• Aucun résultat trouvé

Le rôle de la littérature post-coloniale en Italie et dans le système scolaire italien

ANALYSE ET COMMENTAIRE DU CORPUS

1. LE CHOIX D’UN CORPUS HETEROGENE

2.2. L’écart et l’entre dans le corpus italien

2.2.3. Le rôle de la littérature post-coloniale en Italie et dans le système scolaire italien

En faisant communiquer les deux romans à la suite de ce que nous venons de montrer, nous pouvons dire que la forme et les contenus du roman d’I. Scego font de son ouvrage un modèle d’écriture de « littérature postcoloniale » autobiographique. Par contre, l’ouvrage d’A. Lakhous semble aller dans le sens d’une littérature italienne contemporaine de migration, dont le genre émerge à travers le langage et les considérations sur les Italiens et les migrants proclamées dans le texte.

Dans son article Decentrare la lingua (2017)324, Lucia Quaquarelli met en valeur la manière dont les flux migratoires ont amené les auteurs migrants en Italie ; ces derniers peuvent être considérés comme des nouveaux sujets coloniaux qui s’insèrent dans un cadre géopolitique en expansion. Cette vision rappelle la notion de «post-colonialisme indirect », proposée par Cristina Lombardi-Diop et Caterina Romeo en 2014 : elle offre la possibilité d’éloigner un passé colonial et défend l’idée que le fait que beaucoup d’auteurs viennent de colonies appartenant à d’autres pays européens ne modifie pas la nature et la modalité de leurs rapports avec les Italiens, la langue italienne et le marché littéraire national325.

Par ailleurs, le sujet de la « littérature postcoloniale » mérite une attention particulière, déjà abordé plus haut et sur lequel nous revenons ici. L’expression « littérature postcoloniale » indique deux catégories littéraires :

- selon certains, elle correspond à toute production littéraire qui s’opposerait à ce qui est lié à l’idée d’hégémonie coloniale, au niveau politique, linguistique et culturel des puissances européennes sur les pays colonisés ;

- selon d’autres, l’expression « postcoloniale » a une fonction chronologique et concerne ce qui a été produit après la période coloniale (à la suite de 1960 pour ce qui concerne l’Italie).

Dans son roman, Igiaba Scego utilise l’écriture pour exprimer sa rancune contre le passé colonial italien. Elle essaie de raconter dans les détails ce que les Italiens ne connaissent pas à propos de leur histoire nationale et, pire encore, leur rôle qu’ils ignorent dans l’expansion coloniale en général. L’exemple suivant nous le démontre :

324 QUAQUARELLI L., Decentrare la lingua. Alcune considerazioni sul caso italiano, CoSMo

Comparative Studies in Modernism, n. 11 (2017), “Écrivains en transit. Translinguisme littéraire et identités

culturelles | Scrittori in transito. Translinguismo letterario e identità culturali” 325id. p. 74

163

EXTRAIT n°5

L’Italia stava dappertutto nei nomi delle vie, nei volti dei meticci rifiutati. E l’Italia non ne sapeva niente, non sapeva delle nostre vie con i suoi nomi, dei nostri meticci col suo sangue. In Italia alcune vie hanno i nomi dell’Africa. A Roma addirittura c’è il quartiere africano […]. Però ignorano la storia coloniale 326.

Igiaba Scego déclare qu’en Italie, certaines rues portent des noms venus d’Afrique - pour n’en citer que quelques-uns : viale Libia, via Migiurtinia327, viale Somalia - mais que

personne ne semble s’en apercevoir. Pourquoi cette indifférence ? D’où nous vient cette méconnaissance ? On peut dire qu’il s’agit d’une lacune dans le parcours scolaire des Italiens – mais cela ne peut pas tout expliquer.

En partant de cette supposition, nous avons essayé de vérifier quel est le rôle de la période coloniale italienne dans les programmes scolaires du lycée, à l’aide des récentes directives ministérielles et de certains manuels scolaires consultés. Aujourd’hui l’école italienne vise surtout à une formation par compétences, à savoir un parcours éducatif capable de combiner le savoir-faire à la connaissance théorique. Notamment, le document publié en 2016 “Competences for democratic culture. Living together as equals in culturally

diverse democratic societies”328 met en valeur les compétences, le savoir-faire et les connaissances que les personnes devraient développer pendant leur formation de base pour vivre une convivialité démocratique dans une citoyenneté active. Parmi ces compétences, celles qui impliquent la définition d’une conscience de l’histoire du pays de naissance sont : les compétences sociales et civiques et la sensibilité et l’expression culturelles. Dans le document rédigé par le Ministère de l’Education Nationale Italienne329 de 2018, le domaine de l’histoire et de la géographie a un rôle central dans l’évolution de la culture des citoyens. Selon les Indications Nationales 2012330,

l’enseignement et l’apprentissage de l’histoire contribuent fortement à l’évolution de l’éducation vers une connaissance du patrimoine culturel et artistique, mais surtout une éducation civique et humaine, car l’étude de l’histoire permet d’examiner la

326 SCEGO I., Ibid., p. 30 « L’Italie était de partout dans les noms des rues, sur les visages des métisses refusés. Et l’Italie n’en savait rien, elle ne savait rien de nos rues et de leur nom, de nos métisses avec son sang. En Italie certaines rues ont les noms d’Afrique. A Rome il y a même le quartier africain […]. Cependant ils ignorent l’histoire coloniale.» (Traduction réalisée par nos soins).

327 C’est un territoire somalien gouverné par un sultan au XIXe siècle. 328https://rm.coe.int/16806ccc07

329https://www.orizzontescuola.it/wp-content/uploads/2018/02/Indicazioni-nazionali-e-nuovi-scenari.pdf 330 file:///C:/Users/valen/OneDrive/Desktop/indicazioni%20nazionali/DM%20254_2012.pdf

164

transformation de l’humanité et ses modalités de survivance aux problèmes sociaux. En ce qui concerne la dimension nationale, l’apprentissage de l’histoire pose une attention particulière aux événements du XXe siècle. Parallèlement, les Indications Nationales de 2012 invitent à un enseignement de l’histoire capable de définir une perspective de dialogue constant entre le présent et le passé, surtout par rapport aux conflits, aux échanges et aux relations qui se sont développés entre les populations de la Méditerranée. D’ailleurs, les vicissitudes du présent imposent une connaissance nécessaire du développement du territoire mondial ou au moins européen.

On a alors essayé de comprendre de quelle manière l’histoire du passé colonial italien est traitée dans le milieu scolaire. Selon l’analyse des programmes scolaires et de certains manuels d’histoire et de géographie, nous avons constaté que la période coloniale italienne est définie selon deux critères : d’une part, l’analyse terminologique du phénomène de la « colonisation » en tant qu’évènement historique général et changement des territoires impliqués ; d’autre part comme notion interdisciplinaire capable de combiner l’étude de la géographie à celle de l’histoire politique du pays. Souvent, en fait, la colonisation italienne est absorbée par les épisodes et les figures politiques concernant la dernière période du XIXe siècle comme les hommes de la Gauche historique italienne qui dirigent l’Italie à partir de 1876, à savoir Agostino Depretis, Francesco Crispi et Giovanni Giolitti. En effet, les premières tentatives coloniales remontent à la période de A. Depretis et de F. Crispi, même si d’autres gouvernements avaient soutenu de façon implicite des initiatives privées331. La poussée expansionniste devient de plus en plus évidente pendant la première partie du XXe siècle quand G. Giolitti déclare la guerre à l’empire turc en 1911 dans les régions qui prennent le nom de Lybie. Cette longue guerre se termine le 18 octobre 1912, deux ans avant le début de la Première Guerre Mondiale et du régime fasciste de Benito Mussolini.

De ce fait, cette superposition d’évènements historiques met en lumière que l’approche et la modalité utilisée par les manuels d’histoire par rapport à la question coloniale italienne sont de nature interdisciplinaire et survolent le sujet, au profit de l’étude des personnalités politiques de l’époque, malgré le fait qu’il s’agisse d’une période relativement longue qui a duré environ 60 ans. Cette approche nous semble marginale par

331En 1869, le territoire est acheté pour le compte du gouvernement italien. Le 11 mars 1870, le territoire est transféré à la société de navigation de l’entrepreneur Raffaele Rubattino qui y installe un dépôt de charbon pour les navires. Le 10 mars 1882, le port est officiellement acheté par le gouvernement italien, qui créé la « Colonie d'Assab » le 5 juillet 1882.

165

rapport aux dynamiques internes et politiques qui émergent ensuite, d’abord avec la Gauche historique et ensuite avec la période fasciste italienne. Dans cette optique, l’étude de la littérature des écrivains migrants pourrait se révéler utile pour affronter voire découvrir un passé ignoré trop longtemps.

En effet, l’écriture entre l’« ici » et l’« ailleurs » cache une caractéristique fondamentale : le désir de (se) raconter pour éclaircir les dynamiques historiques, politiques et sociales concernant les territoires impliqués dans la narration et les raisons du déplacement de ceux qui écrivent (ou de leurs familles). L’écriture va codifier l’entre physique et culturel qui s’établit dans l’écrivain « venant d’ailleurs » à travers la personnalité de ses personnages.