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Cultural Studies et condition postmoderne

CONCEPTUALISATION D’UNE FORME LITTÉRAIRE

2. LA QUESTION DE LA MIGRATION DANS LES ÉTUDES LITTÉRAIRES

2.5. Cultural Studies et condition postmoderne

En 1979, Jean- François Lyotard introduit le concept de « métarécits » dans son essai La

condition postmoderne : il y parle de « grande histoire » et « petits récits », dont

l’interaction déterminerait le développement culturel des nations et de l’individu. En d’autres termes, c’est dans l’interaction entre l’Histoire singulière (et majuscule) et les histoires mineures (et minuscules) qu’on retrouverait l’origine complexe des Cultural

Studies britanniques et de leur définition138. Ce courant de recherche surgit en Grande- Bretagne dans les années 1960. Notamment, sa genèse est liée aux travaux de Raymond Williams (Culture and Society, 1958) et de Richard Hoggart (The Uses of Literacy, 1957), fondateur du Centre for Contemporary Cultural Studies (CCCS) à Birmingham en 1964. Dès les années 1970, les Cultural Studies sont introduites aux États-Unis où elles se trouvent en correspondance avec la French Theory139. En France, c’est Jean-Claude Passeron140 qui est l’un des premiers à introduire les travaux des Cultural Studies.

Notamment, il traduit et introduit l’ouvrage de Richard Hoggart, The Uses of Literacy (en français : La culture du pauvre).

L’une des caractéristiques majeures des Cultural Studies est l’interdisciplinarité.

« Culture is ordinary » est la devise de Raymond Williams. Il déclare que la notion de

Cultural Studies trouve son origine dans l’universalisation de l’idée de culture141. Pour

Williams et les autres spécialistes engagés dans cette recherche, la culture est concevable seulement en tant que réseau de valeurs partagées. Peu à peu, cette discipline déplace l’attention de la discussion sur l’identité nationale (et internationale) des formes d’expression culturelle considérées comme les plus périphériques, créées par des groupes sociaux qui ne sont plus de simples consommateurs de culture, mais des producteurs de culture. Le but de ces études est d’analyser les modalités à partir desquelles la culture se reproduit par le biais de sujets qui sont des agents actifs d’une société, c’est-à-dire de 138 VALLORANI N., Introduzione ai Cultural Studies, Carocci editore, Roma 2016 p. 25.

139 Expression servant à désigner les travaux de philosophes comme Jacques Derrida, Gilles Deleuze ou Michel Foucault. La French Theory (de l'anglais, « théorie française ») est un corpus de théories philosophiques, littéraires et sociales, apparu dans les universités françaises à partir des années 1960, et américaines à partir des années 1970. La French Theory (ou ses différentes théories) a notamment connu un vif enthousiasme dans les départements américains de Lettres (Humanities), à partir des années 1980, où elle a contribué à l'apparition des cultural studies, études de genre et études postcoloniales.

140 C’est un sociologue et un épistémologue français, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales.

141 La question des valeurs universelles va être reprise dans la suite de notre réflexion, par le biais de la théorie du sinologue François Jullien sur le « dialogue entre les cultures ». « Y a-t-il des valeurs

universelles ? Où situer le commun entre les hommes ? Comment concevoir le dialogue entre les cultures ? ». Ces questions sont à la base de son essai De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures (2008).

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ceux qui peuvent accéder aux outils culturels et à un parcours formatif spécifique, pas toujours abordable par la working class142 qui représente la classe sociale principale des

Cultural Studies. Les figures centrales de cette branche d’étude sont Hoggart, Williams,

Thompson et Hall. Au départ ils étaient enseignants, ce qui explique pourquoi l’alphabétisation et l’instruction scolaire des adultes sont fondamentales dans leurs projets.

Après la direction du Centre of Contemporary Cultural Studies (CCCS), Stuart Hall143 travaille auprès de l’Open University : c’est un passage important pour constater la complexité d’un changement formatif capable d’intégrer la culture de la working class à la culture prédominante de l’idéologie bourgeoise.

Richard Hoggart144 est le premier à introduire une étude structurée dans le cadre des disciplines humanistes et littéraires de la working class. Son essai The Uses of Literacy:

Aspects of Working Class Life (1957) précède d’un an le texte de Raymond Williams, Culture and Society (1958). Hoggart observe que la prise de conscience des formes

expressives de la working class doit demander à cette même classe sociale de découvrir son rôle actif dans la définition de l’identité culturelle d’un pays, à travers la connaissance du patrimoine culturel national.

Par contre, celui qui s’occupe des caractéristiques de la classe sociale dans ce domaine est Edward P. Thompson145, dans l’ouvrage The Making of the English Working Class (1963). La classe sociale implique des variables sociales, économiques, culturelles et historiques, constamment en évolution dans les interactions réciproques du développement social.

Toutefois, la formulation la plus complète que nous trouvons pour définir les Cultural Studies est celle de Raymond Williams146. C’est lui qui offre une vue d’ensemble spécifiquement liée à la formation littéraire, soutenue aussi par son expérience autobiographique147. Sa méthode reprend l’idéologie marxiste selon laquelle les conditions de leur existence sont construites par les mêmes personnes qui souvent n’ont 142id., p. 32

143 1932-2014. 144 1918-2014. 145 1924-1993. 146 1921-1988.

147 Ses travaux ont été influencés par le marxisme et il fut une figure influente de la Nouvelle Gauche (New Left) britannique. La Nouvelle gauche, ou New left en anglais, est le nom utilisé pour qualifier un ensemble de mouvements de gauche et d'extrême-gauche dans différents pays durant les années 1960 et 1970. Elle se constitue en grande partie dans la critique des mouvements de gauche « traditionnels » du passé, dont l'analyse se focalisait surtout sur le travail, et donc sur les luttes des travailleurs (mouvement ouvrier, militantisme des syndicats et des partis de gauche).

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pas une véritable conscience de leur agency148. Pour Williams, la culture peut être interprétée à travers l’analyse des produits créés, compte tenu des conditions réelles où ils prennent forme et circulent. Art et société sont des processus croisés, persévérant grâce à leur interaction réciproque. Il est donc presque impossible de dire si l’un prédomine sur l’autre.

Un autre concept révolutionnaire introduit par Williams est la « structure of feeling » (The

Long Revolution, 1961) : c’est une sorte de structure perceptive qui dérive de la qualité

de vie dans un temps et un lieu précis et qui se déroule sur la base de certaines conditions d’existence responsables d’un type particulier d’expression culturelle et artistique. Le paradoxe commence au moment où les produits provenant de cette production orale populaire sont forgés selon la loi de la culture prédominante pour une question de vente ou une question purement idéologique, vu que de cette façon la culture dominante est conçue comme supérieure. Mais alors la structure perceptive de la qualité de vie de la communauté racontée est dénaturée. Il s’agit de ce qu’Antonio Gramsci définit par « hégémonie149 » dans ses Quaderni del Carcere (1948-51) : ce concept décrit la domination culturelle d'un groupe ou d'une classe et le rôle que les pratiques quotidiennes et les croyances collectives jouent dans l'établissement des systèmes de domination.

Nous cherchons à mettre en évidence dans notre projet de recherche la fonction de la culture hégémonique (en tant que suprastructure prédominante) par rapport aux nouvelles frontières littéraires, issues de l’époque de la littérature de migration, qui témoigne d’une production capable de mettre en discussion les concepts d’Europe et de démocratie. Ce dernier aspect rappelle l’essai sur la relation entre la démocratie et la culture, écrit par la philosophe américaine Martha Naussbaum en 2011: « Not for Profit : Why Democracy

Needs The Humanities ». Elle réfléchit sur l’importance de dégager une connaissance

capable d’alimenter la liberté de pensée, dans un contexte où la crise économique tend à réduire les outils nécessaires pour comprendre le monde. Notamment, elle se réfère à une 148 La capacité des individus à agir de manière indépendante et à faire leurs choix.

149 L'analyse de l'hégémonie culturelle a été d'abord formulée par Antonio Gramsci pour expliquer pourquoi les révolutions communistes prédites par Marx dans les pays industrialisés ne s'étaient pas produites. Gramsci pensait que l'échec des travailleurs à faire la révolution socialiste était dû à l'emprise de la culture hégémonique bourgeoise sur l'idéologie et les organisations des travailleurs. En d'autres termes, les représentations culturelles de la classe dirigeante, c'est-à-dire l'idéologie dominante, avaient déteint plus que Marx n'aurait pu le penser sur les masses de travailleurs. Dans les sociétés industrielles « avancées », des outils culturels hégémoniques tels que l'école obligatoire, les médias de masse et la culture populaire avaient inculqué une « fausse conscience » aux travailleurs.

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crise silencieuse qui se déroulerait de façon imperceptible et qui est très dangereuse pour la démocratie, la crise mondiale de l’instruction. Elle insiste sur le fait que penser à une éducation à la citoyenneté démocratique veut dire raisonner sur le progrès d’une nation, dont le modèle de développement implique évidemment la croissance économique. Mais « produire de la croissance économique ne signifie pas produire de la démocratie150» et surtout la production économique n’est pas directement proportionnelle à la construction d’une population engagée et instruite à la portée de toute société - même si la plupart des personnes préfère cette forme de progrès national.

Dans notre travail, l’attention à la littérature de migration est née d’une provocation concernant la place de cette forme d’écriture par rapport à l’imaginaire collectif canonique. Dans une certaine mesure, l’innovation dérivant de la production littéraire va détruire l’idée de perception du lieu d’appartenance. Elle définit une prise de conscience de l’identité nationale, impliquant une sensation d’inquiétude tantôt chez le lecteur, tantôt chez les auteurs, qui émerge des textes. La littérature de migration fragmente soit l’écrivain soit le lecteur. Elle crée une nouvelle carte lexicale qui bouleverse l’idée d’identité, d’appartenance, d’origine et surtout de littérature. Lire un roman issu du phénomène de la migration signifie se plonger dans deux mondes physiques en présence, pas à cause des thématiques abordées, mais à cause d’une sorte d’interstice qui s’insère dans leur forme et que nous appelons figure de l’« entre ». La lecture des écrivains venant d’ailleurs implique une opération de déconstruction de deux espaces qui semblent trouver leur consistance dans la théorie de Jullien de l’« écart » et de l’« entre ». C’est en quelque sorte un décalage qui dialogue. La littérature s’en voit investie d’un rôle nouveau. C’est avec Franz Kafka (1883-1924), écrivain praguois de langue allemande, que la littérature dépasse l’idée de nation. Il faut que la littérature devienne transnationale, c’est- à-dire mondiale, pour créer un scénario capable d’accueillir un genre nomade et migrant où celui qui écrit (et la langue qu’il utilise) puisse être capable d’inviter le lecteur à prendre conscience du passé et de la réalité actuelle. À cet égard, dans son essai Il vortice

dei linguaggi (2015), Luca Salza151 envisage l’existence d’une littérature post-nationale qui poserait des questions importantes en regardant les différences culturelles et les formes identitaires, dans une période où « l’étranger » n’est plus si loin. Comme le dit

150 NAUSSBAUM M., Non per profitto. Perché le democrazie hanno bisogno della cultura umanistica, il Mulino, Bologna 2013, p. 33.

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Gérard Noiriel152, la figure du sans-papier est inventée en France pendant la Troisième République (1870-1940) pour créer une ultérieure forme de discrimination entre les immigrés réglementaires et ceux qui sont sans papiers : l’identité est liée à la bureaucratie et à ses documents. Le papier confirme l’existence de l’étranger dans nos villes, la littérature issue de leurs plumes atteste de leurs origines et de nos inquiétudes.