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3.3) La rétine du savant cohabite avec la main fidèle de l’illustrateur

Etienne Léopold Trouvelot se fait remarquer aux Etats-Unis et en France. Il est rapidement invité à rejoindre les astronomes de l’Observatoire de Meudon fraîchement installés sous l’autorité de Jules Janssen (1824-1907). Cela a pourtant de quoi surprendre tant la notoriété de Janssen est bâtie sur des travaux d’astrophotographie qui pourraient aujourd’hui nous sembler incompatibles avec la pratique du dessin. Mais dans le domaine des sciences, de telles frontières ne s’établissent pas si clairement et cela est d’autant plus vrai avant le début du XXe siècle dans le domaine de l’astronomie. L’époque est aux collaborations et aux décloisonnements

institutionnels depuis le début des années 1870, marquées notamment par le décès d’Urbain Le Verrier. Tout ce qui permet de « voir mieux »193 est le

bienvenu ; toutes les techniques et les talents qui enrichissent la visualisation du savoir et l’accès à des informations visuelles, sont accueillis avec enthousiasme. L’astronomie étant depuis toujours une histoire d’optique elle se révèle grâce aux nouvelles techniques et avec le concours des meilleurs observateurs. En 1882, lorsque Trouvelot arrive à Meudon, la photographie astronomique commence seulement à révéler des visions inédites du ciel.

Le 10 août 1839, François Arago est le premier à défendre l’invention de la photographie au cours d’une plaidoirie visionnaire devant l’Académie des Sciences. Lui-même spécialiste de l’optique et fervent promoteur des progrès techniques de la science moderne, sa curiosité envers l’invention du daguerréotype semble évidente194. La photographie doit combler un

manque qu’Arago ne tarde pas à dénoncer :

« […] n’y-a-t-il personne qui, après avoir remarqué la netteté de contours, la vérité de forme et de couleur, la dégradation exacte de teintes qu’offrent les images engendrées par cet instrument [la chambre noire], n’ait vivement regretté qu’elles ne se conservassent

193 « Voir mieux » serait selon Michel Frizot la devise de la photographie scientifique au XIXe siècle. Voir, Frizot Michel, « L’œil absolu. Les formes de l’invisible », Nouvelle Histoire de

la Photographie, Paris : Bordas, 1994, p.274.

194 Il y a aussi une dimension politique de morale républicaine positiviste dans cette prise de position d’Arago en faveur du travail de Daguerre. Par ailleurs l’invention doit être rendue publique rapidement pour que la France en tire toute la paternité. Voir, McCauley Anne, « Arago l’inventeur de la photographie et le politique », Etudes

pas d’elles-mêmes ; n’ait appelé de ses vœux la découverte de quelque moyen de les fixer sur l’écran focal. »195

L’invention de Daguerre vient réaliser un rêve qui semblait, selon lui, « destiné à prendre place parmi les conceptions extravagantes d’un Wilkins ou d’un Cyrano de Bergerac »196. Le premier atout de la photographie

tiendrait donc dans son caractère mécanique et dans sa capacité à capturer immédiatement ce que l’œil voit sans qu’une intervention manuelle – potentiellement subjective - ne soit nécessaire. Elle offre théoriquement une neutralité inédite et nécesaire aux sciences de l’observation qui veulent maîtriser la tentation esthétique197. Elle est également vouée à devenir un

instrument de calcul d’une telle précision « qu’il est permis d’espérer qu’on pourra faire des cartes photographiques de notre satellite »198. L’astronome

prédit même avec une certaine ardeur « qu’en quelques minutes on exécutera un des travaux les plus longs, les plus minutieux, les plus délicats de l’astronomie »199. Une fois de plus, les sciences célestes sont appelées à

poursuivre leur cheminement vers le progrès et à saisir les opportunités des inventions modernes. Plus de deux-cents articles consacrés à l’invention de la photographie sont publiés dans la presse française entre janvier et novembre 1839, et parmi eux les Comptes rendus de l’Académie des Sciences témoignent que l’astronomie se tient en première ligne dans

195 Rapport de M. Arago sur le Daguerréotype, lu à séance de la Chambre des Députés le 3 juillet 1839 et à l’Académie des Sciences, séance du 19 août, Paris : Bureau des Longitudes, 1839, p.10.

196 Idem

197 Sur l’objectivité mécanique, voir l’ouvrage de Loraine Daston et Peter Galison, Objectivité,

op.cit et en particulier le chapitre III. Si l’ouvrage s’appuie principalement sur la

production d’atlas au XVIIIe et XIXe siècle mais l’évolution de la valeur d’objectivité telle qu’ils la définissent peut s’appliquer aveuglément à la production des images pour l’astronomie.

198 Ibid p.41 199 Idem

l’utilisation de la photographie200. L’invention de Daguerre concerne la

vision, les observateurs de la nature ne peuvent s’en détourner. Chercheurs au microscope et scrutateurs au télescope s’engagent vivement dans des travaux d’étude photographique mais les astronomes ne parviennent que timidement à confronter de façon pertinente cette nouvelle invention à l’infiniment grand de leur sujet. A la demande d’Arago, une première empreinte de la Lune est réalisée en 1838 par Daguerre lui-même mais le résultat n’est pas satisfaisant (on n’y voit seulement une tâche blanche). Les premiers résultats concluants viennent de l’étranger et datent de 1840 lorsque John William Draper (1811-1882) réalise à New York la première photographie de la Lune raisonnablement réussie201. Il s’agit d’un portrait

de sa face visible qui se manifeste en une présence concrète et élégante de l’astre, plus forte encore qu’elle ne l’était dans les dessins de Trouvelot. Le recours à la photographie renforce la netteté des contours, le nombre de points scintillants, l’intensité des contrastes lumineux et des clairs obscurs qui s’offrent à l’image. Ce résultat inaugure une nouvelle esthétique de la précision et de l’éclat qui impose la photographie comme le moyen de saisir une image concrète de ce que voit l’astronome. Pourtant, l’application d’un tel procédé aux sciences du ciel n’est pas si simple. Les photographies de la Lune ont démontré les prémices d’un savoir-faire qui n’est pourtant pas encore suffisant pour les scientifiques. Le renouvellement technique et esthétique est indéniable mais il apporte peu aux connaissances celèstes. Ce portrait de la Lune par J.W Draper, bien qu’il soit agréable, n’a apporté aucun enseignement nouveau. Somme toute, les premières décennies de la

200 Deux-cent dix-sept articles consacrés à l’invention de la photographie et publiés dans cette période ont été recensés par Paul-Louis Robert dans une thèse consacrée à la réception photographique. Voir, Gunthert André, « Spectres de la photographie – Arago et la divulgation du daguerréotype », Les Arago acteurs de leur temps, Actes du colloque, Perpignan : Archives départementales des Pyrénées Orientales, 2003, pp.448-449. 201 Image 52. Celle-ci date du 13 avril 1840. La toute première date du 25 mars mais elle est

photographie astronomique apparaissent comme des années de frustration pour le monde scientifique. Il s’agit davantage de tester et d’approuver une technique optique que de découvrir de nouvelles choses sur les astres. Ce sont d’ailleurs souvent des amateurs qui s’appliquent à obtenir les premiers résultats tandis que, dans un premier temps, les astronomes académiciens n’interrompent que rarement leur travail d’observation pour ce type de recherches. Des premiers changements se font sentir après le 28 mai 1860, lorsque l’astronome Hervé Faye (1814-1902) revient à son tour sur le rôle de la photographie astronomique devant l’Académie des Sciences et constate que « Les images de la Lune, du Soleil, des planètes, ne sont encore, malgré l’importance considérable qu’[il] leur attribue [lui-même], que de simples portraits »202. Depuis l’Observatoire de Paris, ce disciple

d’Arago prône plutôt un recours à la photographie qui permettrait de sortir de l’inventaire des connaissances pour initier un travail qui se serve de cette technique au-delà de sa fonction mimétique. Il s’agirait d’enregistrer des phénomènes lumineux, de capturer au-delà du visible, au-delà du connu. Cinq ans plus tard, l’astronome amateur Lewis Morris Rutherfurd (1816- 1892) inaugure sa carrière de photographe astronomique avec un nouveau cliché inédit de la Lune203. Réalisé à l’aide d’un instrument que Rutherfurd a

lui-même développé, ce portrait sélénite est d’une netteté inégalée jusqu’alors et apporte à l’astronomie une contribution remarquable. La fidélité et le détail de ce cliché céleste surpasse de surcroît ce que la cartographie a pu produire avant lui. Hervé Faye vante cette « fidélité saisissante qu’aucune carte topographique ne saurait rendre »204 et se

satisfait de cette prouesse visuelle :

202 Cité par Quentin Bajac, « 1840-1875 : les faux départs de la photographie astronomique ». In, Dans le champ des étoiles. Les photographies et le ciel, 1850-2000, cat.exp, Paris : RMN, 2000, p.15.

203 Image 53

204 Hervé Faye présente en novembre 1872 les travaux de Rutherfurd à l’Académie des Sciences, Bajac Quentin, op.cit., p.20.

« Ici la photographie donne les hauteurs de la région des ombres portées aussi bien que les dimensions littéraires dans le sens horizontal. Ces belles photographies ne dispensent malheureusement ni du secours d’une carte bien faite, comme celle que nous devons à MM. Baer et Mädler, ni à l’étude directe de la Lune elle-même au moyen de télescopes plus ou moins puissants. La surface du collodion peut seule nous donner une image rigoureuse des cratères de notre satellite »205

Ainsi, la photographie offre une image informative, précise et esthétique. Elle permet, nous dit l’astronome, de visualiser strictement l’aspect de la Lune sans que cette vision ne soit soumise aux contingences de la subjectivité du dessin ou aux lourdeurs encyclopédiques de l’atlas. Elle nous engage à « cesser de vouloir décrire ce qui peut, de soi-même, s’inscrire »206.

Face à cette image, celui qui la regarde pourra enfin voir l’Espace, appréhender l’aspect réel du monde cosmique. A la suite de Rutherfurd et de Warren de la Rue qui présentait à la même époque ses vues stéréoscopiques au public des Expositions universelles et des foires populaires, c’est Jules Janssen qui se charge en France d’enregistrer les phénomènes célestes à l’aide de la photographie. Sa contribution, lors du passage de Vénus devant le Soleil prévu pour le mois de décembre 1874, est remarquable. Pour l’occasion, l’astronome met en place un « revolver

205 Idem

206 « Ainsi l’existence de la Photographie nous engagerait plutôt à cesser de vouloir décrire ce qui peut, de soi-même, s’inscrire ; et il faut bien reconnaître qu’en fait, le développement de ce procédé et de ses fonctions a pour conséquence une sorte d’éviction progressive de la parole par l’image. On dirait même que l’image, dans les publications, est si jalouse de supplanter la parole qu’elle lui dérobe quelques-uns de ses vices les plus fâcheux : facilité et prolixité », Valery Paul, « Discours du centenaire de la photographie », 1939,

réédité dans Etudes photographiques, n°10, 2001, p.90

photographique »207, appareil de capture optique en mouvement qui permet

des prises de vue systématiques et rapides d’un phénomène naturel lui- même en action. L’astronome prévoit donc de pouvoir enregistrer instantanément toutes les fluctuations de Vénus et du Soleil dans l’Espace. Le risque de manquer une information, la peur de ne pas tout pouvoir observer et donc de ne pouvoir tout montrer disparaît peu à peu. Il y a comme une envie de photographier « d’après nature », de voir ce qui existe au-delà de ce que l’œil peut percevoir « jusqu’à le rendre palpable »208 mais

sans risquer la mauvaise interprétation ou le mauvais rendu manuel. Le résultat offre une vision moins plastique du phénomène observé que les portraits figés qui l’ont précédé, mais renseigne les savants sur le rythme de la nature209. Il initie en outre une capture abstraite du monde qui influencera

l’univers des avant-gardes. L’idée est de pouvoir saisir (et donc connaître) des données telles que le mouvement et la vitesse qui nous sont pourtant inapparentes pour accroître considérablement notre connaissance de la nature et de la technique – l’une et l’autre étant réciproquement essentielles

207 Avec son « revolver photographique », Jules Janssen invente la chronophotographie, ancêtre du cinéma. Son procédé sera redécouvert par Eadweard Muybridge en 1878 puis par Etienne-Jules Marey en 1882. Le premier photographie le mouvement des chevaux tandis que le second rêve d’un « fusil photographique » qu’il met finalement au point en 1882 pour photographier le vol d’un oiseau.

208 « A l’encontre de la conception habituelle qui considère que la photographie atteint son apogée lorsqu’elle est imitative, nous nous devons d’insister sur le fait que l’originalité de la photographie, par rapport à toutes les autres techniques, réside dans sa capacité à fixer les phénomènes lumineux jusqu’à les rendre palpables ». Cette conception de la photographie par l’artiste Mohol-Nagy semble avoir été pressentie Jules Janssen. Voir Moholy-Nagy Lazlo, « La photographie dans la réclame – Die fotografie in der Reklame », septembre 1927 réédité dans Peinture, Photographie, Film et autres écrits sur la

photographie, Nîmes : Jacqueline Chambon, 1993, p.137. Voir aussi l’analyse de Monique

Sicard, La fabrique du regard. Images de science et appareils du regard (XVe – Xxe siècles), op.cit., pp.153-166.

à ce déploiement210. L’image est cependant difficile à lire pour le grand

public.

La renommée de Janssen est telle qu’il préside en 1889 le premier Congrès international de photographie organisé à l’occasion de l’Exposition universelle parisienne. L’astronome y prononce un discours au cours duquel il déclare :

« La soumission des forces matérielles et le règne de l'homme sur la Nature ne sont que les premiers fruits de la Science. Elle lui en prépare d'autres, d'un ordre plus élevé et plus précieux. Par la beauté des études auxquelles elle le convie, par la grandeur des horizons qu'elle lui ouvre, et la sublimité du spectacle qu'elle lui donne des lois et des harmonies de l'Univers, elle l'arrachera à ses préoccupations actuelles, peut-être trop exclusivement positives et lui rendra, sous une forme nouvelle et d'une incomparable grandeur […], ce culte enfin de l'idéal qui est un des plus impérieux besoins de l'âme humaine et qu'elle n'a jamais délaissé sans danger et sans péril »211.

Janssen confirme l’importance de la photographie d’astronomie pour la science et pour la connaissance de la nature en général. Pourtant, dans ce passage, il évoque également une conception esthétique de la nature que peut révéler la photographie. Cette dernière offre visuellement un niveau de

210 Sur le sujet, voir : Didi-Huberman Georges, « La photographie scientifique et pseudo- scientifique ». In : Lemagny J.C., Rouile A. (dir.), Histoire de la photographie, Paris : Bordas, 1986, pp.71-75 ; Braun Marta, « Aux limites du savoir ». In : Gunthert A., Poivert M. (dir.), L’art de la photographie des origines à nos jours, Paris : Citadelles & Mazenod, pp.139- 177 ; Launay Françoise, « Jules Janssen et la photographie ». In : Dans le champ des étoiles, op.cit., pp.23-31 ; Bernard D., Gunthert A., L’instant rêvé Albert Londe, Nîmes : Jacqueline Chambon, 1993 ; Gunthert André, « La rétine du savant », Etudes

photographiques, n°7, 2000, pp.28-48. [http://etudesphotographiques.revues.org/205].

211 Jules Janssen en 1896 cité dans : Sicard Monique, « Passage de Vénus. Le revolver photographiques de Jules Janssen », Etudes photographiques n°4, 1998, p.60. [http://etudesphotographiques.revues.org/157].

précision et d’objectivité supérieur au dessin212 et son niveau de technicité

lui confère des pouvoirs de voyance quasiment magiques allant au-delà de ses prédécesseurs artisanaux. La photographie mène l’observateur au-delà même de sa conscience, vers un niveau de réalité que son imagination et son intuition n’avaient pas anticipées. La foi en l’information visuelle et l’esthétique scientifique de Galilée franchissent un degré d’accomplissement où la technique permet d’atteindre le merveilleux.