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1 Dynamique, reproduction des rapports sociaux de sexe et changement : définitions

Chapitre I Un cadre conceptuel

III- 1 Dynamique, reproduction des rapports sociaux de sexe et changement : définitions

En reconstituant la genèse du concept de rapport social de sexe à travers la littérature sociologique sur les femmes, nous nous sommes intéressées, Anne-Marie Daune-Richard et moi, aux conceptions du changement social que les théorisations successives des rapports hommes-femmes sous-tendaient. C’est ainsi que nous en sommes venues à élaborer la question de la reproduction et de la dynamique de ces rapports : « La question de la reproduction d’un rapport social s’insère logiquement dans toute analyse du fonctionnement de ce rapport : c’est la question de sa dimension dynamique même, de son caractère vivant » (Daune-Richard et Devreux, 1986).

C’est le fait de penser les rapports entre les sexes comme un rapport social qui permet d’en envisager théoriquement l’évolution : en tant que rapport social, ils constituent un rapport de force entre deux classes agissant pour faire évoluer leur position dans la domination, dans un sens qui consolide cette position pour les dominants ou qui l’améliore et allège la domination

subie, pour les dominées. Bien qu’il ne soit pas aisé de l’envisager, compte- tenu de la pesanteur et de la permanence historique de l’oppression subie par les femmes, le terme théorique de cette évolution, c’est la disparition même de cette domination.

Après le fixisme intrinsèquement lié aux conceptions naturalistes des sexes, la dénonciation féministe du système des sexes comme système d’oppression patriarcale a plutôt eu tendance à renforcer la représentation d’un système figé, non dynamique. Cependant la perception, notamment par Colette Guillaumin (1978 et 1992), de la contradiction introduite dans ce système par le développement du salariat des femmes venant contrecarrer leur dépendance économique à l’égard de leur mari, permettait d’envisager une voie de sortie de l’oppression. Mais, dans les premiers temps des développements des « recherches sur les femmes et par les femmes », l’urgence était à la mise en évidence de toutes les formes de l’oppression, non seulement d’un point de vue militant en vue de la libération des femmes, mais aussi d’un point de vue scientifique (les deux points de vue étant d’ailleurs intimement liés, notamment dans cette période de premières déconstructions critiques). Il s’agissait de mettre en cause les constructions scientifiques existantes qui renvoyaient les femmes au cas particulier d’un handicap social défini par rapport à la norme soi-disant neutre du masculin.

Dans ce contexte scientifique, parmi les trois propriétés formelles des rapports sociaux de sexe, leur dynamique a donc été, d’une certaine façon, la plus difficile à concevoir, tant au plan conceptuel qu’au plan de la réalité empirique historique. De ce dernier point de vue cependant, il est peut-être plus facile aujourd’hui d’imaginer que les rapports sociaux de sexe puissent connaître une évolution favorable aux dominées dans la mesure même où l’accumulation des analyses féministes, militantes ou scientifiques, démontrant leur fonctionnement et le poids de leur réalité, a permis une prise de conscience et ouvert la voie à des évolutions par la médiation de changements institutionnels, d’ordre juridique ou politique. Il est clair que, dans nos sociétés développées, des choses bougent dans l’ordre des sexes, au point que des

auteures parlent d’une redéfinition du « contrat social entre les sexes » (Fougeyrollas, 1999). Ce que j’appelle les activités du rapport social de sexe, tant la division sexuelle du travail, que la répartition sexuelle des pouvoirs ou le travail de catégorisation sociale de sexe ne s’opèrent plus de la même façon, sont sans cesse en rééquilibrage et donc en redéfinition, la situation des femmes en France ou en Europe en donnant de multiples exemples contemporains.

Mais, dans la pensée sociologique ou dans la pensée du sens commun (qui ne se distinguent d’ailleurs pas toujours rigoureusement), autant la reproduction est souvent conçue comme une répétition à l’identique34, autant le

changement n’est le plus souvent pensé que dans le sens d’un progrès social. Invariance d’un côté, changement unilatéralement positif de l’autre. Dans un cas, pas de mouvement, dans l’autre, mouvement dans un seul sens.

Nommer les rapports de sexe comme des rapports sociaux, c’est au contraire parler d’emblée de leur mouvement, du fait qu’ils sont l’opposition de deux forces qui s’affrontent pour faire évoluer la société dans le sens du maintien ou du renforcement de la domination pour les dominants, dans celui de l’allègement de la domination pour les dominés. C’est pourquoi j’ai recours à l’idée de dynamique quasiment au sens de la physique : dynamique d’accélération ou dynamique de frein au changement social. Danièle Kergoat aime utiliser l’image de la spirale pour illustrer le mouvement des rapports sociaux, du même toujours en déplacement et en mutation. Je pense qu’effectivement, par rapport à l’axe de la transversalité qui traverse les divers champs de la pratique sociale, travail, famille, école, armée, politique, etc., et par rapport à l’opposition des deux axes de forces en présence dans l’antagonisme, l’image de la spirale décrit assez bien le mouvement permanent que sont les rapports sociaux, en particulier les rapports sociaux de sexe.

Ainsi la reproduction des rapports sociaux de sexe équivaut à leur (re)production incessante, à la « fabrication » d’une opposition entre les

34 « Il n’est pas habituel de décrire la reproduction sociale comme une combinaison d’invariance et de

hommes et les femmes toujours en redéfinition, en déplacement, revenant parfois sur elle-même, redéfinissant de l’identique ou du quasi-identique, et modifiant les données, par exemple les contours des catégories sociales en présence dans le rapport social de sexe. La reproduction consiste donc à la fois en un changement et en un maintien de la situation sociale des groupes opposés dans les rapports sociaux.

C’est l’action même des acteurs sociaux, hommes et femmes, qui produit ce mouvement, action parfois médiatisée par des changements institutionnels. Mais au départ d’un changement institutionnel, il y a toujours de l’action, de l’intervention coordonnée de la part des acteurs sociaux.

Cette conception des rapports sociaux de sexe comme un système dynamique en perpétuel mouvement conduit à appréhender les faits sociaux relatifs à la division sexuelle du travail et du pouvoir et à la catégorisation sociale de sexe en terme de processus.

Dans le mouvement de ces processus sociaux relatifs à la construction sans cesse renouvelée, car sans cesse remise en question, de l’opposition de sexe, s’entremêlent les pratiques concrètes et les représentations des acteurs qui s’appuient les unes sur les autres pour se renouveler, au double sens de se reproduire et de se modifier. La spirale fait circuler ces deux réalités sociales, ces deux « matières » de l’analyse sociologique, tout au long de son mouvement, et elle « monte » ou « redescend » par la pression conjointe de ces deux « niveaux » de la réalité. J’emploie ici la notion de niveaux au sens qu’elle a dans l’expression utilisée par Colette Guillaumin parlant de « la solidarité des niveaux du réel social » : « L’homogénéité des niveaux du réel, ou leur solidarité, a été mieux montrée par la vague de fond qui portait les relations de sexe au premier plan de l’analyse du système social que par l’attention aux faits de classe (au sens banal), ou à l’impérialisme. La difficulté de penser une situation dans sa totalité (…) a été surmontée dans les analyses produites par et autour du mouvement qui a mobilisé les femmes ces quinze dernières années. L’avortement, le travail ménager, le travail domestique, le harcèlement public et privé, et le reste, impliquaient aussi bien le fait concret

immédiat de la contrainte pour chaque individue que les systèmes juridiques les plus sophistiqués ; impliquaient la dépendance individuelle comme la dépendance collective. Le concret et l’idéologique se montraient plus clairement dans cette relation comme les deux faces de la même médaille » (Guillaumin, 1981 et 1992).

Les pratiques constituant l’ancrage concret des rapports sociaux de sexe et les représentations en constituant le niveau idéel –la doxa de sexe, pour reprendre le terme choisi par Monique Haicault (2000)– forment, ensemble, les axes de transmission dans la dynamique de ces rapports : on y décèle les coups de frein à l’évolution des rapports sociaux de sexe ou, au contraire, elles enregistrent leurs avancées et, en même temps, les produisent. J’ai particulièrement pu repérer ce mouvement dans les interdépendances entre représentations mémorisées des modèles parentaux de division sexuelle du travail dans la famille d’origine et pratiques du partage du travail domestique dans la famille actuelle en reprenant les interviews des hommes et des femmes ayant participé à mes enquêtes sur les articulations entre paternité ou maternité et vie professionnelle.

L’activité de catégorisation sociale qu’effectuent les rapports sociaux de sexe a été un autre axe de recherche par lequel s’est manifestée la dynamique de leur reproduction entendue comme permanence et changement. J’illustrerai ce point à partir de la réflexion que nous avons menée, Anne-Marie Daune- Richard et moi, sur ce que nous avons appelé la « mobilité de sexe » c’est-à- dire les déplacements des individus au sein et aux marges de la catégorie de sexe dans laquelle les classent les rapports sociaux de sexe. J’ai, par la suite, à nouveau décelé des phénomènes de mobilité de sexe dans l’histoire individuelle et familiale de certains appelés, lors de ma recherche sur la socialisation des jeunes hommes par l’armée.

Mais c’est sans doute la recherche sur la construction sociale de la parenté, effectuée avec Danièle Combes (1991), qui illustre le mieux l’imbrication des systèmes de représentations avec les pratiques dans les

processus sociaux qui produisent le renouvellement des rapports sociaux de sexe.

III-2 La dynamique de la construction des systèmes de représentations

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