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Je réunis sous l’expression résistance de la matérialité ce qui rend sensible, dans ces productions, les rouages et modes de fonctionnement des différentes médialités convoquées. Ce qui vient faire écran, empêcher, embrouiller ou épaissir le récit par une insistance sur les formes de transmission de l’information et de l’expérience et sur ce qui les conditionne même au-delà de leur qualité physique. C’est-à-dire que la matérialité de la médiation englobe et dépasse ses aspects résolument techniques et préhensibles pour s’étendre à ses conditions d’existence, de fonctionnement et de légitimation en tant qu’elles résultent d’une forme d’action qu’elles engendrent également. Voilà qui justifie que l’on puisse analyser la relation entre écriture et photographie dans Dora Bruder, par exemple, bien que la manifestation du fait photographique passe exclusivement par le texte. Pour expliciter cette conception légèrement déplacée de la matérialité (émancipée de l’objet physique et technique), les propos que formule Serge Bouchardon à partir d’une étude de la littérature numérique sont éclairants.

En 2008, il publie Le récit littéraire interactif : une esthétique de la matérialité, où il analyse « comment le récit négocie avec les contraintes du support numérique » (2008, p. 135). Il rend ainsi compte de la tendance de la littérature interactive à explorer et exploiter les enjeux matériels liés aux technologies numériques dans ce qu’il définit comme une esthétique de la

matérialité, qui « peut être manifeste à trois niveaux : matérialité du texte, de l’interface et du

support » (2008, p. 136). Au moment de cette publication, Bouchardon mobilise une conception encore assez classique de ce que l’on peut entendre par « matérialité », c’est-à-dire qu’il analyse la manipulation du texte, de l’interface et du support en tant qu’ils sont des éléments concrètement matériels, tangibles, réifiés. Toutefois, dans un livre ultérieur paru en 2014 (tiré de son HDR), un glissement s’opère d’une conception de la matérialité comme technique vers une matérialité comprise comme forme d’action : « À la suite de Bruno Bachimont, on peut proposer une définition du "matériel" comme étant ce qui est du domaine de l’effectif (ce qui agit) » (2014, p. 186). Il ajoute : « La matière peut également être considérée comme ce qui résiste, ce qui oppose une effectivité à nos actions et intentions » (2014, p. 187, je souligne). Ainsi découvre-t-on une « conception de la matérialité moins fondée sur la perception que sur l’action » (2014, p. 188), opérant en quelque sorte un passage du technique et du perceptif au performatif, à ce qui est de l’ordre du faire. En d’autres mots, en ajoutant à la technique le paramètre de l’action, la matérialité de la médiation se déplace de la technicité du medium vers son effectivité, vers sa performativité, tout en s’élargissant vers un plus complexe système de valeurs qui contribuent à cette force d’action. On poursuit ainsi le glissement déjà initié d’une conception où la médiation est en

référence au réel pour aller vers l’idée qu’elle participe plutôt, par son effectivité, à la création

Il est intéressant d’adjoindre, à cette dimension active de la matérialité, les propositions de Hans Ulrich Gumbrecht, figure importante de ce que l’on pourrait qualifier de résurgence de la matérialité de la médiation – après que les sciences humaines aient longtemps évolué dans une « culture de l’interprétation » (Gumbrecht 2010, p. 25). À partir du moment où cet auteur prend part à un mouvement intellectuel qui a « cessé de croire qu’un complexe signifiant était indépendant de sa médialité, qu’il restait identique quel que fût son mode de transmission » (2010, p. 31), il s’intéresse plus spécifiquement aux matérialités de la communication, qu’il définit comme « tous les phénomènes et les conditions qui contribuent à la production d’une signification, sans constituer eux-mêmes cette signification » (2010, p. 26). Pour cet auteur aussi, la matérialité offre une forme de résistance : résistance à cette culture de l’interprétation qui, comme la plupart des critiques de Perec, Modiano et Nolan dont il a plus tôt été question, a tendance à traverser la matérialité qu’elle rend, dans le même mouvement, transparente.

Un effet de présence?

Cherchant à rendre compte des effets de la matérialité de la communication, Gumbrecht en vient à proposer les termes de « production de présence » et « d’effet de présence ». On peut toutefois considérer ces termes comme problématiques dans la mesure où la polysémie de « présence » induit une confusion – avec les théories de la représentation, notamment – et qu’ils permettent difficilement de rendre compte des problèmes spécifiques de la médiation, puisque « tous les objets disponibles dans la "présence" [sont] appelés "choses du monde" » (2010, p. 10), plaçant ainsi un trop grand nombre de donnés sur un même plan. Il semble par contre que l’effet de présence auquel Gumbrecht fait référence, appliqué plus spécifiquement à la médiation, peut justement être compris comme cette forme de résistance de la matérialité

dans un processus de (re)médiation. À partir de l’exemple du rythme, de l’allitération, du vers et de la strophe de la poésie, l’auteur suppose que « les formes poétiques, au lieu d’être subordonnées à la signification, peuvent elles-mêmes se trouver en situation de tension, prises structurellement dans un mouvement d’oscillation avec la signification, [s’avérant] un point de départ prometteur quant à une refonte conceptuelle générale de la relation entre les effets de signification et les effets de présence » (2010, p. 41). Il importe également de préciser que c’est à partir de l’expression « production de présence » qu’il souligne le fait important que « l’effet de tangibilité provenant des matérialités de la communication est également un effet constamment en mouvement. En d’autres termes, parler de "production de présence" implique que l’effet (spatial) de tangibilité provenant des médias de communication est sujet, dans l’espace, à des mouvements de rapprochement ou d’éloignement de plus ou moins grande intensité » (2010, p. 39). Ces derniers points sont particulièrement intéressants pour penser le phénomène formel auquel cette thèse s’intéresse dans la mesure où les relations intermédiales, dans une œuvre, rendent sensible la résistance de matérialités qui n’appartiennent pas à ce qui est, a priori, la structure – livresque ou filmique – dominante. Cela vient ajouter un degré de complexité supplémentaire à l’effet de tangibilité dont parle Gumbrecht en posant davantage problème à l’activité de réception. Pour mieux comprendre les enjeux impliqués par la résistance de la matérialité dans les productions de Perec, Modiano et Nolan, il est possible de dire que les effets de présence et de tangibilité de plusieurs médialités complexifient l’activité d’interprétation et provoquent un effet d’estrangement ou de défamiliarisation signifiant pour l’analyse. Ce dernier aspect mérite dès lors une explication plus approfondie.