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CONCEPTUALISATION D’UNE FORME LITTÉRAIRE

2. LA QUESTION DE LA MIGRATION DANS LES ÉTUDES LITTÉRAIRES

2.6. Les Études postcoloniales

3.2.2. Imaginaire et psychanalyse

Selon Jacques Lacan, l’imaginaire est une catégorie qui fait le lien entre le symbolique (assimilé à l'inconscient) et le réel ; il reflète le désir dans l'image que le sujet a de lui- même. Car l’être humain existe aussi et surtout grâce à son rapport avec l’autre, qui est celui ou celle qui habite le territoire quotidien vécu par chacun.

Lacan déclare que, dans la relation du sujet avec l’autre, il y a deux dimensions à distinguer : la dimension imaginaire et la dimension symbolique. À mi-chemin entre ces deux dimensions, prend place le réel où le sujet se trouve, entre le narcissisme vers sa propre personne et sa pulsion agressive vers l’autre. L’axe imaginaire est déterminé par le rapport que le sujet entre-tient (cf. l’activité de l’« entre » quand on parle des relations humaines) avec l’autre en tant que son semblable. Le sujet se réfléchit dans l’autre comme dans un miroir. Entre les deux sujets il y a donc un échange continu et symétrique. L’imaginaire devient une sorte de projection de l’un dans l’autre. Dans la relation humaine, on devient empathiques et en même temps distants car le sujet sait qu’il ne peut pas être l’autre, mais que l’autre est son semblable. Donc, tension et rivalité avancent ensemble. Quand la dimension imaginaire prédomine, l’autre est un objet qui fascine et à la fois embête. L’Autre (avec une lettre majuscule) devient le lieu du code. Dialoguer signifie s’adresser à un autre sujet par le biais de la parole (« c’est-à-dire quelque chose

qui change les deux partenaires en présence, à partir du moment où il a été réalisé178 »). Comme l’explique J. Lacan dans une conférence du 1953 :

Cela veut dire que toute relation à deux est toujours plus ou moins marquée du style de l’imaginaire ; et que pour qu’une relation prenne sa valeur symbolique, il faut qu’il y ait la médiation d’un tiers personnage qui réalise, par rapport au sujet, l’élément transcendant grâce à quoi son rapport peut être soutenu à une certaine

178 LACAN J., “Le symbolique, l’imaginaire et le réel”, 08-07-1953. Conférence publiée dans le bulletin de l’Association freudienne n°1, novembre 1982 p. 10.

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distance. Entre le rapport imaginaire et le rapport symbolique, il y a toute la distance qu’il y a dans la culpabilité179.

Tout ceci est important pour comprendre le sens de la transformation de l’imaginaire social italien et la raison pour laquelle il faut parler d’un nouvel imaginaire littéraire dans ce pays, étant donné que l’imaginaire peut être à la fois individuel et collectif.

Premièrement, l’« imaginaire » est individuel parce que c’est le produit de l’imagination artistique : il en dérive un répertoire des images élaborées par une culture, un mouvement ou un artiste individuel. Deuxièmement, l’« imaginaire » est collectif parce que c’est l’ensemble des images et des symboles que chaque culture (groupe ou collectivité) élabore pour définir son propre système de valeurs (fondamental pour le discours précédent, sur la question de l’interprétation d’un produit artistique).

Le champ sémantique du terme « imaginaire » nous permet d’introduire les propos d’Armando Gnisci dans sa préface à l’ouvrage Nuovo Immaginario Italiano180(2009). Pour expliquer l’origine et la nature du texte, A. Gnisci écrit que l’objectif de ce recueil d’essais est de mettre l’accent sur le nouvel imaginaire italien, qui est en train de se développer depuis les deux dernières décennies du siècle passé. C’est un imaginaire innovant car dicté par les conséquences de la « Grande Migrazione » qui a conduit vers l’Italie une grande quantité de citoyens venant du monde entier.

3.2.3. Imaginaire et migration

Mais où trouve-t-on la réalisation de cet imaginaire ? Il se construit dans l’approche de l’objet artistique étranger par le sujet italien, que ce soit une poésie, un roman ou de la musique. Le sujet italien s’approche de l’autre à travers ses capacités artistiques. La dimension imaginaire se transforme en dimension symbolique commune et partagée, grâce au dialogue entre les cultures impliquées. D’ailleurs, les auteures de Nuovo

Immaginario Italiano. Italiani e stranieri a confronto nella letteratura contemporanea

sont deux femmes « entre-deux cultures » : Maria Cristina Mauceri est née en Italie, elle travaille à l’Université de Birmingham (précédemment à l’Université de Sydney) et Maria Grazia Negro est une femme de frontière, née en Haut-Adige-Südtirol et qui enseigne à l’Université d’Istanbul, après ses séjours professionnels au Maroc et en Autriche.

179 LACAN J., id., 1982, p. 12.

180 MAUCERI M.C., NEGRO M.G., Nuovo Immaginario Italiano. Italiani e stranieri a confronto nella

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Au sujet des écritures issues de la migration et de leur influence sur l’ordre social italien et européen, M.C. Mauceri écrit :

A quasi quarant’anni di distanza dai primi arrivi si può affermare che gli immigrati sono oggi figure essenziali del nuovo ordine sociale, non solo italiano ma europeo. La loro presenza sta cambiando la società italiana, tuttavia questa realtà non sembra emergere nella cultura ufficiale del paese. […] i flussi migratori sono spesso visti come casi di “emergenza” da fronteggiare col pugno di ferro181.

La majorité de la population autochtone considère les immigrés comme dangereux, comme des corps étrangers dont elle cherche à se défendre. La perception actuelle des immigrés en Italie, comme l’explique encore M-C. Mauceri, n’est pas différente de celle des Italiens immigrés en Amérique entre le XIXe et XXe siècle. Ils étaient définis sans-

papiers, délinquants, terroristes etc. Mais souvent le passé est oublié et les stéréotypes voyagent rapidement à travers les médias. Pourtant la figure de l’immigré existe et parfois, quand ce dernier s’installe dans un territoire étranger, il ressent l’exigence de s’exprimer à travers des objets artistiques. Peu à peu, les publications italiennes issues des migrants se sont multipliées. L’enjeu de sa réflexion est expliqué par M-G. Negro : il s’agit d’une étude comparatiste qui concerne la figure de l’étranger dans la littérature italienne contemporaine, dans la période de 1990 à l’été 2008, ayant comme point de départ la naissance de la production littéraire migrante. Comme elle-même l’écrit :

Per la prima volta vengono fatti dialogare testi scritti da letterati italiani con quelli prodotti da letterati migranti, in una sorta di rispecchiamento reciproco, dove ognuno può confrontare le immagini dell’altro, e di conseguenza di sé, che vi emergono. Il concetto di alterità diventa così bidirezionale e nasce dal rifiuto di adottare il punto di vista dei soli autoctoni: gli italiani diventano essi stessi stranieri agli occhi di chi giunge nel loro paese in qualità di immigrato e vengono giudicati dagli stessi sguardi con cui sono soliti catalogare il mondo182.

L’idée de fond de son essai consiste en mettre en dialogue des textes écrits par des intellectuels d’origine italienne ou non, afin de réfléchir sur la notion d’altérité. On voit que la littérature italienne contemporaine imagine l’étranger selon trois paramètres :

181id., p. 10-11 : « Après les quelque premières 40 années des premières arrivées, on peut affirmer que les immigrés représentent aujourd’hui des figures essentielles du nouvel ordre social, non seulement italien mais européen. Leur présence est en train de transformer la société italienne, bien que cette réalité ne semble pas ressortir dans la culture officielle du pays. […] Les flux migratoires sont souvent considérés comme des cas d’ « urgences » qu’il faut affronter avec une poigne de fer.» (Traduction réalisée par nos soins). 182id., p. 16 « Pour la première fois des textes produits par des hommes de lettres italiens et d’autres écrits par des hommes de lettres migrants sont mis en connexion, tout comme devant un miroir où chacun peut comparer les images de l’autre, et par conséquence de soi-même. Le concept d’altérité devient ainsi bidirectionnel s’alimentant du refus d’adopter exclusivement le point de vue des autochtones : les italiens deviennent eux-mêmes des étrangers aux yeux de ceux qui arrivent dans leur pays en tant qu’immigrés et sont jugés par les mêmes regards avec lesquels ils ont l’habitude de cataloguer le monde.» (Traduction réalisée par nos soins)

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l’étranger qui s’est intégré dans la société italienne ; l’étranger qui est en train de s’intégrer mais qui rencontre des difficultés avec le monde du travail ; l’étranger sans- papier, à savoir le clandestin, le criminel, le délinquant, la prostituée etc.183 Une étude comparatiste qui déconstruit ces stéréotypes est à la base de ce livre. Elle nous permet d’envisager la tentative d’une prise de conscience concernant le changement de l’imaginaire littéraire italien contemporain. L’étranger existe et il n’est pas seulement une figure imaginaire de la narration, plutôt c’est un homme et une femme qui habite et vit dans nos rues, dans nos villes. Il est citoyen italien même s’il vient d’ailleurs. Il est auteur et maitrise la langue du pays d’accueil ; il l’utilise pour se raconter, pour écrire des romans ou des poésies bouleversant le canon littéraire standard.

La prise de conscience de ces aspects est fondamentale pour élargir l’horizon littéraire qui ne peut plus être limité à la seule histoire et identité nationale italienne. En même temps, la littérature de migration devient l’outil principal pour effacer les frontières, car l’étranger qui décide d’adopter la langue du pays d’accueil contribue à dégager la notion de « citoyenneté poétique »184. Comme l’explique A. Gnisci en reprenant la théorie d’É.

Glissant, nous assistons à une forme de dépassement littéraire, mais aussi politique et idéologique, de la domination de l’homme sur l’homme issu de la globalisation185.

3.2.4. L’imaginaire poétique

L’histoire se répète, et parfois s’inverse. L’Italie devient pays d’immigration alors qu’elle a été pays d’émigration. L’imaginaire poétique absorbe d’autres mots, d’autres expressions, car comme le disait É. Glissant, chaque imaginaire poétique vient du lieu dans lequel le mot est articulé. Le lieu de Glissant est ce qu’il appelle la « Néo- Amérique », à savoir les Caraïbes, le nord-est du Brésil, la Guyane, Curaçao, le sud des Etats-Unis, une grosse partie de l’Amérique centrale et du Mexique. Dans son texte

Introduction à une poétique du divers (Gallimard, 1996) Glissant distingue trois types

d’Amérique : l’Amérique de ceux qui ont toujours vécu sur cette terre (Méso-Amérique) ; l’Amérique des Européens qui ont gardé leurs us et coutumes et leurs traditions (Euro- Amérique) et la Néo-Amérique, celle de la créolisation186. Créolisation, voilà un autre terme à ajouter à notre glossaire de recherche.

183id., p. 18. 184id., p. 19. 185id., p. 19.

186 Intervention de Battiston G. pour le journal italien Il Manifesto à l’occasion de la mort d’E. Glissant en 2011.

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Selon É. Glissant, la créolisation est le résultat imprévisible de la rencontre entre cultures dominante et dominée, formes de sensibilité et d’intuition diverses. Donc, la mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes, dans un endroit du monde, qui a pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments187. Comme il le déclare:

[…] le monde se créolise, c’est-à-dire que les cultures du monde mises en contact de manière foudroyante et absolument consciente aujourd’hui les unes avec les autres se changent en s’échangeant à travers des heurts irrémissibles, des guerres sans pitié mais aussi des avancées de conscience et d’espoir qui permettent de dire – sans qu’on soit utopiste, ou plutôt, en acceptant de l’être – que les humanités d’aujourd’hui abandonnent difficilement quelque chose à quoi elles s’obstinent depuis longtemps, à savoir que l’identité d’un être n’est valable et reconnaissable que si elle est exclusive de l’identité de tous les autres êtres possibles188.

D’ailleurs, É. Glissant introduit dans ses études une notion séduisante qui épouse bien notre discours de l’entre-deux identitaire ; il émerge des écrits de la migration, il s’agit de l’« identité rhysomique ». C'est à Gilles Deleuze et Félix Guattari qu’É. Glissant emprunte cette image du rhizome (la racine multiple et souterraine d'une plante), pour qualifier sa conception d'une identité plurielle qui s'oppose à l'identité racine (unique). Par opposition au modèle des cultures ataviques, la figure du rhizome place l'identité en capacité d'élaborer des cultures composites, par la mise en réseau des apports extérieurs, là où la racine unique annihile cette possibilité189. Pour É. Glissant, l’identité est donc une relation, un lieu d’échange entre soi-même et l’autre, où ce qui compte est la manière d’entrer en contact.

Nous allons conclure ce chapitre par un aperçu sur certains types de littératures nées à proximité des migrations et/ou de pérégrinations des hommes impliquant les questions de l’exil, de la pérégrination ou du nomadisme ; ces notions sont à la base de formes littéraires qui méritent d’être examinées.

187 http://www.edouardglissant.fr/creolisation.html

188 GLISSANT E., Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard 1996, p. 15. 189 http://www.edouardglissant.fr/rhizome.html

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