autres face au travail de nettoyage qu’ils avaient accompli. Regrettant par conséquent que leur travail reste invisible et ne soit pas reconnu par les membres de leur collectivité. Vivant par conséquent, sans en avoir conscience, l’infériorisation et l’invisibilisation du

La référence aux femmes et au statut supposé de la femme dans la société est apparue une première fois dans le cas des cibles utilisées lors des exercices de tir. Si, en général, ces cibles ne représentaient qu’une silhouette humaine sans particularité, dans un régiment au moins, elles figuraient un homme tenant une femme prisonnière. L’exercice consistait à viser l’homme, plus précisément à tirer dans le « visuel » posé sur sa poitrine. La consigne transformait donc l’appelé en sauveur de la femme, dans une imagerie où les rôles de chaque sexe sont clairement partagés : les femmes se font agresser, enlever et sauver, et les hommes sont agresseurs, violents mais aussi défenseurs des femmes et détenteurs des armes.

Toutefois, c’est dans les discours des instructeurs sur le fusil d’assaut utilisé en manœuvre47 et les pratiques concrètes qui en découlaient pour les

appelés que j’ai trouvé les exemples les plus remarquables de référence aux rapports hommes-femmes et à la hiérarchie sociale des sexes.

Sur le terrain de manœuvre imitant une situation de conflit armé, pour faire comprendre aux appelés qu’ils devaient être très attentifs à leur arme et qu’ils en étaient personnellement responsables sur le terrain, l’encadrement leur expliquait: « une arme, c’est comme votre femme. Elle doit toujours être à côté de vous, vous ne devez jamais la quitter des yeux ». Garder toujours un œil sur son arme afin que l’ennemi ne soit pas en mesure de la prendre, telle est la responsabilité du soldat. Pour mieux montrer les risques encourus par les appelés qui, la nuit, oubliaient la consigne et laissaient leur fusil hors de la tente, les gradés s’ingéniaient à le leur dérober, mettant ainsi en acte la menace d’enlever au fautif son attribut de militaire. Or perdre son arme (ou se la laisser prendre) constitue une faute grave passible d’un séjour dans la prison de la caserne, que les appelés appelaient communément « le trou ».

Les garçons devaient ainsi conserver leur arme sur eux ou près d’eux nuit et jour. Ils devaient par exemple la placer dans leur duvet pour dormir, mais, comme disait l’un d’eux : « C’est des vieux fusils, un morceau de bois

avec le fer. Le fer c’est froid et vu qu’on est sur le terrain, on dort pratiquement nu dans le duvet, parce que, quand on se réveille le matin, si on n’a plus rien de sec à se mettre, il faut (sic) mieux dormir nu, en caleçon, chaussettes,… et puis l’arme. On sent le froid (…) Bon, tout le temps avec l’arme, c’est un peu… c’est lourd déjà. J’ai trouvé ça lourd, le sac, le casque, l’arme, on est crevé… ». Un autre raconta comment « on dort à la belle étoile, pffft… dans un sac de couchage, entre les jambes, je veux dire euh… l’arme entre les jambes. Si on ne dort pas avec, ils nous la piquent (« ils », ce sont ici à la fois les gradés et l’ennemi imaginaire que les appelés affrontaient au cours des manœuvres sur le terrain). Les gradés font le tour… ils nous la piquent, et alors là, si on se la fait piquer, on a tout faux. Après, c’est le trou… ».

Dans plusieurs entretiens, les connotations sexuelles des termes employés pour parler du fusil, ou des situations dans lesquelles il était présent étaient tellement fréquentes et se référaient si souvent au phallus que le risque fantasmé de se le faire prendre et de le perdre traduisait un enjeu plus fort encore que la perte militaire : ce qui était en jeu, c’était la sauvegarde ou la perte de la virilité elle-même. Le fusil, la femme et le phallus devenaient un seul et même attribut, figurant tout autant les emblèmes de l’appartenance de sexe des garçons et l’objet de la convoitise imaginaire de l’ennemi (mais aussi, dans le cas présent, des aînés).

Les interviews de ces jeunes hommes disent toute la pénibilité de l’enchevêtrement d’une situation matérielle faites de contraintes corporelles et de fatigue physique avec le poids psychologique d’une utilisation équivoque des images de la femme et de la sexualité. « Vous devez dormir avec votre arme. Déjà que le duvet, il n’est pas tellement large, mais avec une arme, c’était pas vraiment supportable ». Même si certaines des expressions populaires à l’époque parmi les jeunes référaient déjà souvent au mental : « ça me prend la tête », « c’est fou », « j’étais tout fou », « ça m’énervait », les références au malaise psychologique étaient notablement fréquentes dans le discours des appelés.

Ce n’était pas seulement le poids matériel de l’arme qui pesait sur les appelés, c’était aussi le poids symbolique de ce qu’elle représentait : une virilité à assumer, contraint et forcé, sous peine de se la faire enlever voire kidnapper, par plus puissant que soi, ennemi ou supérieur hiérarchique. Les appelés apprenaient que leur arme passait avant tout. Ils étaient censés acquérir le réflexe de la sauver, quitte à la détruire, plutôt que de la laisser aux mains de l’ennemi. « L’arme, on doit y faire attention plus qu’à nous. C’est… c’est dingue, oui. Si jamais on devait se faire prendre, on doit d’abord destroy, destroy l’arme quoi : la détruire. Au lieu de se sauver quoi. Quitte à prendre une balle dans la tête, hein ! Non, non, il faut détruire l’arme avant. ».

Si certains exprimaient par leurs mots ou le rythme même de leur discours (« destroy destroy ») leur « énervement » corrélatif au sentiment qu’ils avaient d’un risque pour leur propre vie, d’autres, plus souvent, manifestaient un état de grande lassitude mentale qui les poussait à abandonner l’idée de comprendre le sens de ce qu’ils faisaient, se démettant en quelque sorte de leur statut de sujet pensant. « C’est ça l’armée, il n’y a rien à comprendre » résumait leur fatalisme. Mais, dans cette formation militaire, ils devaient aussi affronter, parfois pour la première fois, les représentations liées aux hiérarchies entre les sexes dont est imprégné ce monde des hommes qu’est l’armée. Parfois pour la première fois car ils avaient vécu leur scolarité dans la mixité, ils venaient de familles où ils vivaient avec des femmes, et ils aspiraient à retrouver cette mixité dès les permissions venues. L’un d’eux parlait ainsi de ce qui le frappait dès qu’il revenait dans le monde civil : « Quand on sort, de toutes façons, moi… la première chose, c’est le parfum de femmes, c’est ça, c’est tout. Je me rappelle, la première fois que je suis sorti, c’était le parfum (…) Je ne sais pas mais tiens, on se sent plus libre, on se sent ailleurs, on n’est plus enfermé, on peut faire le vide quand même, le parfum des femmes, c’est vrai, … ».

Des analyses d’ordre sociolinguistique ou psychanalytique auraient sans doute compléter judicieusement la lecture sociologique de ces matériaux d’enquête.

Quoi qu’il en soit, les références au féminin servaient aux instructeurs militaires à faire des appelés « des hommes », non seulement des adultes, mais aussi et surtout des mâles, jaloux entre eux de leurs propriétés : leur Famas et leurs femmes.

L’apprentissage de la domination masculine, de la possession des femmes comme de l’ordre hiérarchique entre les fonctions assignées à chaque sexe, ne se faisait pourtant pas sans douleur ni sans incompréhension chez ces jeunes hommes qui, s’ils étaient d’accord pour échapper aux corvées de la vie domestique, n’en étaient pas pour autant prêts à reprendre à leur compte les schémas mentaux des hommes des générations précédentes en dominant les femmes au point d’en faire des objets de conquête (au sens guerrier du terme) vis-à-vis des autres hommes. En tout cas, cet apprentissage en amenait plus d’un sur les rives de la peur de la folie. L’ambivalence même des représentations des femmes véhiculées par l’institution militaire en était la cause : à la fois propriété à défendre et objet gênant dans la vie quotidienne et intime, empêchant de vivre et de dormir tranquille, les femmes, dans ces représentations, étaient celles par qui l’identité masculine était censée se construire autant dans le désir que dans l’aversion. Dans une étape socialement conçue comme un rite de passage à l’âge adulte, l’armée incluait dans ses objectifs de formation, de façon informelle mais permanente, une construction des représentations des rapports de domination des hommes sur les femmes. Pour être opérante dans les systèmes de représentations des jeunes hommes, cette construction s’appuyait sur ce qui faisait à la fois leur quotidien et la spécificité de la vie militaire : le maniement des armes.

L’exemple de la socialisation sexuée des garçons lors de leur passage dans l’armée et de l’apprentissage de normes afférentes au couple masculin/féminin montre que l’antagonisme des rapports entre les sexes s’exprime notamment à travers les systèmes symboliques. A l’instar des sociétés mentionnées ou observées par exemple par Françoise Héritier (2002)

ou par Pierre Bourdieu (1990), la « société » militaire présente des oppositions conceptuelles structurant les représentations de la place respective des hommes et des femmes chez les individus qui la composent : femme, être faible à sauver, encombrante, ambivalente, et surtout attribut viril c’est-à-dire signe de puissance (si on la possède) vs homme, sauveur, aspirant à la tranquillité (être sans femme, c’est-à-dire entre hommes), puissant (si il possède les signes de la puissance). Absente de la réalité concrète dans la vie militaire, la femme y est introduite comme symbole négatif, comme contre-valeur, et maintenue avec obstination par une institution soucieuse de « cadrer » dans son système hiérarchique ceux de ses membres qu’elle doit former et socialiser.

IV-3 Les résistances des hommes au changement social : le cas du travail

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