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« 1.- Le congrès scientifique à l’ « Astronomic Club ». – Les astronomes sont réunis dans une grande salle ornée d’instruments astronomiques. Entrée du président et des membres du bureau. Tout le monde prend place. Entrée de sept grooms portants les télescopes des astronomes. Le président monte à la chaire. Les télescopes des astronomes se transforment en tabourets sur lesquels ils s’assoient. Le président explique à l’assemblée son projet de voyage dans la Lune, et il en fait la démonstration au tableau. Acclamé par les uns, il est violemment combattu par un des membres du Club. Le président, après avoir échangé avec lui des paroles aigres-douces, lui lance ses papiers et cahiers à la tête ; le protestataire est chassé du Club sous les huées unanimes. 2.- Vote du voyage. Les grooms. Les adieux. - Le voyage proposé par le président est voté par acclamation, mais au moment de partir

42 Béguet Bruno, « La vulgarisation scientifique en France de 1850 à 1914 : contexte, conceptions et procédés ». In : Béguet Bruno (dir.), La science pour tous. Sur la vulgarisation

scientifique en France de 1850 à 1914, Paris : Bibliothèque du Conservatoire national des

arts et métiers, 1990, p.6. 43 Ibid, p.7

personne n’a le courage de l’accompagner. Le président furieux déclare qu’il partira seul. A ces mots, cinq savants décident de partir avec lui ; les acclamations de leurs collègues éclatent, les grooms apportent les costumes de voyage. Les six astronomes quittent leurs robes de gala et revêtent les vêtements nécessaires. 3. – Les ateliers de construction du projectile. – Le président Barbenfouillis emmène avec lui ses cinq collègues – Nostradamus et Parafaragaramus – pour leur faire visiter les ateliers de construction du projectile destiné à les emporter dans la Lune. Ils pénètrent dans les ateliers où forgerons, mécaniciens, ajusteurs, menuisiers, tapissiers, etc., travaillent à l’envi à la fabrication de l’engin. […] 5. – L’embarquement des astronomes. – Au-dessus des toits de la ville, un grand échafaudage est dressé ; l’obus est là, prêt à recevoir les voyageurs. Ceux-ci arrivent, répondent aux acclamations de la foule et pénètrent dans l’obus. Les marins artilleurs referment la trappe par laquelle ils sont entrés. 6. – Chargement du canon. – Une quantité de marins artilleurs poussent l’obus qui gravit un plan incliné et le font pénétrer dans la culasse du canon (dont on ne voit que la partie postérieure). […] 8.- La Lune approche ! – Au milieu des nuages, on aperçoit la Lune dans le lointain. L’obus se rapprochant de minute en minute, l’astre radieux grandit progressivement et finit par atteindre des dimensions colossales. Il se présente enfin sous la forme d’une tête vivante, grotesque, souriant béatement. 9- En plein dans l’œil. – Tout à coup l’obus arrive avec la rapidité de l’éclair et crève l’œil de la Lune. La tête se met aussitôt à faire des grimaces épouvantables, tandis que de sa blessure coulent d’énormes larmes. 10.- Chute de l’obus dans la Lune. Le clair de Terre. – Le tableau change et représente les immenses plaines lunaires avec leurs mers, leurs cirques et leurs cratères. L’obus tombe avec fracas. Les astronomes en sortent et s’extasient sur le paysage nouveau pour eux ; tandis qu’à l’horizon la Terre s’élève lentement dans l’espace, éclairant le tableau d’un jour fantastique. […] 25. – Le sauvetage. Rentrée au port. – L’obus est recueilli par un paquebot qui rentre au port en le trainant à la remorque. Le Sélénite se laisse traîner par l’obus auquel il est resté accroché. 26. – Grand défilé triomphal. – Sur la place publique de la ville, les autorités sont réunies, la foule attend le retour des astronomes. Le défilé commence. La fanfare municipale s’avance, suivie des marins traînant l’obus qui revient de la Lune, pavoisé et décoré de fleurs. Puis arrivent les astronomes au milieu des ovations. 27. – Couronnement et décoration des héros du voyage. – Le maire félicite les astronomes de leur heureux retour, les couronnes aux accents de la fanfare et les décore de l’Ordre de la Lune. 28 et 29. – Défilé des marins et sapeurs-pompiers. Inauguration de la statue commémorative. – Le défilé des pompiers et des marins a lieu et sur la place apparaît la statue commémorative du voyage, représentant le président Barbenfouillis terrassant la Lune, avec cette devise : Labor Omnia Vincit. 30. – Réjouissances

publiques. – L’inauguration terminée, les marins, les astronomes, la foule, le maire, les conseillers se livrent à des exercices chorégraphiques autour de la statue du président »44.

Le Voyage dans la Lune réalisé par Georges Méliès en 1902 dresse un portrait

de l’astronomie, de ses acteurs et de ses ambitions qui illustre sous bien des aspects la manière dont les sciences de l’espace sont devenues un sujet de divertissement populaire à la fin du siècle précédent. Dans ce film, dont le succès auprès du public français comme étranger fut immense, « Méliès l’enchanteur » 45 présente l’un de ses plus grands spectacles d’illusion et

témoigne vigoureusement du nouveau rôle social qu’a pris l’astronomie au XIXe siècle. A première vue pourtant, le choix du sujet n’est pas inédit. Le voyage dans l’espace traverse l’histoire de la culture occidentale et principalement la littérature depuis l’Histoire véritable racontée par Lucien de

44 Texte explicatif de Georges Méliès pour le film Le Voyage dans la Lune qu’il réalise en 1902. Publié en 1905 dans la brochure Van Goitsenhoven puis réédité dans le Bulletin de

l’association « Les Amis de Georges Méliès – Cinémathèque Méliès », n°17, 2e semestre 1990.

Voir pp.29 à p.33 pour la description entière des trente tableaux qui composent le film. Méliès reprend ici plusieurs scènes de son spectacle Les Farces de la Lune ou les

Mésaventures de Nostradamus qu’il avait monté en 1891 et qui avait été un grand succès

auprès du public parisien.

45 Georges Méliès est directeur du théâtre Robert-Houdin depuis 1888 où il programme des spectacles de magie et prestidigitation. Il est d’abord formé à la peinture qu’il apprend dans l’atelier de Gustave Moreau alors qu’il est encore enfant, puis à la photographie qu’il découvre au milieu des années 1880. Dès 1895, après que les frères Lumières aient publiquement présenté le cinématographe, Georges Méliès projette des films dans son théâtre puis en réalise à l’aide du kinetograph qu’il se construit. La critique accorde à Méliès d’avoir été le premier à déceler le potentiel artistique et illusionniste de l’image en mouvement considérée pendant longtemps comme une curiosité scientifique avant tout. Il réalise des films aux allures de spectacles dont le Voyage dans la Lune reste l’un des plus connus. Le film bat tous les records de l’époque et le succès mondial qu’il connaît lui vaudra même certaines déconvenues puisqu’il a été contretypé frauduleusement aux Etats-Unis. Voir : Malthête-Méliès Madeleine, Méliès l’enchanteur, Paris : Ramsay, 1995.

Samosate au IIe siècle après J.C., jusqu’à l’œuvre de Cyrano de Bergerac,

Etats et Empires de La Lune et du Soleil ou l’Autre monde, parue en France en

165746. Méliès le modernise au goût de son époque et l’extrait de ses

anciennes aspirations philosophiques ou allégoriques ; il nous permet d’identifier les motifs principaux que met en place le début de notre étude.

Georges Méliès reprend une histoire à succès écrite par Jules Verne (1828- 1905) au milieu des années 186047 pour l’enrichir d’une technique inédite –

le cinématographe – qui s’appuie entièrement sur l’image mise en mouvement. La figuration et la représentation sont des éléments primordiaux dans la culture de son temps : le public veut voir ce dont on lui parle. L’image est un moyen de fixer son attention, de susciter son désir et de lui exposer ces histoires merveilleuses et sensationnelles dont il raffole dans le contexte d’accès républicain au loisir et au divertissement. Le succès du thème est lui aussi révélateur : Méliès met en scène un ouvrage dont les protagonistes sont autant la science et la technologie moderne que des héros de chair et d’os. Les machines nouvelles et les thèmes savants séduisent les spectateurs éduqués au culte de la science qui admirent à loisir

46 Voir la bibliographie sélective sur le sujet réalisée en octobre 2014 par la Direction des collections – département Littérature et Art à la Bibliothèque nationale de France. Consultable en ligne : http://www.bnf.fr/documents/biblio_sideral.pdf. Voir également l’ouvrage de Marjorie Nicolson, Voyages to the Moon, New York : The Macmillan Company, 1948.

47 « L’idée du Voyage dans la Lune me vint d’un livre de Jules Verne intitulé De la Terre à la

Lune et Autour de la Lune. Dans cet ouvrage, les humains ne purent atterrir sur la lune

(…) J’ai donc imaginé, en utilisant le procédé de Jules Verne (canon et fusée), d’atteindre la lune, de façon à pouvoir composer nombre d’originales et amusantes images féériques au-dehors et à l’intérieur de la lune et de montrer quelques monstres, habitants de la lune, en ajoutant un ou deux effets artistiques (les femmes représentant les étoiles, les comètes,… effet de neige, fond marin) », dira Georges Méliès en 1933. Sur le sujet voir Malthête-Méliès Madeleine, Méliès l’enchanteur, op.cit, p.267 et Duval G., Wemaere S., La couleur retrouvée du Voyage dans la Lune de Georges Méliès, Paris : Capricci, 2011.

l’obus du film destiné au voyage spatial et les télescopes omniprésents dans la première scène48. Ils sont émerveillés par cette technologie qui leur fait

atteindre des mondes demeurés invisibles jusqu’alors et découvrir finalement, avec les héros de Méliès, un paysage sélénite pittoresque illuminé d’un Clair de Terre romantique49. Enfin, durant les quinze minutes

du film, le réalisateur parvient à mettre en scène tous les protagonistes ayant marqué la grande époque de la vulgarisation moderne en France. Son public les reconnaît sans difficulté et s’en moque avec lui. L’Astronomic Club de la première scène évoque par exemple la Société Astronomique de France fondée par Camille Flammarion (1842-1925) en 1887, qui rassemble vulgarisateurs et amateurs autour d’une astronomie mondaine et anti- institutionnelle aux allures de gai-savoir. Méliès en coiffe les « éminents scientifiques » de perruques académiciennes si mal ajustées qu’elles les parodient plus qu’elles ne les valorisent. Leurs tenues, complétées de chapeaux pointus et de grandes robes marquées des signes du Zodiac, évoquent Merlin l’enchanteur plus que Kepler ou Galilée, tandis que leurs grooms portent de trop larges collerettes qui leur donnent des allures de Pierrots tout droit échappés d’une comédie italienne. La science est dépeinte comme une tartuferie et l’enthousiasme des pseudo-savants confine à une hystérie de carnaval. Ce goût populaire pour les figures astronomiques et la jouissance d’en ricaner ou d’en caricaturer les attributs se retrouvera pendant plusieurs décennies au cœur des défilés de rue et des parades publiques excitant les foules50. Le film est aussi pour Méliès

l’occasion de parodier les personnalités échauffées des « président[s] et membres du bureau » dont les désaccords alimentent la presse d’alors51, ou

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51 Le Président de l’Astronomic Club jettant ses notes sur son collègue qui le contredit parodie les égos savants de l’époque. Le champ lexical utilisé par Méliès pour décrire les membres du « Bureau » peut évoquer le Bureau des Longitudes fondé en 1795 sur le

encore de tourner en ridicule l’excès d’idolâtrie et le folklore qui entourent leurs découvertes. Les savants revenus de la Lune sont accueillis en héros ; l’engin mécanique qui les a portés jusqu’aux terres sélénites est couronné de lauriers, et une statue est même érigée à la gloire du Président de l’Astronomic Club qui y figure en gloire, terrassant la Lune à la manière d’un Saint Georges victorieux du dragon52. Le réalisateur dépeint une

époque qui a fait de la science sa nouvelle idole. Pourtant, au-delà de la satire, Le voyage dans la Lune évoque la dimension sociale et culturelle qui commence à entourer le monde savant et, en particulier, l’astronomie. En représentant cette foule qui acclame le départ des savants-héros, il montre que les évènements scientifiques sont devenus des rassemblements populaires et que le Progrès en est le centre53. Le voyage dans les Lune est une

mise en scène complète de la culture visuelle des décennies qui le précèdent et son succès confirme la nécessité d’en analyser les motifs.

modèle anglais du Board of Longitude. Ce dernier est d’abord chargé de la rédaction de la Connaissance des Temps et du perfectionnement des tables astronomiques. L’Observatoire de Paris est sous son autorité. Depuis 1854, il a également la charge des grandes expéditions scientiques auquelles Méliès fait référence en mettant en scène un voyage vers la lune. Par ailleurs, certaines mésententes professionnelles de l’Observatoire de Paris furent rendues publiques comme celles de Camille Flammarion avec Urbain Le Verrier, directeur de l’Observatoire de Paris entre 1854 et 1870. Sous son mandat, plus de soixante astronomes démissionnent avant que lui-même ne soit finalement déchu de ses fonctions. Camille Flammarion mènera une longue campagne médiatique contre lui, notamment dans la revue Siècle où, entre février 1866 et février 1870, il consacre une chronique intitulée « Le dossier Le Verrier ».

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