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4 Emergence du concept de parentalité : la comparaison hommes/femmes de l’articulation vie familiale/vie professionnelle

Chapitre I Un cadre conceptuel

II- 4 Emergence du concept de parentalité : la comparaison hommes/femmes de l’articulation vie familiale/vie professionnelle

A partir du début des années 80, on a assisté, en France et, à des degrés divers, en Europe occidentale, à la monté en puissance des discours sur les « nouveaux pères » et les changements d’attitude chez les hommes suite à la remise en question des comportements masculins par le mouvement

féministe. Ce contexte politique et idéologique m’a incitée à entreprendre le même type de questionnement sur les trajectoires masculines que celui que j’avais suivi à propos des femmes. J’y étais d’autant plus poussée que la recherche sur les trajectoires maternelles et professionnelles des femmes m’avait amenée à constater des « déplacements » des femmes au sein de leur catégorie de sexe du fait des conséquences prévisibles de la maternité sur leur place dans le monde du travail, une analyse développée en termes de catégorisation de sexe et de mobilité de sexe, sur laquelle je reviendrai par la suite. La paternité produisait-elle des effets de même ordre sur la place des hommes au sein de leur propre catégorie de sexe ?

Le Ministère de la Santé finança ce programme de recherche sur la paternité, mené en collaboration avec Michèle Ferrand. A travers des histoires de paternité recueillies auprès d’une vingtaine d’hommes de différents milieux sociaux, nous avons cherché à voir comment le fait d’avoir des enfants s’inscrivait dans les trajectoires familiales et professionnelles masculines. Peu de travaux sociologiques avaient considéré les hommes sous l’angle de leur vie familiale, et encore moins sous celui de leur paternité. Les études sur les hommes étaient jusqu’alors plutôt des essais sur la ou les masculinités et leur remise en cause par la critique féministe. Certaines, émanant de groupes militants, abordaient la question de la contraception masculine. Seul l’ouvrage de Georges Falconnet et Nadine Lefaucheur, La

fabrication des mâles, paru en 1975, avait tenté de mettre en évidence les

processus de construction de l’identité sociale masculine à travers les expériences des hommes dans la famille, le couple, le sport, l’armée, etc. Poser la question, comme nous l’avons fait, des articulations entre la fonction paternelle et la vie professionnelle des hommes représentait une démarche qui allait à contre courant de l’évidence socialement admise d’une radicale coupure entre les deux domaines dans la vie des hommes. Une représentation dichotomique que nous avons retrouvée dans les récits des pères que nous avons interviewés. Je m’appuie ici sur le texte d’un article écrit par la suite, en collaboration avec Michèle Ferrand (Devreux et Ferrand, 1986).

Les entretiens portèrent sur les modalités de la décision d’avoir un enfant, les pratiques paternelles, en particulier l’agencement des pratiques des pères et des mères dans les tâches de soin aux enfants, et la façon dont la paternité avait ou non modifié le rapport au travail, la vie professionnelle et les priorités des hommes.

Au début de leur vie d’adulte, la majeure partie des hommes avaient prévu d’avoir des enfants. Pour certains, ce projet, pour assuré qu’il semblait avoir été, n’était pas réellement précisé dans le temps ; pour d’autres, sa réalisation était au contraire programmée, insérée dans un projet d’installation tout à la fois familiale et professionnelle : avoir des enfant deviendrait alors impératif à un certain âge, surtout lorsque les enfants constituaient le but explicite du mariage.

Toutefois, d’autres hommes évoquaient leur refus initial d’avoir des enfants ou n’avaient même pas eu le temps de se poser la question avant l’arrivée accidentelle de leur premier enfant. « Je n’ai pas rêvé… je n’ai pas rêvé d’avoir des enfants », disait un ouvrier, père de deux enfants. Un autre, technicien, père de trois enfants, se souvenait des discussions au sein de son couple à propos de son souhait d’avoir recours à l’avortement pour chacune des grossesses de sa conjointe. Mais les difficultés d’accès à la contraception et à l’interruption de grossesse n’expliquaient pas toutes ces paternités contraintes. Dans plusieurs cas, la femme avait eu un rôle décisionnel déterminant : soit en imposant son désir avant même la contraception (dans un cas, la future mère en avait fait la condition de survie du couple), soit en décidant de mener à terme une grossesse imprévue.

Quoi qu’il en soit, la mise en perspective de ces projets relatifs à la paternité d’une part et des pratiques paternelles adoptées ultérieurement montrait qu’il n’y avait pas de corrélation univoque : ce n’est pas parce que les hommes avaient voulu des enfants qu’ils en assumaient la charge quotidienne matérielle (autre que financière) ; et, pas plus, parce qu’ils avaient, a priori, refusé la paternité, qu’ils se déchargeaient plus que d’autres des tâches d’entretien et de soin aux enfants. Le clivage paternité choisie/paternité subie

ne se reflétait donc pas dans le modèle de partage du travail parental et domestique adopté par le couple. D’une certaine façon, on aurait presque pu dire « au contraire »… : on constatait en effet une nette tendance chez les hommes qui avaient énoncé une attitude initialement très positive vis-à-vis de la paternité, à émettre des réserves quant au principe de l’activité professionnelle des mères (un discours que les représentations sociales du travail féminin pouvaient encore permettre au tout début des années 80) et, finalement, la division sexuelle du travail parental et domestique s’avérait, chez eux, nettement plus inégalitaire que dans les couples des hommes ayant déclaré une position ambivalente vis-à-vis de la paternité.

Ces derniers pouvaient exprimer un vécu tout en dualité de la paternité : avoir des enfants, c’est devenir indisponible pour d’autres choix, c’est aliéner une partie de sa vie, disaient-ils. A chaque instant de leur vie, il y avait possibilité de conflit entre ce qu’ils auraient aimé faire pour eux-mêmes et ce qu’ils aimaient faire avec leurs enfants. Or, presque tous ceux qui pouvaient être regroupés dans ce type de perception de leur paternité trouvaient normal, voire même évident (au point qu’ils ne comprennent pas bien notre questionnement à ce sujet), que la mère de leurs enfants exerce elle-même une profession. Ils avaient du mal à envisager une situation contraire et surtout, ou plutôt, en conséquence, ils partageaient beaucoup plus systématiquement les charges parentales et le travail domestique lié aux enfants. Dans le discours de ces hommes, nous avions d’ailleurs pu noter un passage du « je » au « on » ou au « nous » lorsque l’entretien abordait le thème des pratiques de soin et d’éducation des enfants, qui était alors dilué dans un récit de pratiques de couple parental.

Au plan de l’analyse longitudinale des trajectoires masculines, les paternités volontaires et choisies s’inscrivaient dans des trajectoires socioprofessionnelles sans accident, du moins sans ruptures occasionnées par l’arrivée des enfants, en lien avec le fait que les conjointes minimisaient davantage les tensions que dans les autres couples par suite de leur inactivité professionnelle plus fréquente ou du choix d’un travail à temps partiel. En

revanche, les conjointes des pères plus ambivalents ou contraints étaient, toutes sans exception, « actives continues »23. Les parcours professionnels de ces

hommes n’avaient certes pas subi de réelles modifications du fait de leurs paternités mais leurs parcours professionnels étaient parfois plus accidentés (chômage, déclassement relatif, travail au noir pour compléter les revenus familiaux) et leur situation familiale beaucoup moins normée pour l’époque (vie maritale, y compris dans les couples avec plusieurs enfants, ce qui, au début des années 80, représentait encore une situation hors norme, même si le refus du mariage était déjà très répandu).

Si, comme je l’ai dit, des travaux ou des essais avaient commencé à traiter des changements chez les hommes et des modalités de leur inscription dans la famille, cette étude de la paternité dans ses articulations avec la vie professionnelle des hommes et de leur conjointe ouvrait une nouvelle voie dans l’analyse de la place spécifique des hommes dans la société. En outre, elle posait la question des imbrications entre les représentations (de la famille, du travail, de la carrière) chez les hommes avec leurs pratiques parentales. Ainsi, l’évidence de la paternité telle que la mettaient en avant certains hommes était- elle corrélée, dans leur pensée, à celle de l’inactivité de leur conjointe devenue mère, ou tout au moins au fait que celle-ci devait alléger sa participation à la sphère du travail professionnel. Il s’agissait plus d’une démarche idéologique d’ensemble sur ce que doit être la famille et la position de la femme en son sein, que d’une analyse de la charge réelle que représentent les enfants. Un cadre supérieur, père de trois enfants, interrogé sur sa contribution aux charges parentales, nous déclarait ainsi les conduire de temps en temps à l’école, surveiller leur travail scolaire, en ajoutant : « Qu’est-ce qu’il y a encore comme tâches matérielles concernant les enfants ? ». En contre-point, on trouvait chez un technicien, père lui aussi de trois enfants, des réflexions dénotant à la fois une ambivalence dans ses sentiments et un ancrage de ses représentations dans la réalité matérielle des besoins de ses enfants : « Quand ils sont arrivés, je

n’étais pas prêt. Je ne les avais ni choisis, ni décidés… Ils sont là actuellement… Il faut qu’ils vivent, et…et c’est moi leur père… La paternité, c’est un mot pour moi, qui a un sens théoriquement et culturellement, mais en tant que sensation, je ne l’ai pas encore eue ».

Si, pour les hommes, les projets de paternité présentaient une assez grande variété, du refus initial à une certitude d’avoir des enfants, la question de la paternité ne prenait cependant jamais le pas sur celle d’exercer un métier. Au contraire de ce qui se passait chez les femmes, c’était l’activité professionnelle qui, pour les hommes, relevait d’un rapport d’évidence : évidence de l’exercice d’une profession, mais aussi celle d’avoir un revenu personnel et, parfois, la responsabilité économique d’autres personnes. C’est d’ailleurs toujours à travers cette question de la responsabilité financière que se trouvaient liées paternité et activité professionnelle, que cette relation se soit, par la suite, imposée aux pères « contraints » ou qu’elle ait été programmée, l’entrée sur le marché du travail et dans une carrière ayant conditionné la construction d’une famille.

En terme de statut professionnel, si cette évidence de l’activité professionnelle n’était pas perturbée par le changement de statut familial lors de l’arrivée des enfants, la paternité a parfois semblé conforter le nouveau père dans sa trajectoire professionnelle24. Les hommes rencontrés lors de l’enquête

nous ont dit aborder rarement la question des enfants dans leur vie de travail. Mais là encore, depuis que cette enquête a été réalisée, le développement des discours sur la paternité dans les médias, de même que les débats sociaux sur l’ouverture théorique des politiques publiques en faveur des familles,

24 Cette relation entre paternité et carrière ou insertion des hommes dans l’emploi sera davantage

étudiée, y compris dans les études statistiques, par la suite. Par exemple, Jean-David Fermanian et Sylvie Lagarde, en étudiant « Les horaires de travail dans le couple » en 1998 à partir d’une enquête Emploi de l’INSEE ont montré le surinvestissement des pères dans le travail professionnel au rythme de l’accroissement du nombre des enfants dans la famille. Ainsi un père de deux enfants accorde en moyenne à son activité professionnelle une demi-heure de plus par semaine qu’un père d’un enfant unique, et une heure qu’un homme sans enfant. La tendance s’accroît chez les hommes ayant plus de deux enfants. (Fermanian et Lagarde, 1998). Charles Gadéa et Catherine Marry (2000) ont, d’une certaine façon, conforté nos résultats concernant le lien positif de la paternité avec la progression de carrière des hommes. Sophie Pochic a, quant à elle, étudié les effets de la perte d’emploi sur la vie familiale et le rapport aux charges domestiques et parentales de cadres masculins au chômage (Pochic, 2000).

notamment en matière de garde d’enfant, aux pères tout autant qu’aux mères, ont modifié les frontières idéologiques entre le travail des hommes et leur paternité, et les hommes introduisent sans doute un peu plus aujourd’hui qu’hier la dimension familiale et paternelle de leur vie dans leur milieu et leurs relations professionnelles.

Pour les hommes, le problème du temps était et reste posé, généralement, en extériorité à la sphère professionnelle et le temps qu’ils accordent à l’exercice de leur profession, leur disponibilité à son égard, ne semblent pas devoir être altérés par l’arrivée d’un enfant. « Le système de délégation des tâches reproductives à d’autres qu’eux-mêmes fonctionne à tel point et fait l’objet d’une telle intériorisation que le fait d’être père ne modifie en rien les stratégies quotidiennes d’insertion dans le milieu de travail », telle était ma conclusion dans la comparaison que j’établissais entre les deux enquêtes exposées ci-dessus, dans l’ouvrage collectif Le sexe du travail en 1984. « Tant chez les femmes que chez les hommes, la disponibilité apparaît comme étant le seul facteur de réussite et d’avancement dans la carrière (…) Cette disponibilité est synonyme de prise de responsabilités. Ce sont là, semble-t-il, les traits essentiels qu’hommes et femmes attribuent aux carrières modèles. Or, implicitement ou non, ces modèles de carrière sont très masculins (…). La parentalité agirait donc en sens inverse pour les hommes et les femmes (…) La parentalité, comme on l’a vu, conforte les hommes dans le droit à la carrière, sous couvert de responsabilité économique de la famille ; tandis qu’elle déstabilise la situation professionnelle des femmes. » (Devreux, 1984a : 123-124)

Ainsi, c’est à partir de la comparaison de la maternité et de la paternité dans leurs relations avec la trajectoire et la vie professionnelles des femmes et des hommes que j’ai dégagé la notion de parentalité, mais les prémisses de cette comparaison se situent dans une réflexion préalable sur la construction sociale du « désir d’enfant » comme lecture sociale situant exclusivement les déterminants de la maternité dans la nature et la psychologie des femmes. La

comparaison des articulations entre famille et travail pour les femmes et pour les hommes s’est faite tant au niveau de la construction des trajectoires sociales féminines et masculines, dans une perspective diachronique, qu’au niveau des pratiques et des représentations saisies dans une perspective synchronique. Dégager le concept de parentalité sur cette base ne consistait pas à adopter un simple terme générique pour couvrir l’ensemble des faits relatifs à la maternité et à la paternité. Au contraire, il s’agissait de rompre avec l’idée d’un couple maternité/paternité en se démarquant des présupposés essentialistes qui les considéraient comme des entités séparées et irréductibles l’une à l’autre. « La notion de parentalité prétend les intégrer comme deux aspects d’un même fait social : la production d’enfants ou plus exactement la reproduction sociale des producteurs d’enfants », telle était la définition que j’en avançais en 1985, lors d’un séminaire de l’APRE (Devreux, 1985a : 9). Cette définition a été reprise et, dans une certaine mesure, critiquée par Marie-Blanche Tahon et Geneviève de Pesloüan, dans le bilan qu’elles établirent quelques années plus tard de la Sociologie de la famille et des rapports sociaux de sexe (Tahon et de Pesloüan, 1989). Elles remarquaient, avec juste raison, le glissement opéré dans une telle définition entre la production d’enfant et la question de la reproduction des acteurs de cette production. Et elles attribuaient ce défaut à un évitement de la question même de la production d’enfants du champ d’analyse des rapports sociaux de sexe. Il est vrai que la maternité et la reproduction de la vie humaine n’ont, longtemps, pas été inscrites de façon suffisamment importante au programme des recherches françaises sur les femmes et les rapports entre les sexes (Combes, 1988). Et, sans doute aujourd’hui, je ne séparerais pas la reproduction sociale des producteurs d’enfants de la production d’enfants, comme je semblais vouloir le faire dans cette définition de la parentalité.

La paternité, en tant qu’objet sociologique, ne peut être définie qu’en regard de la maternité et inversement. L’une et l’autre sont en interdépendance théorique et elles concernent la façon dont les individus hommes et femmes sont socialement produits pour prendre une part relative à la part assumée par l’autre sexe dans la prise en charge de la production de la vie humaine et de

l’entretien des enfants. « Ces relations peuvent être trouvées dans le fait que cette paternité (pratiques masculines procréatrices et d’élevage des enfants, trajectoire familiale des hommes) se définit par rapport à la place des femmes (en particulier des conjointes) dans la division du travail dans la famille et dans la sphère de la production. De même que la maternité des femmes se construit en étroite relation avec la place qui leur est faite concrètement et symboliquement dans la division sexuelle du travail et donc en fonction de la place dominante qu’y occupent les hommes (dominance « en relief » dans la production, mais, plus invisible, dominance « en creux », par l’absence, dans l’ensemble de la reproduction). Ainsi n’y a-t-il pas deux modes de production des enfants, l’un féminin, l’autre masculin, mais un même système de normes et de conditions objectives de production mais qui, grosso modo, s’inverse selon la position sexuée des individus » (Devreux, 1985d : 9)

La parentalité est donc à la fois une catégorie de l’analyse empirique désignant l’ensemble des faits sociaux relatifs au domaine des pratiques et des relations parentales qui concernent l’entretien et l’éducation des enfants et une abstraction qui met à bas la conception par nature sexuée de cet ensemble de faits, un outil synthétique pour penser la paternité et la maternité comme les deux faces d’une même fonction sociale, la fonction de reproduction et d’entretien de la vie humaine. La construction des objets en articulation entre sphère professionnelle et sphère familiale a été la condition qui a permis l’élaboration de cette abstraction : les parents sont produits en tant que parents masculins et féminins dans l’ensemble des champs de leurs pratiques.

La parentalité ainsi définie fournit un objet de recherche qui agit comme un révélateur dans l’analyse des catégories de sexe et qui, en particulier, permet d’apercevoir les mouvements des acteurs sociaux sexués à l’intérieur de leur catégorie de sexe, un point sur lequel je reviendrai dans la partie concernant la dynamique des rapports sociaux de sexe et leur activité de production de catégories.

Pour conclure sur cette comparaison de la maternité et de la paternité dans le travail, je dirai un mot de l’usage que j’ai fait, tout au long de ces analyses, des trajectoires. Dans le courant de recherche développé à l’occasion de la fabrication de l’ouvrage collectif Le sexe du travail, les trajectoires ont parfois constitué l’objet même de la démarche, notamment dans les travaux en termes de mobilité sociale (Chaudron, 1984) et ceux sur l’insertion double des femmes dans la vie professionnelle et dans la famille (Battagliola, Barrère- Maurisson et Daune-Richard, 1983) ; dans d’autres études, plutôt que d’être l’objet, elles ont été un outil méthodologique au service d’un autre objet. C’est le cas de ma démarche. Il est clair cependant que le projet d’articuler

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