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Origine et crise du canon littéraire

CONCEPTUALISATION D’UNE FORME LITTÉRAIRE

2. LA QUESTION DE LA MIGRATION DANS LES ÉTUDES LITTÉRAIRES

2.2. Origine et crise du canon littéraire

Canone e canoni121 (2014) est le titre originel en langue italienne122 de l’essai écrit par

Antonio Bibbò que nous allons utiliser pour fixer quelques points importants concernant la question du canon littéraire.

Le canon littéraire est issu d’une tradition littéraire. L’idée de « canon » va de pair avec le texte classique. Le mot « classique » signale des auteurs appartenant à une « classe supérieure » dont les œuvres canaliseraient les valeurs à la base d’une société. Son origine est donc classiste et hiérarchique. Le substantif latin canon vient du grec antique. Il présente deux significations principales : (1) une unité de mesure ; (2) une liste. Très vite l’idée de « canon » devient synonyme de sélection. En même temps, il devait définir des règles à suivre pour définir la beauté (physique et artistique) et produire la liste des textes capables de désigner une institution aisément reconnaissable par une collectivité. Parmi tous les ouvrages possibles, le canon devait sélectionner ceux qui étaient définis par des caractéristiques formelles, linguistiques et morales précises. Le canon biblique en est un

119 GUILLÉN C., L’uno e il molteplice. Introduzione alla letteratura comparata, il Mulino, Bologna 1992, pp.11-12 (Traduction réalisée par nos soins).

120 STEINER G., 1994.

121 BIBBÒ A., Canone e Canoni, dans Letterature Comparate, sous la direction de Francesco de Cristofaro, Carocci Editore, Rome 2014, p. 227.

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exemple, qui désigne l’ensemble des textes censés contenir le « message originel » de Dieu, ou considérés comme tels par l’Église.

Pendant la période hellénistique, le mot « canon » indiquait un « catalogue » de livres dignes d’être étudiés et transmis. Cela signifie que cette question est attachée à la littérature depuis longtemps. Pourtant, c’est au XIXe et XXe siècle qu’on assiste à un

véritable débat littéraire et pédagogique autour de la question du canon littéraire, en termes de construction morale et de tradition littéraire. Au XIXe siècle, à la suite de la scolarisation de la société, la littérature (et avec elle la critique littéraire) se consacre à traiter de la religion et de la philosophie. Pour les critiques littéraires, le canon représentait une sorte de vérité universelle. Quoique conscients de son changement, ils avaient une vision holistique du canon et pensaient donc que sa tradition pouvait toujours être valide, à la limite perfectible.

Malgré cela, de nombreuses crises compliquent la question du canon littéraire. Elle devient plus impérieuse dans les années 60 et 70 du XXe siècle, quand le discours

pédagogique du canon rencontre le discours politique et culturel, entamé par ceux qui désirent influencer la formation du canon, voire de proposer des canons alternatifs. La première tentative d’une production littéraire entièrement féminine par exemple remonte à 1908. Elle est ensuite développée par le travail de l’écrivaine anglaise Virginia Woolf (1882 -1941) et ses essais. Pourtant, c’est à la suite de la deuxième guerre mondiale que la possibilité d’un changement est prise en considération par les institutions aptes à la transmission du canon littéraire.

Cette ouverture a été possible grâce à l’apport pour le champ des études littéraires de Hans Robert Jauss, vers la fin des années 60 du XXe siècle à l’Université de Constance (Allemagne). H. R. Jauss déplace l’attention de la critique littéraire de la figure de l’auteur à celle du lecteur. Ses travaux à l’École de Constance introduisent la théorie de la réception et de la lecture, dont l’enjeu principal est la fonction de la littérature et le jugement esthétique.

Jauss fonde l’expérience esthétique du lecteur sur l’action de la réception et donc sur le concept d’« horizon d’attente », à savoir l’ensemble des attentes du lecteur par rapport à un texte, ensemble lié tant à ses expériences de lectures personnelles qu’au marché éditorial. En d’autres termes, le lecteur aurait un rôle actif dans le processus de lecture et de réception de l’œuvre. La valeur du texte dérive ainsi d’une construction dialogique à partir de la rencontre entre l’individu et l’objet artistique, compte tenu du contexte

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temporel, social et spatial qui change au fil du temps. Donc, l’expression « horizon d’attente » (déjà utilisée par d’autres, comme E. Husserl et H. Gadamer) indique :

le système de références objectivement formulable qui, pour chaque œuvre au moment de l’histoire où elle apparait, résulte de trois facteurs principaux : l’expérience préalable que le public a du genre dont elle relève, la forme et la thématique d’œuvres antérieures dont elle présuppose la connaissance, et l’opposition entre langage poétique et langage pratique, monde imaginaire et réalité quotidienne.123

L’école de Constance et les travaux de Jauss contribuent à modifier l’idée de canon littéraire en tant que précepte normatif à suivre. Dès ce moment, le jugement du texte littéraire et le statut même de la littérature ne peuvent plus ignorer la figure du lecteur et la communauté interprétante. À cet égard, l’essai d’A. Bibbò rappelle que, depuis la fin des années 1970, le concept de genre littéraire devient de plus en plus central dans le débat du canon littéraire et de ses variations.

C’est Alastair Fowler124 qui propose une vision plus large du canon littéraire. Pour le

critique de Glasgow, le canon représente la totalité du corpus littéraire et les genres littéraires sont la loupe à travers laquelle il entrevoit la possibilité du succès des auteurs et des œuvres. Fowler conçoit les changements à l’intérieur du canon littéraire comme des processus de réévaluation et d’évaluation des genres représentés par les œuvres canoniques (Fowler, 1979). En bref, à chaque époque semble correspondre un répertoire de genres qui enthousiasme lecteurs et critiques. D’ailleurs, la littérature se compose de genres littéraires qui s’enchainent. Dès le Moyen-Âge, la littérature reflète le cadre historique et culturel d’appartenance des auteurs. Les chansons de geste s’inspirent des Croisades, la poésie lyrique trouve son origine dans l’amour courtois. Et peu à peu, en tant que catégorie de textes présentant des caractéristiques communes en termes de thèmes et formes, les genres littéraires changent. Ou comme le dit Fowler, au moment où l’épique décline, le roman et la biographie font leur apparition.

Si donc les genres littéraires sont un renouvellement nécessaire dans l’histoire des études littéraires, on peut essayer de préciser ce qu’est la littérature, question déjà exploitée par de nombreux spécialistes125. La notion de littérature a beaucoup changé au cours du

123 JAUSS H. R., Pour une esthétique de la réception, 1990, p. 49. 124 Critique littéraire né à Glasgow en 1930.

125 C’est le cas de Jean-Paul SARTRE, Qu’est-ce que la littérature ? (1948), Terry Eagleton, Literary

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temps. Il faut attendre les premières décennies du 1800 pour rencontrer notre idée actuelle de la littérature. C’est pendant le Romantisme que la signification du terme « littérature » se spécialise. Ou selon l’optique sociologique de Pierre Bourdieu, c’est en 1830 qu’on assiste à la formation d’un « champ littéraire » indépendant du champ économique. Ceci implique une division interne du champ littéraire entre littérature dite haute et littérature basse. Toutefois, cette barrière commence à s’effriter au cours des années 1960 et 1970 du XXe siècle, par le biais de la méthode de la déconstruction et par la sémiotique. Mais c’est surtout grâce aux Études Culturelles que l’idée de littérature s’étend fortement aux minorités et aux produits des cultures populaires. Nous allons approfondir ces aspects par la suite. Auparavant nous pensons important d’ajouter quelques éléments aux notions de forme et genre littéraire, pour faciliter la présentation de notre corpus et ensuite notre travail d’analyse.