• Aucun résultat trouvé

L’enthousiasme de Jules Janssen et de ses confrères est pourtant ralenti par la technique. Si dans les dernières années du XIXe siècle, l’application de la photographie à l’astronomie a apporté des éléments résolument nouveaux, cette dernière n’est pourtant pas en mesure de tout capturer dans le cosmos. Elle peut saisir le mouvement et les déplacements des étoiles que ne peut atteindre le dessin. Elle peut offrir des portraits célestes à côté desquels les gravures illustratives des ouvrages de vulgarisation scientifique paraissent pauvres. Pourtant, elle ne donne pas toujours la vision synthétique et claire des illustrations faites par la main d’artistes-savants. Si l’on compare un dessin de la nébuleuse d’Orion réalisé par Trouvelot en 1876 et une photographie faite à peu près à la même époque213, la différence est

saisissante. L’épreuve photographique est fascinante car elle invoque la capacité technique d’un appareil créé par l’homme à saisir une représentation sans intervention artistique mais le dessin de Trouvelot offre une vision qui semble plus nette, plus palpable. Paradoxalement, elle paraît plus réelle au lecteur néophyte. La fonction la plus importante de l’image de

212 Hoffmann Christoph, « Working Materials. Photography in the Sciences », Crossover.

Fotografie der Wissenschaft, Leipzig : Spector Fotomuseum, p.59.

vulgarisation scientifique réside dans son pouvoir heuristique. Quelle que soit la technique par laquelle elle se réalise, son rôle est de permettre la découverte d’un élément resté inconnu jusque là. Mais cette valeur peut varier en fonction de ce que l’on entend démontrer. Ce n’est donc pas la manière dont une image est réalisée qui importe le plus, mais bien son contexte d’exposition et la démonstration dans laquelle elle s’insère. Eux seuls peuvent la rendre acceptable car il explique ce qu’elle explicite. Cela est d’autant plus vrai dans le contexte de la vulgarisation scientifique où l’ensemble de la lecture est basé sur un contrat de confiance entre l’auteur et le lecteur. Il incombe au savant d’apporter la preuve à son lecteur qu’il peut croire en sa démonstration littéraire et illustrée. La nature de l’image importe peu par rapport à ce qu’elle montre. Son rôle de témoin de la connaissance et de messagère du savoir ne doit jamais cesser. Tel est l’enjeu des traités d’astronomie populaire dans lesquels, à partir des années 1860, les images cohabitent avec la prose savante vulgarisée.

Puisque nous avons déjà analysé le couple littérature/illustration de ces ouvrages, il s’agit maintenant de nous attarder sur la coexistence de la photographie et du dessin au cœur de leurs corpus d’images. Loin de pouvoir analyser tous les exemples d’éditions illustrées d’astronomies populaires parues dans la seconde moitié du XIXe siècle, nous nous arrêterons sur des exemples tirés des ouvrages de Camille Flammarion et d’Amédée Guillemin parus après 1875214. Le succès de ces livres nous

214 Après le succès des contributions photographiques à l’enregistrement du Passage de Vénus en 1874 grâce au concours de Jules Janssen, la photographie se systématise comme technique d’enregistrement dans le domaine de l’astronomie. Son apport visuel est immédiatement visible dans les éditions de vulgarisation scientifique. A l’époque, les parutions illustrées de Jules Verne ont déjà dix ans et les revues pleines d’images ne cessent de fleurir. L’importance de l’image pour séduire le lecteur et rendre une lecture récréative est pleinement assumée par les vulgarisateurs de science. En 1872, la revue

La Nature est lancée en France sur les modèles anglo-saxons ; au terme de la première

année, son rédacteur en chef Gaston Tissandier déclarait : « Si l’on voulait se borner à faciliter l’intelligence du texte, il suffirait de simples lignes, analogues à celles que

permet de penser qu’ils sont à même de nous renseigner sur les goûts et les tendances des lecteurs d’astronomie populaire. Ils nous laissent entrevoir ce que le public a entre les mains et sous les yeux. En 1877 paraissent, à quelques semaines d’écart, Les Terres du ciel de Camille Flammarion et une cinquième édition du livre d’Amédée Guillemin sur Le Ciel (paru d’abord en 1864). Toutes les leçons sur la fonction de l’image scientifique depuis Galilée jusqu’à Arago, Verne et Janssen ont été retenues. Elle sera tantôt pittoresque et anecdotique pour rendre la lecture récréative, tantôt descriptive pour l’enseignement savant, ou d’autres fois encore, projective et hypothétique pour tenter d’aller au-delà du savoir visible. Elle utilise tous les moyens qui sont à sa portée pour que le lecteur puisse voir son sujet d’étude et le connaître en profondeur – théoriquement et visuellement. Derrière le frontispice vernien censé attirer le chaland et une introduction au lyrisme envolé, l’ouvrage de Camille Flammarion consacre ses deux premiers chapitres à l’invention du télescope et de la lunette. L’auteur y expose les grandes phases de l’histoire pendant lesquelles l’outillage optique de l’astronomie s’est développé. A l’instar de François Arago, il insiste sur la période moderne et la puissance de ses inventions mécaniques. Comme son maître, il illustre son propos de planches dessinées et de vignettes expliquant ces inventions en les dévoilant physiquement. Ainsi les figures 3, 8, 10 et 11 215 , présentent les plus grands instruments de

l’époque appartenant respectivement à l’Angleterre, l’Australie et la France. Ici, les machines sont à nouveau étincelantes, gigantesques. Leur monumentalité est mise en valeur par la différence de taille qui les sépare des personnages alentour. Il faut des échelles pour atteindre leurs sommets

publient les livres techniques. Nous avons pensé que le public ne se plaindrait pas d’avoir plus encore, qu’il ne reprocherait pas aux gravures d’une revue, toute scientifique qu’elle soit, d’être exécutées avec un grand soin ». In : Tissandier Gaston, « Préface », La Nature. Revue des sciences et de leurs applications aux arts et à l’industrie. Journal

hebdomadaire illustré, Première année, Paris : Masson, 07.06.1873, p.vi.

et plusieurs ouvriers sont figurés pour les faire fonctionner. La technique surplombe l’homme et se tourne franchement vers le ciel, prête à le scruter.

Plus loin dans l’ouvrage, les chapitres consacrés à la Lune revêtent un autre aspect. Lorsque Flammarion expose par exemple l’ « Aspect général de la Lune », il en présente d’abord une carte géographique216, un « dessin très

exact »217 que « le lecteur est prié d’examiner avec attention et s’en bien

pénétrer »218. Avec lui, il décrit et détaille ce que cette sélénographie rend

visible : les reliefs, les cratères, leurs contours arrondis, etc. Quelques pages plus loin et puisque son lecteur connaît désormais les caractéristiques principales de son satellite, Camille Flammarion, lui expose une photographie de la Lune réalisée par Rutherfurd219. Le lecteur admire l’astre

lunaire qui, à l’instar d’une riche bourgeoise, « a posé seul et s’est peint lui- même »220. La photographie, l’image et l’outil n’en ont été que les agents

révélateurs. La vue continue de se préciser au fil des pages en même temps que la connaissance de la Lune grandit à la lecture. Un niveau supérieur est encore franchi quatre pages plus loin, lorsque Flammarion expose la topographie de la Lune et présente une vue dessinée de ses montagnes en plan rapproché221. L’image fait découvrir au lecteur le sol lunaire vu d’en

haut, comme s’il était survolé. La Lune n’est plus à distance d’un télescope ou d’un objectif photographique, elle est quasiment à portée de main. La vignette s’insère au milieu de paragraphes décrivant l’aspect de la Lune et précède une phrase qui nous interpelle et lui sert de légende :

216 Image 62

217 Flammarion Camille, Les Terres du Ciel. Description astronomique, physique, climatologique,

géographique des planètes qui gravitent autour du soleil et de l’état probable de la vie à leur surface,

2ème éd., Paris : Didier & Cie, 1877, p.316. 218 Idem

219 Image 63

220 Flammarion Camille, Les Terres du ciel, op.cit., p.321. 221 Image 64

« Prenons tout de suite une idée exacte de cette forme si curieuse de la topographie lunaire par l’examen attentif de la figure ci-dessus, qui est une miniature d’un scrupuleux dessin lunaire fait par Nasmyth. On a là une image vivante, pour ainsi dire, du caractère orographique de notre satellite »222

Cette vue rapprochée, bien que dessinée, est une « idée exacte » et « vivante » de l’aspect de la Lune. A cette vignette succède une seconde vue de près. Il s’agit cette fois d’un dessin de nature cartographique223, comme si

Flammarion ne voulait pas laisser son lecteur tomber dans les dérives de l’imagination et du récit d’aventure – ou pour ne pas qu’il pense que lui- même se laisse aller à de tels récits. L’illustration qui suit encore peut être regardée en toute tranquillité puisqu’elle elle vient compléter une démonstration savante. Il s’agit à nouveau d’une photographie, signée cette fois par James Nasmyth dont Flammarion s’inspirait juste avant, ses dessins étant basés sur des photographies 224. Le voici qui nous offre Les Montagnes

lunaires photographiées et une image grâce à laquelle : « on se formera une

idée exacte de la nature des terrains lunaires »225. Une telle découverte

visuelle se doit d’être intense et Flammarion invite lui-même le lecteur à s’extasier :

« Ne dirait-on pas, à l’aspect de cette photographie, que l’on est transporté en ballon à quelques lieues seulement au-dessus du sol lunaire, et que de là nous en saisissons dans tous ses détails le relief si étrange? Chaque cirque, chaque cratère, chaque crête de la chaîne de montagnes, chaque rocher, pour ainsi dire, est visible, non- seulement par lui-même, mais encore par l’ombre qu’il projette à l’opposé de l’éclairement solaire. […] C’est assurément là une des

222 Flammarion Camille, Les Terres du ciel, op.cit., p.325. 223 Image 65

224 Image 66

scènes les plus grandioses et les plus sublimes de la nature humaine. Combien de fois ne suis-je pas resté l’œil attaché au télescope, pendant des heures entières, dans les soirées qui avoisinent le premier quartier, en contemplation et presque en extase devant cette merveille éblouissante, apparaissant précisément telle qu’on la voit ici photographiée, et attirant invinciblement l’œil et la pensée sur ce grand spectacle, vu de trop loin encore ! »226

Cette image serait donc une réplique de la réalité, la visualisation des sols lunaires la plus aboutie qui puisse être reproduite et offerte à l’œil nu. La différence stylistique est en effet très nette, comparée au dessin cartographique qui l’a précédé. La matière est ici palpable, les reliefs sont visuellement crédibles grâce à leurs craquelures et la précision des détails qui les entourent. De même, la lumière qui inonde cette vue de près paraît plus intense que dans tous les autres dessins, sans être pourtant irréelle.

Pareilles inspirations se retrouvent dans Le Ciel d’Amédée Guillemin dont le quatrième chapitre, consacré à la Lune, suit le même type de déroulement. Le lecteur y découvre tout d’abord des dessins de nature sélénographique, puis deux portraits de la Lune. Le premier est dessiné, le second est la reproduction d’une photographie de Warren De la Rue227. Au cours de sa

lecture, le néophyte pénètre comme chez Flammarion, de plus en plus profondément dans des niveaux de connaissance et chaque palier est franchi grâce à une image qui se veut réaliste et crédible. Une comparaison iconographique faite par Guillemin interpelle particulièrement. Il expose successivement des dessins de vues rapprochées de la Lune « d’après Nasmyth »228 au milieu desquelles il présente en pleine page le fac-similé

d’une photographie des Montagnes de la Lune prise par Warren De la Rue229.

L’autorité du photographe n’est plus à prouver aux yeux du lecteur puisqu’il

226 Ibid. p.335-337 227 Images 67 & 68 228 Images 69 & 70 229 Image 71

a admiré un magnifique portrait de Lune quelques pages auparavant. Pourtant, cette photographie est floue. Guillemin s’arrête sur son caractère inédit et s’en sert comme preuve de l’aspect du sol lunaire, mais le lecteur ne peut admirer la netteté et la précision de sa leçon qu’à travers les dessins qui l’entourent. La photographie et le dessin collaborent pour offrir une vision complète des savoirs astronomiques – techniques et visuels. Ils possèdent tous deux la même fonction d’accompagner la démonstration savante et de satisfaire son ambition didactique. Indifférement selon l’emplacement et la démonstration, ils font tous deux vivre cette fonction de l’image qui se déclare - comme le prévoyait Arago – capable de mettre le cosmos sous nos yeux.

3.5) Trucage photographique et ambiguïté de l’image