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CHAPITRE 1 : LA GENÈSE D’UNE CATÉGORIE

1.2. MARIE-FRANCE HIRIGOYEN : L’INVENTRICE

1.2.2. Le succès

Le fait que le livre de M.-F. Hirigoyen ait eu un très grand succès d’édition, en dehors des circuits habituels de promotion, montre bien l’intérêt du public pour un tel sujet. Tiré à 5000 exemplaires en septembre 1998, l’ouvrage a dépassé le cap des 60 000 exemplaires en janvier 1999, sans tambour ni promotionnel, ni médiatique. En effet, entre la date de publication (septembre 1998) et janvier 1999, nous n’avons répertorié qu’un seul article relatant le livre dans la presse généraliste1. C’est le bouche à oreille qui aura donc été à l’origine du succès.

1 L’Express du 03/9/98, « Les bourreaux du bureau. Le harcèlement moral fait des dégâts dans les entreprises. Un livre met en garde contre les pervers de la guerre des nerfs ».

Les premières lettres qui parviennent à M.-F. Hirigoyen ne viennent pas directement des victimes. Ce sont d’abord des juristes en droit social, des médecins du travail, des syndicalistes. « A chaque fois, il s’agissait de demandes individuelles », précise M.-F. Hirigoyen, « pour résoudre des cas particuliers »1. Puis viennent les sollicitations plus collectives : associations ou écoles. L’école des inspecteurs du travail demande l’autorisation à Martine Aubry, à l’époque ministre du travail, d’organiser un colloque sur le sujet. Ce sont ensuite les patrons qui s’y mettent, de manière discrète. Ainsi, en décembre 1999, une manifestation se déroule au Palais des Congrès à Paris, organisée par l’école de commerce HEC. « J’étais la seule femme et la seule psy au milieu de tout ce beau monde », raconte M.- F. Hirigoyen, « manifestement ils n’avaient pas grand-chose à faire de ma présence »2. Le show se termine. « Mon sac à main était entrouvert. Des patrons ont commencé à m’aborder, discrètement. Un, puis deux, puis trois. A la fin, ils glissaient dans mon sac des petits mots avec des cas à me soumettre »3. Le MEDEF (Mouvement des entreprises de France) commence à s’intéresser au sujet. Un groupe de formation dépendant du syndicat des patrons invite M.-F. Hirigoyen pour des interventions. Elle devient même consultante ponctuelle pour une grande entreprise. Au début de l’année 2000, Laurent Fabius lui envoie une lettre. « J’ai été touché personnellement par ce que vous décrivez, j’en parlerai personnellement à Martine Aubry »4. En parlant de ses patients bien placés, M.-F. Hirigoyen ajoute : « Je savais par certains d’entre eux que Martine Aubry avait lu mon livre, ainsi que Lionel Jospin »5. Pour C. Dejours, le fait que le harcèlement moral touche les cadres et les élites gouvernementales, alors qu’il ne concernait il y a quelques années que le bas de l’échelle, a sans doute favorisé la prise de conscience6.

L’effet miroir produit par le livre est clairement illustré par un pamphlet publié par un ancien collaborateur de Pascal Sevran. Déçu par le monde superficiel de la télévision, dégoûté par trois ans d’humiliations, ce dernier démissionne en novembre 1999.

La lecture libératrice et apaisante du harcèlement moral me convainquit de partir ; j’en remercie encore celle qui, effarée, me mit un soir ce livre dans les mains. Le succès de cette étude d’un travers pervers de notre temps, quand l’image, le succès et l’argent font croire aux médiocres qu’ils ont tous les pouvoirs, est une aubaine pour le petit salarié dont les nerfs

1 Libération du 06/3/01. 2 Ibid. 3 Ibid. 4 Ibid. 5 Ibid. 6 Ibid.

lâchent sous la pression continuelle, les amabilités tactiles et les rebuffades déplaisantes. Car c’est le chaud et le froid qui font le climat de ces despotats. Le harcèlement est un bouquin que l’on se passe sous le manteau dans les prisons dorées des sociétés de production, et c’est très bien comme ça (Vignol, 2001, p. 83).

Dans les consultations des médecins du travail, comme les permanences des inspecteurs du travail, on ne parle plus que de harcèlement moral, avec des salariés qui viennent avec le livre en disant : « Lisez ça, c’est mon histoire ! ». Mme Millot, inspectrice du travail, membre de l’association L610-10 (article du Code du travail instituant la possibilité d’inspection dans les entreprises), témoigne : « Après la publication du livre de Mme Hirigoyen, j’ai reçu un nombre impressionnant d’appels de salariés se plaignant d’être victimes de harcèlement moral »1. « A sa sortie, des clients me téléphonaient et me disaient : “Ce livre, c’est moi” », raconte l’avocate Rachel Saada2. « Je voyais arriver des gens, livre en main, disant : là, page 90, c’est moi ! », révèle la psychologue Marie Grenier-Pezé, qui a créé en 1996 à Nanterre la première cellule « Souffrance et travail »3.

Ce n’est qu’à la fin du mois de janvier 1999 que des journalistes écrivent des articles capitalisant sur le succès du livre. Ainsi en est-il du dossier du Nouvel Observateur qui, en prenant appui sur 500 lettres reçues par M.-F. Hirigoyen après la publication de son livre, en fait la synthèse. Dans le puzzle des très nombreux témoignages du livre, chacun peut en effet reconstituer le portrait-robot du harcelé, ou reconnaître celui du tortionnaire. Ainsi ce manager qui reçoit l’ouvrage par la poste avec un petit mot glissé dans les pages : « Lisez ça, mais lisez donc, c’est tout vous ! »4.

En quelques mois, le livre de M.-F. Hirigoyen, écrit dans un langage accessible à tous, s’est taillé une belle place dans le palmarès des succès de librairie. Il est disponible en poche aux éditions Pocket depuis janvier 2000. L’éditeur est submergé d’appels téléphoniques de personnes voulant entrer en contact avec l’auteur. La presse généraliste s’est emparée du sujet, des émissions de télévision se sont succédé et, parallèlement, les avocats spécialisés en droit du travail ont vu s’empiler sur leur bureau des dossiers relatifs au harcèlement moral, et ce avant même la loi de 2002. Traduit dans plus de trente pays, l’ouvrage franchit, à l’été 2002, la barre des 800 000 exemplaires vendus (Muller, 2002, p. 133).

De nombreux colloques, formations, et journées d’information sont régulièrement consacrés à ces questions. Le nombre de sites sur Internet concernant le harcèlement moral est

1

La Tribune du 05/5/00. 2 Télérama n° 2670, 14/3/01.

3 Le Monde, « Les harcelés », 26/4/05.

4 Guillaume Malaurie, « Ces collègues et patrons qui vous rendent fou », Le Nouvel Observateur, 21-27 janvier 1999, p. 10.

passé d’une dizaine en 1998 à plusieurs centaines en août 2002 (Mancel, 2003, p. 72), et à plusieurs centaines de milliers en septembre 20071. Loïc Scoarnec, président de l’association Harcèlement Moral Stop (HMS), explique que son association recense 20 000 appels entrants traités chaque année, ce qui fait un appel toutes les dix minutes sur une journée de travail de 8 heures, sans compter les appels que ses collaborateurs n’arrivent pas à traiter.