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2.3) De l’esthétique technico-récréative dans les illustrations verniennes

3. U T PICTURA I TA VISO

L’évolution simultanée de l’astronomie physique et la nécessité grandissante d’illustrer la culture populaire pour la rendre divertissante, imposent dès le milieu du XIXe siècle une production d’images de nature figurative. Après l’illustration des outils qui permettent sa révélation, c’est le visage de la nature céleste qui est dessiné. Nous continuons à tenter de comprendre comment, dans le domaine de l’astronomie, s’est construite cette « confiance scientiste en la capacité des images à faire naître une réalité encore non vue »168 et par quels truchements de l’image s’est maintenu

l’« objectif de visualisation »169 devenu nécessaire à la transmission du savoir

savant.

3.1) In Telescopium

170

. Illustrer la nature visible sur le modèle

galiléen

L’outillage optique a bouleversé l’astronomie à partir du XVIIe siècle. Il a permis à l’œil de développer considérablement ses aptitudes en

167 Nous partons de la définition de la vision par Johannes Kepler en 1604 comme étant « causée par une peinture de la chose vue formée de la surface concave de la rétine » L’œil est donc perçu à partir du XVIIe siècle comme un appareil optique dans lequel se forme l’image, la peinture. Il est le premier outil de la vue. Voir : Alpers Svetlana, L’art

de dépeindre. La peinture hollandaise au XVIIe, Paris : Gallimard, 1990, pp.83-84.

168 Pierre Arnauld dans « Retour vers le futur. Le projet Ubïq. A Mental Odyssey de Mathieu Briand », 20/27, Paris : M19, n° 3, 2009, pp. 19-21.

169 Idem

170 « In Telescopium. Dijs, dicat, liceat tandem mortalibus esse, Si procul et prope, et hic hesse et uique queunt » (« Sur le télescope. Enfin les mortels pourront être semblables aux dieux. S’ils peuvent voir ce qui est au loin et ce qui est près, ici et partout »), Huyghens Christian, De Gedichten, II cité par Svetlana Alpers, op.cit., p.51.

élargissant son champ d’investigation ; il a transcendé son statut de « maître de l’astronomie » dont parlait Léonard de Vinci171. En 1609, Galileo Galilei

est le premier à saisir l’opportunité de lier les appareils optiques artificiels au destin de l’astronomie lorsque Jacques Badovere, l’un de ses anciens étudiants, lui confirme une rumeur sur l’invention hollandaise d’un nouvel instrument permettant d’observer les objets éloignés. Ce dernier est encore peu exploité par les scientifiques car beaucoup considèrent qu’il offre une vision déformée et altérée de la réalité, mais Galilée réussit à en améliorer le principe sur les seules descriptions de son correspondant. Il a en tête l’idée de s’en servir pour regarder le ciel et le décrire en faisant abstraction des connaissances théoriques à son sujet. Son postulat paraît simple : à quoi ressemble le cosmos dans nos yeux ? En s’appuyant uniquement sur l’expérience de l’observation pour accéder à la connaissance, Galilée inaugure alors une approche baconienne de la science qui sera célébrée

171 C’est ainsi que Léonard de Vinci nomme l’œil dans un texte célèbre qui inspire la conception occidentale de l’œil, de la vision et de l’image : « Ne vois-tu pas que l’œil embrasse la beauté du monde entier ? Il est le maître de l’astronomie, l’auteur de la cosmographie, le conseiller et le correcteur de tous les arts humains ; il transporte les hommes à différentes parties du monde. Il est le prince des mathématiques, ses disciplines sont tout à fait certaines ; il a déterminté les altitudes et la dimensions des étoiles, a découvert les éléments et leurs niveaux ; il a permis l’annonce d’évènements futurs grâce au cours des étoiles ; il a engendré l’architecture, la perspective, la divine peinture […]. […] et dépasse la nature dont les œuvres sont finies, tandis que celles qu’exécutent les mains à la commande de l’œil sont infinies, comme le démontre le peintre en représentant fictivement une infinité de formes d’animaux, herbes, plantes et lieux », de Vinci Léonard, Traité de la peinture, textes traduits et présentés par André Chastel, Paris : Berger-Levrault, 1987, pp.89-90. André Chastel ajoute en note de bas de page : « Cet « éloge de la vue » est l’une des pages les plus éclatantes et les plus passionnées de Léonard. Il amplifie et achève le thème déjà développé par Alberti, en considérant la vision comme coextensive à l’activité de l’esprit, dans la mesure où celui- ci se consacre à la possession et à l’organisation de la nature. L’activité sensorielle n’est pas considérée comme distincte de l’activité mentale, d’où la possibilité d’établir une hiérarchie des « disciplines » en fonction du sens intéressé, ici la vue. Même parti pris chez Michel-Ange ».

quelques années plus tard dans tous les domaines d’étude des sciences naturelles. Cette nouvelle science se dresse contre la théorie et veut développer l’idée que l’astronomie ne passe plus que par la vue, l’observation et l’expérience minutieuse de l’œil discipliné et rigoureux. Grâce au télescope, l’œil du savant découvre le ciel et lève le voile de l’inconnu et de l’invisible. L’astronome devient un médiateur entre le cosmos et l’homme, entre le ciel et la Terre. Mais encore lui faut-il pouvoir transcrire ce qu’il voit. Pour cette raison, Gallilée rédige de longues descriptions de ses observations et s’oblige à restituer par le dessin ce qu’il découvre. Le croquis doit imiter la vue et la main témoigne de la vision. Elle n’est disciplinée que si l’œil lui-même est rigoureux et que l’instrument est fiable. Le savant quant à lui se doit d’être inflexible pour que ses trois outils (œil, main, télescope) collaborent à offrir un résultat sûr et fidèle à la nature. Galilée le prouve en examinant les alentours de la Terre et de Jupiter, où grâce à ses observations il met à jour l’existence de plusieurs satellites ainsi que l’aspect irrégulier de la Lune, considérée pourtant depuis Aristote comme une sphère parfaite. Bien qu’il n’ait pas été entendu par ses contemporains (il est attaqué, critiqué et censuré à l’époque de ses découvertes), sa pratique ouvre la voie de l’astronomie moderne et l’histoire des sciences donnera raison à ses démonstrations ainsi qu’à sa pratique. Galilée prouve que les qualités de l’observation naissent d’un œil attentif plus que de prévisions érudites, il reste le prodrome d’une science qui se fait « d’une main loyale et d’un œil fidèle »172 et d’une idée moderne de la

représentation du monde.

172 Cette phrase est tirée de l’ouvrage de Robert Hooke, Micrographia, paru à Londres en 1665. La méthode galiléenne est isolée en Italie mais elle trouve un écho important dans la culture hollandaise et chez les maîtres flamands : « L’observation attentive traduite par la main – ce que l’on pourrait appeler le métier de l’observation – a conduit à enregistrer la multitude des choses qui constituent le monde visible. Le XVIIe siècle accordait à cette activité une place privilégiée, fondamentale : c’est par elle qu’on

Un an seulement après la construction de sa lunette, Galilée publie le résultat de ses travaux dans l’ouvrage Sidereus Nuncius (Messager Céleste) qu’il enrichit de quatre gravures à l’eau-forte représentant les différentes phases de la Lune173. Une seule illustration n’aurait pas suffi à prouver que

notre satellite peut prendre plusieurs visages et c’est la somme des quatre images qui amène le lecteur à se faire une idée de l’aspect réel, changeant et inégal de notre satellite. Le dessin devient la preuve de ce qui a été vu et le moyen de révéler une réalité nouvelle. Le publier est donc essentiel. Par ailleurs, Galilée en est persuadé : « plus éloignés des choses à imiter seront les moyens par lesquels on imite, plus prodigieuse sera l’imitation »174 car

l’imitation figurative – la peinture – possède toutes les ressources pour éviter les confusions de la fiction et de l’invention. Pour lui tout fonctionne comme si, pour aboutir au dessin synthétisant des éléments qui n’ont été vus que pendant un instant, l’observateur s’empreint obligatoirement d’un rationalisme tel qu’il ne peut qu’offrir une représentation claire et ordonnée de son expérience visuelle. Puisque la possibilité de dessiner est conditionnée par une concentration extrême de la vision et une rapidité de raisonnement dans la traduction de l’œil à la main, il ne peut s’encombrer de théories a priori, ou tomber dans les travers de la représentation symbolique. Pourtant, les planches publiées dans le Messager Céleste, puisqu’elles sont éditées, ont inévitablement été retravaillées par plusieurs intermédiaires (graveur, éditeur) et les contingences techniques du recours à la gravure impliquent d’avoir sans doute dû forcer certains traits du dessin pour les préciser et les tailler afin que leur reproduction soit plus aisée et leur effet plus saisissant. Il convient donc de les regarder simultanément à la Feuille de

accédait à la connaissance et à la compréhension de la nature », Alpers Svetlana, op.cit. p.137.

173 Image 41

174 « Quanto piu i mezzi, ci’quali si imita, son lontani dalle cose da imitarsi, tanto piu l’imitazione è maravigliosa » affirme Galilée dans une prise de position en faveur de la peinture. Voir : Heinich Nathalie, « Panofsky épistémologue ». op.cit., p.9.

Florence réalisée à la même période175 et considérée quant à elle comme le

résultat directement apposé au lavis par Galilée lorsqu'il observe la Lune176.

Elle est comme une version de travail des illustrations du Messager Céleste et même si la différence de technique employée donne à cette version un aspect moins franc et moins contrasté, l’information visuelle est similaire dans les deux cas. C’est l’ensemble de toutes ces planches qu’il faut regarder pour comprendre la démarche de Galilée : l’astronome adoube le dessin figuratif d’une autorité nouvelle qui en fait le fruit vertueux de l’alliance entre la vision et l’entendement. Il devient l’illustration d’une affirmation, la pièce à conviction de l’enquête astronomique menée au télescope, dont la fonction d’intermédiaire, de « messager », est quasiment morale.

Le Sidereus Nuncius et la Feuille de Florence imposent au dessin astronomique deux conditions nécessaires à son existence, décisives pour les illustrations à

volonté de science envahissant les parutions populaires à partir du XIXe siècle.

Il y a d’une part la confiance accordée par le savant à l’instrument optique. Elle rend l’œil tout-puissant et donne tout son crédit au dessin qui résulte de leur collaboration. D’autre part, un certain esprit savant doit entourer le dessin dans son contexte de parution. L’exposé méthodologique de l’astronomie introduit le dessin comme un outil de démonstration, voire de révélation. Enfin Galilée affirme l’obligation du savant à se rendre disponible pour regarder l’invisible dont le spectacle lui est accordé momentanément par le progrès. Il devient cette « main pensante » qui trace

175 Image 42

176 La planche de Florence est semble-t-il la seule aquarelle encore existante réalisée par Galilée. « Pour Rick Watson, un libraire américain basé à Londres, la feuille de Florence équivalait « à la Déclaration d’Indépendance en matière d’histoire des découvertes scientifiques », Schmide Nicholas, « Le Faussaire de Galilée » d’après l’article « A Very Rare Book », paru en plusieurs épisodes dans le New Yorker en octobre 2011. [http://www.newyorker.com/magazine/2013/12/16/a-very-rare-book].

directement la pensée par le dessin qui l’incarne177. Sa disposition à devenir

lui-même un outil au service du savoir lui donne un nouveau pouvoir : produire des images mimétiques et objectives d’un monde qui se révèle peu à peu grâce à la modernité178. L’image ainsi produite se substitue aux choses

invisibles.

3.2) Attitude esthétique et pensée scientifique

Le portrait sélénite de Galilée s’est imposé lentement dans la pensée astronomique mais il figure dès 1612 dans une fresque artistique réalisée dans la chapelle papale de Santa Maria Maggiore à Rome par Ludovico Cigoli179. Une lune aux reliefs imparfaits et aux contours galiléens s’y dévoile

aux pieds de la Vierge en Assomption puis elle est traversée par une ligne signifiant une chaîne de montagnes tourmentée, identique à celle que Galilée publiait deux ans auparavant. Cette peinture toscane se distingue des représentations traditionnelles sur le même thème comme le simple croissant de Lune symbolique qui apparaît chez le maître Michel vers 1492, ou la parfaite sphère pâle peinte vers 1650 par Estebàn Murillo180, qui se fait

177 Bredekamp Horst, « La ‘’main pensante’’. L’image des sciences ». In, Alloa Emmanuel,

Penser l’image, Dijon : Les Presses du réel, 2011, p.203.

178 Daston Lorraine, Galison Peter, Objectivité, op.cit. p.68.

179 Image 43 : « […] le peintre, en « bon et loyal ami », rendit hommage au grands savant en figurant la lune sous les pieds de la Vierge telle exactement que l’avait révélée le télescope de Galilée – avec la « ligne irrégulière qui la traverse » et les « petits îles » ou cratères qui contribuèrent si bien à prouver que les corps célestes ne diffèrent pas essentiellement, dans leur forme et leur substance, de notre terre », Panofsky Erwin,

Galilée Critique d’art, op.cit, p.27. Voir également : Ostrow Steven F., « Cigoli’s

Immacolata and Galileo’s Moon : Astronomy and the Virgin in Early Seicento Rome »,

The Art Bulletin, New York : College Art Association, vol. 78, n°2, 1996, pp. 218-235.

180 Images 44 & 45. Plus discrètement, Jan Van Eyck introduit lui aussi des représentations de la surface lunaire dans plusieurs de ses tableaux comme La Crucifixion dépeint dans le