• Aucun résultat trouvé

lui-même un outil au service du savoir lui donne un nouveau pouvoir : produire des images mimétiques et objectives d’un monde qui se révèle peu à peu grâce à la modernité178. L’image ainsi produite se substitue aux choses

invisibles.

3.2) Attitude esthétique et pensée scientifique

Le portrait sélénite de Galilée s’est imposé lentement dans la pensée astronomique mais il figure dès 1612 dans une fresque artistique réalisée dans la chapelle papale de Santa Maria Maggiore à Rome par Ludovico Cigoli179. Une lune aux reliefs imparfaits et aux contours galiléens s’y dévoile

aux pieds de la Vierge en Assomption puis elle est traversée par une ligne signifiant une chaîne de montagnes tourmentée, identique à celle que Galilée publiait deux ans auparavant. Cette peinture toscane se distingue des représentations traditionnelles sur le même thème comme le simple croissant de Lune symbolique qui apparaît chez le maître Michel vers 1492, ou la parfaite sphère pâle peinte vers 1650 par Estebàn Murillo180, qui se fait

177 Bredekamp Horst, « La ‘’main pensante’’. L’image des sciences ». In, Alloa Emmanuel,

Penser l’image, Dijon : Les Presses du réel, 2011, p.203.

178 Daston Lorraine, Galison Peter, Objectivité, op.cit. p.68.

179 Image 43 : « […] le peintre, en « bon et loyal ami », rendit hommage au grands savant en figurant la lune sous les pieds de la Vierge telle exactement que l’avait révélée le télescope de Galilée – avec la « ligne irrégulière qui la traverse » et les « petits îles » ou cratères qui contribuèrent si bien à prouver que les corps célestes ne diffèrent pas essentiellement, dans leur forme et leur substance, de notre terre », Panofsky Erwin,

Galilée Critique d’art, op.cit, p.27. Voir également : Ostrow Steven F., « Cigoli’s

Immacolata and Galileo’s Moon : Astronomy and the Virgin in Early Seicento Rome »,

The Art Bulletin, New York : College Art Association, vol. 78, n°2, 1996, pp. 218-235.

180 Images 44 & 45. Plus discrètement, Jan Van Eyck introduit lui aussi des représentations de la surface lunaire dans plusieurs de ses tableaux comme La Crucifixion dépeint dans le

l’écho de la pureté et de la beauté parfaite de la Vierge. Le choix de Cigoli de peindre la Lune d’après les découvertes de son ami savant nous éclaire sur l’existence de liens entre l’esthétique et la pensée scientifique à l’égard de l’astronomie dès lors que celle-ci fait une place au dessin. La science décrit une expérience et fournit des hypotyposes visuelles qui officient peu à peu comme des nouvelles références pour la représentation de la nature.

Une telle conception ne peut que séduire l’esprit de la seconde moitié du XIXe siècle. Au savant qui veut accompagner une astronomie plus que jamais physique ou au vulgarisateur qui doit recourir à l’image illustrative pour séduire son lecteur, cette vision des arts graphiques – mimésis de l’invisible - apporte l’assurance que le sens artistique ne dénature pas forcément la conscience scientifique. Ainsi Arago et son éditeur s’autorisent-ils à faire paraître dans l’Astronomie populaire, en plus des dessins mécaniques que nous avons déjà analysés, plusieurs planches illustrées de figures célestes dessinées. Elles sont néanmoins discrètes. Dans le premier tome par exemple, le lecteur ne les découvre qu’en annexe, à la fin de l’ouvrage, juste derrière les cartographies célestes annotées avec précision181.

Les vertus épistémiques des images topographiques sont incontestables182 et les montrer au lecteur avant qu’il ne découvre des

diptyque Le Jugement dernier (1420-1425). Voir, Montgomery Scott L, The Moon and the

Western imagination, Tuscon : The University Press of Arizona, 1999, pp-86-95.

181 Les deux premières sont des cartes de constellations qui renferment « les dessins Allégoriques de toutes les Constellations Boréales dont il est question dans l’Astronomie Populaire ». Barral prend soin de préciser avec quelle prudence et quelle rigueur scientifiques ces cartes ont été élaborées « d’après l’Atlas de Bayer, les Cartes de Bode et de Vaugondy » comme autant de cautions émérites pour le milieu savant d’alors. Deux cartes célestes leur font suite qui achèvent de donner la disposition générale du ciel au lecteur d’Arago. Voir : Arago François, Astronomie populaire, op.cit, pp.563-564.

182 Depuis au moins le XVIIe siècle, les atlas peuvent être considérés comme les images normatives des sciences. Voir : Loraine, Galison Peter, Objectivité, op.cit. pp. 25-70.

dessins plus figuratifs, revient implicitement à lui demander d’attribuer le même sérieux aux deux ensembles. Pourtant, ces quatre planches de nébuleuses doivent surtout être considérées au regard des passages du texte dans lesquels elles sont décrites. La figure 117 - Nébuleuse située près du

Centaure183 par exemple, est d’abord citée pour sa « forme ronde

remarquable »184. Quelques lignes plus loin, Arago continue d’en parler mais

cette fois il décrit la nature du croquis qui la représente et plus précisément la vocation de cette image, grâce à laquelle « le lecteur a sous les yeux un exemple d’une nébuleuse globulaire dans celle du Centaure »185. Avec le

dessin, l’objet céleste est donc à portée de vue, il est mis devant soi. Dans la lignée galiléenne, un tel dessin d’observation élaboré par le savant avec l’aide du télescope a le pouvoir d’abolir la frontière qui sépare habituellement l’œil terrestre des mondes célestes. Les nébuleuses, ces « tâches diffuses que les astronomes ont découvert dans toutes les parties du ciel », et qui sont en théorie si éloignées, se trouvent maintenant sous nos yeux. En observant les quatre planches illustrées, ce qui surprend immédiatement est le traitement stylistique qui leur est réservé et qui tranche avec celui auquel le lecteur s’était habitué au gré des coupes axonométriques et des figures mathématiques schématisées qui ponctuaient l’ouvrage. Ici la technique employée pour publier le dessin est elle-même différente. Tandis que la gravure sur bois permet un rendu précis et fortement contrasté du volume des instruments mécaniques- et souligne ainsi leur puissance -, la gravure sur acier, employée pour dessiner les objets célestes, offre la possibilité de reproduire un tracé fait à main levée. De fait, l’aspect des dessins de nébuleuses est aérien, léger et évoque les premières aquarelles célestes du XVIIe siècle. Le choix de la technique permet aussi de s’accorder avec une image plausible du ciel puisque les contours de ces

183 Image 46

184 Arago François, Astronomie populaire, t.I, op.cit. p.528. 185 Ibid. p.532.

objets célestes sont plus troubles que ceux des productions terrestres manufacturées. Les nébuleuses tourbillonnent, leurs formes dansent et leur densité varie d’un point à l’autre. L’astronome dessinateur joue avec une partition de noirs et de blancs pour rendre compte de ses contours changeants et de cette nature impétueuse. Leur mouvement est peut-être infini mais l’œil humain semble capable de le saisir par un certain savoir- faire graphique.

Le traité d’Arago inscrit l’astronomie populaire dans la lignée des parutions scientifiques qui, à travers des dessins d’observation, dressent depuis le XVIIe siècle l’inventaire des connaissances visibles. A l’instar des autres sciences de la nature (notamment la biologie, l’anatomie, la géographie), l’astronomie capture et collectionne les objets de son étude. Pourtant dans son texte, l’auteur ne manque pas de souligner la nature éphémère de ses portraits célestes. Puisqu’ils sont le résultat des observations faites au télescope, leur autorité peut être remise en question en même temps que celle de la machine qui les a fait naître. La seconde moitié du XIXe siècle étant une époque de surenchère dans le domaine de la construction d’outils savants, ce qui en découle ne peut qu’évoluer aussi. La preuve apportée par Galilée lui-même sur cette question lui valut de subir les foudres institutionnelles. Mais c’est un fait bien acquis à l’époque d’Arago. Toujours dans le chapitre qu’il consacre aux nébuleuses, il écrit par exemple :

« Il y a encore une nébuleuse remarquable, découvert par Messier en 1773, et indiquée dans son catalogue sous le numéro 51. Elle est située dans l’oreille gauche d’Astérion très près de la queue de la Grande Ourse. Dans le télescope de 45 centimètres de Sir John Herschel, elle se présentait (fig.124) sous l’apparence d’une large et brillante nébuleuse globulaire, entourée d’un anneau à une distance considérable, dans lequel on remarquait des inégalités d’éclat. Le grande télescope de 2 mètres de Lord Ross a changé cet aspect en une spirale brillante (fig.123), aux replis inégaux, dont les deux extrémités, c’est-à-dire le centre et la partie antérieure, sont

terminées, selon les expériences de mon ami Humboldt, par des nœuds épais, granulaires et arrondis »186.

Jusque dans ses gravures, Arago choisit de montrer l’évolution des connaissances et admet ainsi que, bien qu’il mette « sous les yeux » de son lecteur un portrait rationnel des nébuleuses, celui-ci continuera sans doute d’évoluer et de se préciser au gré des observations qui en seront faites. L’histoire des techniques, l’évolution des sciences et le témoignage qu’en portent les images sont trois destins imbriqués dans une même existence. Arago lui-même est dépassé par ses successeurs, dont l’appétit pour les phénomènes célestes et l’astronomie physique popularisée s’est massivement déployé, même en dehors des cercles académiques. Etienne Léopold Trouvelot (1827-1895) est l’un d’eux187. En 1872, sa curiosité pour

le cosmos lui ouvre les portes du Collège de Harvard où est conservée l’une des lunettes astronomiques les plus perfectionnées. Il se met alors à décrire au pastel ses observations et produit de nombreuses planches figuratives qui le font remarquer au sein de la communauté scientifique. En 1875, l’Observatoire de Washington met à sa disposition le plus grand réfracteur alors existant pour perfectionner ses travaux d’observation et ses dessins astronomiques. Il réalise alors plus de sept mille dessins parmi lesquels il en choisit quinze qu’il fait reproduire en chromolithographie pour illustrer un manuel publié en 1881. Etienne Léopold Trouvelot peint la vision qu’il a du ciel depuis son télescope : planètes, nébuleuses, constellations188. Le choix

186 Ibid., p.509.

187 Pour la biographie de Trouvelot, voir : Herman Jan K., Corbin Brenda, G., « Trouvelot : From Moths to Mars », Sky and Telescope, Cambridge, 1986, pp.566-568 ; Launay Françoise, « Trouvelot à Meudon : une « affaire » et huit pastels », L’Astronomie, vol.117, octobre 2003, Paris : SAF, pp.452-561. Voir aussi la biographie que lui consacre Jean Clair dans le catalogue de son exposition Cosmos. Du Romantisme à l’avant-garde, Paris : RMN, p.388.

de la technique de gravure en couleur permet de garder la profondeur de ses pastels originels et apporte une dimension supplémentaire au portrait qu’il dresse du ciel par rapport à celui de ses prédécesseurs. Le talent de Trouvelot y est aussi pour beaucoup. De sa main, le ciel devient séduisant, arrondi, coloré, gai et presque scintillant. Ses portraits de nébuleuses semblent plus dynamiques et plus vivants que les dessins d’Arago. Le noir de l’espace y devient le fond sublime et pur capable de faire naître de magnifiques formes plastiques colorées et gracieuses qui, semblables à des apparitions majestueuses et charnelles, paraissent quasiment palpables. Pour autant, comme on le voit dans la figure de Mars189, les aspérités de ces corps

célestes ne sont pas reniées. Elles sont même décrites avec grand soin car la fonction savante de ces portraits n’est jamais ignorée. Ces irrégularités et certaines bizarreries qui font aussi le caractère du cosmos semblent transformées en subtilités esthétiques par la magie de l’art dont la maîtrise savante, combinée au talent d’astronome-observateur, déploie sa capacité à faire apparaître le monde190. Avec Trouvelot, le dessin scientifique bascule

du statut d’objet de connaissance et de visualisation à celui de tableau, objet pictural « producteur de plaisir »191. L’art est comme une révélation des

secrets de la nature. Le peintre traduit visuellement une idée, un concept, un

189 Image 50

190 Dans un cours sur le Space Art donné en 2013, Arnauld Pierre, professeur d’Art moderne à la Sorbonne Paris IV parle de « style exubérant » pour définir le travail de Trouvelot. 191 En référence à la définition du tableau par Louis Marin : « (…) le tableau n’est pas d’abord

objet de connaissance, support et provocation d’une conceptualisation. Il est être producteur de plaisir, mais dont les procès de production empruntent, pour s’y dissimuler, les voies des lectures, c’est-à-dire celle du sens en cours de constitution, à travers elles : plaisir de lire qui par là même ne s’accomplit jamais, mais désigne, dans cette satisfaction temporaire, la force dont le tableau-texte est à la fois la trace et la matrice figurative = le désir : trace ou marque laissée par le geste « créateur » qui s’y signifie ; figure qui se déplace et s’engendre successivement au cours des lectures : c’est la façon qu’a le désir de se donner à voir dans ses figures en ne s’y réalisant jamais ». Voir, Marin Louis, « La description de l’image : à propos d’un paysage de Poussin »,

savoir. C’est aussi le rôle de l’observateur du ciel, et encore plus de celui qui veut transmettre. La beauté des dessins de Trouvelot ne les rend pas moins savants. Avec son catalogue du ciel, il a fourni par exemple à l’astronomie internationale moderne l’une des premières images nette de l’atmosphère de Jupiter192. La clarté et la luminosité de cette vue auraient pu rendre jaloux

Galilée, tant science et esthétique s’y retrouvent mêlées. Toutes les caractéristiques de l’œuvre de Trouvelot sont visibles dans cette image : la lumière du réfracteur est transformée en coup de projecteur magnifiant Jupiter, l’œil du télescope devient le cadre d’une sphère ronde et parfaite pour définir les contours de la planète et les couleurs nuancent les particularités de l’astre. L’artiste-astronome réalise un portrait scientifique de Jupiter mais l’importance qu’il donne aux détails visibles semble l’obliger à préciser également les nuances esthétiques de son dessin : variations de couleurs, de netteté, de volume, de formes. Observation savante et mise en scène esthétique ont besoin l’une de l’autre.

3.3) La rétine du savant cohabite avec la main fidèle de