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« motivation sociale »

3. L’EFE dans le processus dynamique de l’interaction sociale

3.4. La rétroaction faciale

La rétroaction faciale désigne donc le fait que l’expression faciale associée à une émotion particulière génère/module le sentiment émotionnel correspondant. Si vous laissez tomber les coins extérieurs de vos yeux et de votre bouche tout en vous tenant avachi sur votre chaise, vous devriez

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ressentir un léger sentiment de tristesse vous envahir. L’idée que l’EFE n’est pas nécessairement consécutive mais peut au contraire précéder l’expérience émotionnelle subjective est originaire de William James (1890) dont la théorie a priori contre-intuitive mentionne que les comportements expressifs ne sont pas le résultat, mais bien la cause des sentiments émotionnels subjectifs. Silvan Tomkins (1963) a plus tard étendu la théorie de James, en émettant l’hypothèse que certaines caractéristiques spécifiques de l’EFE causeraient des sentiments émotionnels subjectifs spécifiques.

Une série de recherches (revue dans McIntosh, 1996; voir aussi, J. I. Davis, Senghas, & Ochsner, 2009; Soussignan, 2002) plaide en faveur de cette hypothèse, aujourd’hui désignée sous le terme de « hypothèse de la rétroaction faciale ».

Différentes hypothèses ont été proposées, non nécessairement mutuellement exclusives, pour expliquer les mécanismes en jeu dans la théorie de la rétroaction faciale (revue dans McIntosh, 1996). Nous mentionnons ici les deux hypothèses principalement citées dans la littérature. La première possibilité est que la rétroaction faciale affecte directement l’expérience émotionnelle via des boucles afférentes au cerveau. Cette hypothèse postule une connexion entre le cortex somato-sensoriel/moteur et le cortex limbique (e.g., Damasio, 1994; Ekman, 1992;

Levenson, Ekman, & Friesen, 1990). Une des versions de cette hypothèse est reprise dans la théorie des marqueurs somatiques de Damasio (1994;

voir aussi Reimann & Bechara, 2010). Selon celle-ci, les traces de la valence de l’émotion ressentie au niveau corporel, ou « marqueurs somatiques », sont stockées dans le cerveau et peuvent agir directement sur le sentiment subjectif émotionnel. La deuxième hypothèse s’appuie sur la théorie de

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21 l’auto-perception (Bem, 1967; Laird & Bresler, 1992). Selon cette perspective, la perception de notre état interne est basée sur ce que nous pensons que les autres penseraient de nous et sur les attributions qu’ils inféreraient. C’est donc la perception de sa propre EFE qui génère l’émotion. En somme, selon la seconde hypothèse, des processus cognitifs sont responsables des effets de la rétroaction faciale tandis que, selon la première hypothèse, la médiation cognitive, i.e., la conscience d’avoir adopté une EFE, n’est pas nécessaire, les mécanismes physiologiques étant suffisants pour générer la réponse affective.

Malgré la croissance du nombre d’études soutenant l’existence de la rétroaction faciale, les études ayant testé la relation causale entre le rapport d’un état émotionnel correspondant à l’EFE et le mimétisme produisent des résultats contradictoires. Certaines études ne sont pas parvenues à montrer une réelle relation causale entre mimétisme et contagion émotionnelle (Blairy, et al., 1999; Gump & Kulik, 1997; Hess & Blairy, 2001). En revanche, d’autres études ont indiqué que le fait de mimer une personne cible sur une vidéo augmente la contagion émotionnelle vis-à-vis de l’émotion exprimée par cette personne et que, au contraire, le fait d’inhiber l’expression faciale diminue l’expérience émotionnelle (J. I. Davis, et al., 2009; Stel, Van Baaren, et al., 2008; Stel & Vonk, 2009).

Les mécanismes sous-jacents à la troisième étape du modèle de Lipps ont été clairement formalisés par les théories modernes suggérant que la simulation de l’EFE d’autrui facilite son décodage (Goldman &

Sripada, 2005; Niedenthal, Mermillod, Maringer, & Hess, 2010).

Cependant, la plupart des recherches empiriques n’ont pas trouvé d’association entre le mimétisme et l’exactitude du décodage des EFEs

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(e.g., Blairy, et al., 1999; Bogart & Matsumoto, 2010; Hess & Blairy, 2001;

McDonald, Bornhofen, & Hunt, 2009). Par exemple, Blairy et al. (1999) ont demandé à des participants soumis à une tâche de décodage d’EFEs de mimer l’EFE présentée dans une première condition et d’exprimer des expressions faciales spécifiques et incongruentes dans une deuxième condition. Les résultats n’ont montré aucune différence en termes de justesse de décodage entre les deux conditions. De manière concordante, une étude corrélationnelle présentée dans ce même papier ne montre aucune corrélation significative entre l’intensité naturelle du mimétisme et l’exactitude du décodage dans une tâche classique de décodage d’EFEs.

Certaines études ayant testé l’hypothèse de Lipps de manière moins directe ont néanmoins abouti à des résultats en sa faveur. Des études empiriques ont ainsi montré que les participants qui recevaient l’instruction de mimer une personne sur une vidéo rapportaient prendre plus facilement la perspective de la personne cible que les participants qui ne recevaient pas cette instruction (Stel, Van Baaren, et al., 2008; Stel & Vonk, 2009). Dans la même lignée, des participants placés implicitement dans une condition de suppression du mimétisme décodaient moins rapidement la valence de l’EFE ou percevaient moins rapidement un changement dans l’intensité de l’EFE (Niedenthal, Brauer, Halberstadt, & Innes-Ker, 2001; Stel & van Knippenberg, 2008). Une étude a également montré des performances de décodage des EFEs réduites chez des personnes ayant reçu une procédure cosmétique diminuant la rétroaction musculaire (Botox) en comparaison à une procédure ne diminuant pas la rétroaction (comblement dermique). Un deuxième volet de l’étude a montré que les performances de décodage étaient meilleures chez les personnes à qui les expérimentateurs

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23 appliquaient sur le visage un gel augmentant les contractions faciales que chez celles à qui on ne l’appliquait pas (Neal & Chartrand, 2011).

La combinaison du mimétisme et de la rétroaction faciale pourrait donc avoir un effet régulateur sur l’interaction via l’effet sur les affects de l’individu. Ces processus participeraient à la contagion émotionnelle et à la compréhension d’autrui et influenceraient, par conséquence, les expressions renvoyées à autrui. Ceci créerait une similarité émotionnelle et comportementale entre les individus, favorisant l’affiliation et les sentiments d’empathie. La rétroaction faciale (tout comme la rétroaction corporelle et respiratoire; e.g., Duclos et al., 1989; Flack, 2006; Flack, Laird, & Cavallaro, 1999b; Philippot, Chapelle, & Blairy, 2002; Stepper &

Strack, 1993) peut aussi être une technique permettant à l’individu de réguler ses propres affects (e.g., Duclos & Laird, 2001; Gellhorn, 1964;

McIntosh, 1996), ce qui concourt à l’adoption de la perspective d’autrui (Decety & Jackson, 2004). Face à un partenaire en colère, nous pouvons essayer de contrôler volontairement notre voix, notre respiration, nos expressions, et nos mouvements pour que notre colère ne transparaisse pas.

Ces comportements peuvent être bénéfiques pour la relation parce que, d’une part, ils mettent un frein à l’escalade agressive et, d’autre part, ils permettent de réguler nos émotions de colère (en diminuant leur amplification), nous plaçant ainsi dans une situation émotionnelle plus propice à une analyse rationnelle des propos de notre partenaire. Il est possible que, si Thierry avait essayé de contrôler ses comportements non-verbaux (e.g., voix posée, EFE neutre, respiration lente et profonde en lieu et place des cris et du visage crispé) lors de la dispute avec sa compagne, ses sentiments de colère et ceux de Carole se seraient atténués ou ne se

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seraient pas autant amplifiés, permettant ainsi aux deux partenaires d’aborder leurs problèmes de fond.

3.5. Conclusion

En résumé, nous exprimons à autrui des EFEs qui représentent nos émotions, intentions, et motivations sociales. Ces EFEs, tributaires de processus volontaires et involontaires, sont partiellement reçues par autrui.

Ces EFEs et leurs stéréotypes influencent, directement (par mimétisme), et indirectement (par les réactions cognitives et émotionnelles qu’elles suscitent), les EFEs renvoyées par notre partenaire d’interaction. Un processus de régulation intrapersonnelle, incluant le mimétisme et la rétroaction faciale, pourrait contribuer à augmenter la contagion émotionnelle des EFEs d’autrui ainsi que la compréhension de ses émotions et intentions véhiculées par ses EFEs. Dans l’ensemble, ces processus régulent l’interaction en coordonnant les EFEs et les sentiments subjectifs des partenaires d’interaction.

Afin de structurer les chapitres suivants, nous regroupons les différents processus investigués sous les trois composantes décrites dans le modèle de Halberstadt et ses collaboratrices (2001). Le découpage est proposé avant tout par souci de structure mais ne doit pas faire oublier le caractère dynamique et régulateur du modèle. La composante

« Percevoir l’EFE» cible d’une part l’exactitude des émotions et intentions véhiculées par l’EFE et d’autre part la réponse émotionnelle (réponses physiologiques, mimétisme, sentiment subjectif) à l’EFE. Comme nous l’avons vu ci-dessus, la nature émotionnelle de ces processus est sujette à caution et dépend des tâches utilisées. La composante « Exprimer l’EFE » se concentre sur l’étude des expressions posées et spontanées. Nous

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25 regroupons sous la composante « Faire l’expérience de l’EFE », les réactions émotionnelles face à ses propres EFEs. Nous ciblons, plus spécifiquement, la rétroaction faciale.

4. Les processus sous-jacents à l’empathie 4.1. L’empathie cognitive et émotionnelle

Au sens large, le concept de l’empathie fait référence aux réactions d’un individu à ce qu’il observe de l’expérience d’autrui (M. H. Davis, 1994). Nous avons vu que l’empathie pouvait se distinguer en une composante cognitive et une composante affective, ce qui est maintenant largement admis dans la littérature (e.g., Farrow & Woodruff, 2007). Ainsi, les théories récentes de l’empathie ont introduit des modèles multidimensionnels (M. H. Davis, 1994) et intégratifs (Decety & Jackson, 2004; Preston & de Waal, 2002) qui combinent plusieurs aspects de l’empathie. Par exemple, le modèle de Decety et Jackson (2004) conceptualise l’empathie comme l’intégration d’un ensemble de mécanismes incluant le partage des émotions entre soi et l’autre, la conscience de soi (permettant de faire la distinction entre soi et autrui), la flexibilité mentale (permettant d’adopter la perspective d’autrui), et des processus de régulation de ses propres perspective et expérience émotionnelle.