• Aucun résultat trouvé

Marie, Fanny, Nawal : « Trop de pression »

CHAPITRE 4 : LA DÉFINITION SUBJECTIVE DU HARCÈLEMENT MORAL

4.3. UN HARCÈLEMENT DIFFUS

4.3.2. Marie, Fanny, Nawal : « Trop de pression »

La quête permanente de la performance constitue une pression trop forte pour les plus faibles, les plus fragiles, les moins performants. Marie, âgée de 34 ans, d’origine arménienne, est assistante de formation. Le poste est « fatigant », avec « beaucoup de pression ». Les choses se corsent lorsque, onze mois après son entrée dans l’entreprise, elle est nommée à un poste en banlieue parisienne qui lui demande de faire un trajet aller / retour de deux heures, « ce qui ne (l)’arrange pas ». Elle remplace une collègue mutée, Viviane, et elle a très peu de temps pour s’adapter. A ses demandes d’information, on lui répond : « Je n’ai pas le temps », « je ne suis pas au courant… ». En tout, Marie aura eu droit à une demi-journée de « formation » : « Elle m’a montré les choses très rapidement, cinq minutes, je voyais bien que ça la gonflait ». « Je n’ai pas vu où elle rangeait les choses, comment enregistrer, comment créer un document, quelles sont les procédures (…). Quand je ne comprenais pas, elle me disait : “T’es bête !”». Elle n’est pas présentée au personnel. Marie ressent l’étau qui se resserre, elle se sent mal à l’aise. Le mois suivant, elle tombe malade, elle est absente une semaine pour cause de problèmes gastriques qu’elle attribue à son état nerveux.

A son retour, « l’ambiance est spéciale ». La collègue est désagréable, elle pointe les erreurs que commet Marie avec copie au responsable de service. Un « jeu malsain » se met en place, teinté d’insinuations, de suspicion et de rétention d’information. « Ma chef me donnait beaucoup de travail, il n’y avait pas d’organisation, pas de délai (…). On sentait la pression. Les bases de données sont difficiles, il y avait des choses à traiter à la dernière minute (…). Ma responsable n’aime pas qu’on lui fasse répéter les choses (…). On me changeait sans arrêt l’ordinateur, j’avais des problèmes de disquette ». Marie se plaint de l’absence de réunions où l’on peut s’extérioriser, confronter les autres. La situation se dégrade progressivement. « A un certain moment je suis devenue moi aussi agressive, j’étais énervée, j’ai commencé à faire des erreurs ». A la collègue qu’elle a remplacée, elle écrit : « Je me suis renseignée sur ce que tu as fait : c’est du harcèlement, c’est puni par la loi. Je ne suis pas responsable de ta

mutation ! ». Sa collègue ne lui répond pas, mais elle lui « fait la tête », et lui raccroche au nez de plus en plus souvent, jusqu’à refuser tout bonnement de lui adresser la parole. Marie est de plus en plus fatiguée, elle pleure, se sent malheureuse. Les collègues la voient, mais ne la consolent pas. « On me laisse dans mon coin, certains ont décidé de ne pas parler, car ça ne les arrangeait pas ». Les erreurs se multiplient : elle se trompe sur la date limite d’un courrier adressé à des stagiaires, elle se rend à un site par erreur, elle arrive en retard… erreurs bien entendu rapidement montées en épingle par sa hiérarchie et donnant lieu à sa rétrogradation.

Pour décrire cette situation, Marie parle du « harcèlement moral » de Viviane, qui a fait preuve de « manipulation », qui l’a « mise à bout », lui a « fait perdre son estime, sa valeur ». Elle se demande si Viviane est « narcissique ». Elle ajoute : « On peut aussi être vulnérable. Moi je le suis. Il faut que je me blinde face à ce genre de personne. Je n’aurais pas dû être aussi gentille avec Viviane ».

Marie se donne à voir de manière contrastée. D’un côté elle met en avant sa basse extraction, qui ne l’a pas empêchée de faire des études. Elle est la fille d’un père ferronnier et d’une mère couturière arméniens qui, une fois immigrés en France, sont devenus respectivement livreur et couturière à domicile. Elle est la seule dans la famille à être allée plus loin que le Bac (niveau BTS secrétariat et licence d’anglais), contre l’avis de ses parents et de ses cousins, à qui elle reproche d’ailleurs l’absence de soutien matériel et moral pour poursuivre des études poussées. A plusieurs reprises elle évoque ses compétences, sa maîtrise de six langues, son perfectionnisme. « On m’a demandé d’acheter un sandwich. C’est très dégradant ! On me persécute. Ma responsable qui m’a balancée ne sait même pas écrire. Je suis très compétente… On m’a pris en grippe. Une autre secrétaire, si tu vois son tiroir, il est mal rangé ! ». Cette victimisation au travail fait étrangement – ou logiquement ? - écho au sentiment de persécution qu’elle ressent en tant qu’Arménienne. Par ailleurs, elle reconnaît à demi-mot qu’elle ne supporte pas la pression, le stress, qu’elle a parfois des problèmes de mémoire ou de concentration. « Je me vois bien dans un poste de secrétaire bilingue, mais dans une équipe où il y a une bonne communication, sans trop de pression (…). Ils jouaient tous sur la concurrence, et moi j’ai horreur de ça ». En creusant un peu plus, l’on découvre qu’elle s’intéresse à l’art. Elle fait du théâtre, domaine où elle a enfin la reconnaissance qu’elle recherche tant. Ne pas avoir réussi le concours d’instituteurs est son grand regret : « C’est la difficulté des cours qui m’a rebutée ». Elle dit avoir un potentiel artistique, et rêve de créer des histoires pour enfants : « J’ai un côté artiste incompatible avec le travail en entreprise (…). J’en ai marre des métiers de secrétariat. Je m’y ennuie… Ce n’est pas mon

truc, ce n’est pas mon domaine, ce n’est pas là que je m’éclate le plus (rire gêné). Je veux travailler dans l’édition, les langues ».

Elle suit une psychanalyse depuis plus de dix ans, et développe une capacité réflexive importante. Elle dit avoir besoin d’être admirée, aimée, et a soif de reconnaissance. Cela lui viendrait du manque d’attention qu’ont eu ses parents à son égard. Sa grande sœur est décédée quand elle avait une dizaine d’années, et sa mère lui aurait « fait porter le poids de tout ça ». « On m’a reproché mon manque de confiance en moi, mais les gens ne savent pas quelle mère j’ai. Ma mère me fait souffrir. Elle n’a plus aucune raison de vivre. J’ai un manque d’amour. Ma mère ne m’a jamais dit quelque chose de bien ».

Marie est finalement licenciée pour faute. « Ca m’arrange pas, car je voulais acheter un logement (…). J’ai reçu un coup de poignard dans le dos. C’est ignoble ». Après une période d’intérim dans une maison d’édition, elle intègre une société qui travaille pour l’environnement. Son contrat temporaire est transformé en CDI. Elle est aux anges, c’est ce qu’elle espérait. Mais, quelques semaines passent, et l’insatisfaction commence à se faire sentir, comme en témoigne l’extrait d’un mail qu’elle m’envoie, et qui est retranscrit ci-après à la virgule près :

Je t’avoue qu’en ce moment je suis un peu fatiguée travailler pour 4 personnes n’est pas une tâche facile, pour ne pas dire ingrat. En plus on m’a demandé de me mettre assez rapidement sur un nouveau logiciel de gestion et il y a trop de paperasserie j’avoue que mon poste est un peu compliqué. Je n’ai pas trop le temps de m’organiser car on me donne toujours des choses à faire. En plus j’ai dû aller à une formation suppléant régisseur (sans que j’ai trop de choix), ils veulent qu’au deuxième trim. (…) je remplace la régisseur (celle qui tient les comptes) et franchement ce n’est pas ma tasse de thé (…). Je déprime un peu car je m’ennuie (…). Autrement tu vois H. l’informaticien (…) nous manque déjà depuis qu’il est parti il y a un autre informaticien qui est venu (que je n’ai pas encore vu) ça fait au moins 4 fois que je l’appelle et je suis restée sans nouvelle alors que j’ai besoin d’aide. Il pourrait au moins appeler. Si cela avait été H. il aurait déjà résolu le problème depuis longtemps ou il aurait appelé (…). Le fait qu’ils ne l’aient pas gardé est dû à la sous traitance. Maintenant ils font ce qu’ils veulent des salariés c’est effrayant. On est devenu des pions pour les « géants » des entreprises. Ils peuvent nous remplacer comme bon leur semble. J’ai été à (…) la semaine dernière dans le cadre de mon travail et j’y retourne le (…). Autrement je t’avoue que je m’ennuie un peu. Je n’ai jamais eu la sensation d’être à ma vraie place dans mon travail et ça commence à me peser un peu (tout est privilège dans ce pays ou connaissances) (…). J’ai peur de devenir une « automate ». Je commence déjà à être un peu maussade et ça m’inquiète un peu.

Un an plus tard, elle déclare qu’elle est « harcelée moralement » : elle est surchargée de travail, ne s’en sort pas avec le nouveau logiciel de gestion qu’elle ne maîtrise pas, commet des erreurs, on lui a mal parlé, on lui a raccroché au nez, et, goutte d’eau qui a fait déborder le vase : une collègue l’a traitée de « conne ». Elle se plaint auprès de la responsable du

personnel, qui lui répond qu’elle n’a aucune preuve qu’on l’a insultée. C’est la parole de l’une contre celle de l’autre. Question syndicat, ce n’est pas évident, vu que sa chef est déléguée syndicale. Marie ne veut pas faire de vagues, et n’a aucune preuve à fournir pour pouvoir entamer une procédure de justice. Elle veut négocier un départ, mais on lui signifie une fin de non recevoir. Elle n’a plus qu’une solution, celle de démissionner, mais elle perd ses droits sociaux et cela lui fait peur. Elle envisage finalement de chercher pendant ses vacances d’été « un boulot pas trop prenant », qui lui prenne le minimum de temps pour qu’elle puisse enfin se réaliser pleinement dans le temps hors travail. Mais la rentrée se profile : « J’ai passé mes vacances à dormir. J’étais trop fatiguée ».

Lorsque Marie dit : « Je suis harcelée moralement », elle est en même temps en attente de réponse de la part de son interlocuteur, considéré comme le spécialiste de la question. D’ailleurs, elle pose clairement la question : « Est-ce que tu penses que c’est du harcèlement moral ? ». Je botte en touche, en lui brossant, à grands traits, la définition jurisprudentielle de la notion. Elle se montre dubitative, en précisant que, de toute façon, elle n’a pas de preuve, « puisque tout cela s’est fait entre quatre murs », et ne conçoit aucunement de porter plainte, ayant bien conscience de l’inconsistance de son dossier.

Marie fait partie de ces personnes qui, d’entreprise à entreprise, de situation à situation, sont toujours « harcelées ». Le travail est vécu sur le mode du « trop » : « trop » de travail, « trop » de contraintes, « trop » de pression…, trop plein qui est traduit dans un second temps, grâce à l’appropriation de la grille de lecture « harcèlement moral », sous la forme d’une plainte : un (e) tel (le) me persécute. Le sentiment d’humiliation ne naît pas pour autant du néant, une réalité tangible lui donne corps et consistance. Dans un contexte de forte pression, celui qui commet des erreurs s’attire les foudres des chefs et des collègues. Tout le monde étant sous tension, à la première occasion, on se défoule – littéralement, on foule aux pieds, on maltraite - sur une personne, qui n’est pas choisie au hasard. C’est celle dont on sait que l’accès de colère auquel on a donné libre cours ne tirera pas à conséquence.

Dans un contexte de forte pression, il arrive souvent que le stress soit évacué en agressant l’autre, celui sur qui on peut se défouler comme sur un punching-ball car il occupe une position subalterne. Marilyn, 33 ans, est agent d’accueil dans une caisse d’assurance maladie localisée dans un département dit « difficile ». La clientèle n’est pas toujours aimable, « il y a beaucoup de travail », et la dernière fois, sa chef lui a passé un savon. « Qu’est-ce qu’on attend, que les gens se suicident, pour faire quelque chose ? ».

Nawal, 25 ans, diplômée d’une école de commerce, est engagée comme chargée d’étude dans une compagnie d’assurance. La pression au travail est à son comble. Beaucoup de dossiers à traiter en peu de temps, une chef qui la laisse « se dépatouiller » toute seule, et une démotivation qui grandit. Après quelques mois de stress aigu, elle craque et démissionne. Sa mère lui montre un article sur le harcèlement moral : « Voilà ce que tu as subi, ma fille ». Cette nouvelle grille de lecture lui paraît, tout compte fait, bien s’adapter à son cas. N’a-t-elle pas été assommée de travail ? Sa chef ne lui a-t-elle pas mal parlé une ou deux fois, et ne lui a-t-elle pas raccroché au nez un jour ? N’a-t-elle pas été victime de racisme, du fait de sa visibilité musulmane : quand elle fait le Ramadan, sa chef lui dit, avec un ton peu amène : « Ah ! Je ne croyais pas que vous étiez pratiquante ! » ?

Le harcèlement moral peut être invoqué par des profils inattendus. Fanny, universitaire de 59 ans, avoue avoir subi les piques méprisantes des collègues sur le dernier livre publié ou non encore publié comme un véritable harcèlement moral. La fonction et le statut social ne laissaient guère envisager une telle appropriation, et pourtant, la pression exercée par les pairs sur sa production scientifique exerce un tel poids sur ses épaules qu’elle fait volontiers sien le vocable « harcèlement moral ».

Fanny, comme Nawal ou Marie, auraient pu se plaindre en utilisant une formulation active : « Je n’en peux plus ». La forme passive d’expression de la souffrance (« Je suis harcelée moralement ») permet de préserver l’estime de soi, tandis que : « Je n’en peux plus », « je craque », ou « je ne suis pas à la hauteur » égratigne l’image que l’on a de soi-même et celle que l’on veut donner aux autres.