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Le rôle des médias : agent ou reflet ?

CHAPITRE 2 : LA MONTÉE EN GÉNÉRALITÉ

2.1. LES MODES DE MONTÉE EN GÉNÉRALITÉ

2.1.1. Le rôle des médias : agent ou reflet ?

La notion de harcèlement moral, de par son élasticité, a interpellé d’innombrables acteurs, à commencer par les journalistes eux-mêmes qui l’ont médiatisée. « Les journalistes qui téléphonaient semblaient particulièrement concernés : soit ils l’avaient vécu eux-mêmes, soit de très près »2, explique Ariane Morris, l’éditrice du livre de M.-F. Hirigoyen.

A partir de l’année 1999, les témoignages se multiplient. La presse salue la levée d’un tabou : M.-F. Hirigoyen a permis à de nombreux salariés persécutés par un chef ou une collègue de mettre un mot et une explication sur leur souffrance. Les articles et reportages médiatisent les récits de victimes, sous formes d’extraits d’entretiens accompagnés de photos. Le portrait de Sophie, Isabelle, Kathleen, Véronique, Patrick, Hélène, Philippe, Natacha, Sylvie, Marie-France, Françoise… est dressé, créant ainsi les conditions favorables à une identification avec la victime. La manière de traiter le problème du harcèlement moral par les médias s’est calquée sur le modèle du livre de M.-F. Hirigoyen, qui contient une vingtaine de cas cliniques. S’il répond au mouvement de démocratisation des médias qui favorise la prise

1 768 000 sites sur le « harcèlement moral » sont répertoriés par le moteur de recherche « Google » à cette date. 2 Libération du 06/3/01 « Harcèlement moral : comment un succès d’édition aboutit dans le Code du travail », par E. Poncet.

de parole dans l’espace public, ce type de traitement peut également renforcer la personnalisation et une grille de lecture simple et basique, opposant, comme dans les westerns, le bon et le méchant.

Des caricatures illustrent souvent ces articles. On peut voir une femme assise à son bureau avec un air désespéré tandis qu’un homme verse du café sur ses affaires en lui disant : « Bien sûr, je pourrais aussi vous harceler sexuellement, mais j’ai peur de m’attacher »1 ; des têtes patibulaires accompagnées de la légende suivante : « Au banc des accusés : Joe Boss, Adolphe Ptichef, Augusto Pédégé, serial harceleurs coupables de persécution psychique et torture mentale »2, ou encore un salarié assis devant son ordinateur, transpercé par des flèches, souffrant le martyre, tandis que son patron (ou un collègue) arbore un large sourire carnassier3.

Le débat sur le rôle des médias oscille entre deux logiques : les médias reflet, ou les médias agent. Selon les défenseurs du premier volet de l’alternative, le traitement médiatique vise à rendre compte de la réalité sociale de la manière la plus objective qui soit. Pour les autres, les médias construisent une nouvelle réalité. Ce qui existe médiatiquement existe tout court. A. Giddens nous invite à sortir de cette alternative réductrice. « En somme, dans les conditions de la modernité, les médias ne reflètent pas la réalité mais, dans une certaine mesure, la forment ; mais cela ne veut pas dire que nous devons en conclure que les médias créent un royaume autonome d’ “hyperréalité” où seuls importent le signe ou l’image » (Giddens, 1991, p. 27). Plutôt que de parler de la fabrication de la réalité par les médias, il serait plus pertinent de souligner leur rôle dans l’ « emballement » de nos sociétés (Giddens, 1994, p. 159). Les médias ont joué un double rôle, à la fois en capitalisant sur le succès du livre de M.-F. Hirigoyen, mais en même temps en l’amplifiant, ayant ainsi un effet déterminant sur le caractère d’emballement de la modernité.

Le harcèlement moral implique la présence d’une victime, d’un coupable, et d’un tiers qui va juger de la situation pour soit émettre le diagnostic « harcèlement », soit le confirmer ou l’infirmer. Les médias sont partie prenante de ce processus d’étiquetage. Voici un cas de harcèlement moral exposé dans l’émission « Envoyé spécial »4 :

1 Télérama n° 2566, 17/3/99. 2 Le Nouvel Observateur, 24/2/00. 3 Le Point n° 1488, 23/3/01. 4

Cris de révolte de salariés en grève. On en a entendu dans cette entreprise de sonorisation. Pendant dix ans, cadres et ouvriers, salariés ont travaillé au gré des humeurs de leur PDG, digérant tant bien que mal insultes, humiliations, et menaces. « Par exemple, lors d’une réunion de travail avec lui, le ton monte, le ton monte, pour en finir à : “Attention, Monsieur, halte, vous aller pisser du sang, et puis un jour ou l’autre je vous casserai, votre carrière sera brisée, vous ne trouverez plus de travail, vos enfants seront à la rue, et c’est vous qui en serez responsable” ». « Il m’a présenté mon cercueil. Donc mon cercueil, c’était ceci, mais vide, sans tout ça et il m’a dit “Voilà Mme Coron, voilà votre cercueil”. Alors je lui ai répondu : “Je ne vous ferai pas ce plaisir”, puisque je ne voulais pas être enterrée dans un cercueil. Alors il m’a dit : “C’est encore mieux, comme ça vous serez dans une urne, et je vous mettrai sur mon bureau, et de temps en temps je retournerai l’urne comme un sablier, et je dirai, allez, Mme Coron, au travail !” ».

On en rirait presque, parce qu’on l’a pas vécu, parce que c’est de l’histoire ancienne aussi. En décembre, l’usine s’est révoltée, le PDG a été remercié. Neuf jours de grève ont mis fin à ce qui depuis peu porte un nom : le harcèlement moral. Si les salariés de Bouyer ont bien été harcelés, leur histoire n’est pas représentative. Face à ce phénomène, on est rarement aussi solidaire. Plus souvent même, on est seul.

En choisissant de parler de « harcèlement moral » plutôt que de « conflit de travail », de « maltraitance managériale » ou de « tension dans les relations de travail », les journalistes tendent à imposer une grille de lecture particulière des relations de travail.

Le traitement de la notion au journal télévisé (France 2, le 24 mars 1999), une soirée « Ca se discute » consacrée au harcèlement à la même date, l’émission « Envoyé spécial » (février 2000), en touchant le grand public, ont permis de contribuer à la vulgarisation de la notion. Lors d’une théma dédiée au harcèlement moral sur Arte1, une banderole défile à intervalles réguliers : « Si vous souhaitez poser des questions sur le sujet, une équipe de spécialistes est à votre disposition ». « Mots pour maux au travail », association de défense des victimes de harcèlement moral créée à l’initiative d’un groupe de médecins du travail, de psychiatres, de psychanalystes et psychologues est mobilisée pour répondre aux interrogations des téléspectateurs, qui contactent le standard ou naviguent sur le site de la chaîne.

Il est difficile de mesurer avec précision l’impact des médias. On peut néanmoins noter qu’il est indéniable2. Un exemple permet d’éclairer cet aspect : le Nouvel Observateur 3 donne les coordonnées de l’association « Mots pour maux ». Du jour au lendemain, cette

1 Théma sur Arte : « Mobbing Harcèlement moral : l’état des choses », 22/2/01. 2

Un documentaire très intéressant de Serge Moati (2005) montre comment l’introduction il y a six ans de la télévision dans les foyers du Bouthan a eu une influence extraordinaire sur les mentalités et le mode de vie, notamment vestimentaire, des habitants. Selon certaines études, l’impact sur l’enfant d’une demi-heure de télévision est plus grand que toute une journée passée à l’école.

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dernière se trouve submergée d’appels : d’une dizaine par semaine, les appels passent à 40 par jour, sans compter 1500 lettres reçues en un mois1.