• Aucun résultat trouvé

Prétexte pour un état de la question théorique

Il semble que la littérature critique portant sur les textes et film ici étudiés ait composé avec ce que j’identifie comme une résistance de la matérialité de la médiation en la dissolvant dans le

procès d’interprétation, alors qu’il s’avère intéressant, au contraire, de s’arrêter précisément

sur ces éléments en tant qu’ils devraient eux aussi être inclus dans l’activité d’interprétation. Pour ce faire, il faut d’abord reconnaitre que des relations intermédiales puissent avoir lieu dans un seul texte ou dans un seul film, ce qui est effectivement de plus en plus reconnu au sein des études intermédiales. Toutefois, plusieurs auteurs soulignent qu’il n’existe pas de critère raisonnable pour déterminer hors de tout doute qu’un effet relève expressément d’un procédé intermédial ou non. Comme le souligne Brosch, « intermedial references may have been intended by an author, but readers can fail to recognize it » (2015, p. 356), et l’inverse est également envisageable : un lecteur peut parler de sa perception d’un « effet-cinéma » qu’un auteur n’aurait pas prévu. Le degré de pertinence pose aussi problème : est-ce que la présence d’une peinture dans un film ou du mot « peinture » dans un livre est suffisant pour instiguer une analyse intermédiale? Un début de solution à ce problème pourrait justement être trouvé du côté de la défamiliarisation, dont les préceptes se retrouvent dans plusieurs textes traitant de ce sujet – sans que le terme n’ait toutefois fait l’objet d’observations détaillées. C’est donc ce qui sera discuté ici, après une brève présentation de l’état de la recherche en ce qui concerne l’intermédialité thématique et stylistique (selon l’expression de Renate Brosch 2015).

Les travaux qui se sont penchés sur l’intermédialité d’une production unique ont donné lieu à nombre de propositions terminologiques, dont certaines ont davantage fait école. Werner Wolf a été l’un des pionniers de la théorisation des relations intermédiales qui peuvent prendre forme dans une production à matérialité (technique) unique en proposant l’expression « intermédialité intracompositionnelle », qui serait une forme d’intermédialité « indirecte » – par opposition à une intermédialité de forme directe à laquelle plusieurs médias clairement définis participeraient (1999, p. 36-3835

). Prenant appui sur les travaux de ce dernier auteur, Irina O. Rajewsky a ensuite introduit la notion de références intermédiales qui, depuis sa première occurrence en langue allemande en 200236

, a été reprise dans un nombre élevé d’études qui se consacrent aux moments où un « given media-product thematizes, evokes, or imitates elements or structures of another, conventionally distinct medium through the use of its own media-specific means » (Rajewsky 2005, p. 52). À ces propositions qui supposent que les différents arts et médias peuvent imiter37

les caractéristiques les uns des autres s’ajoutent des perspectives qui s’appuient davantage sur l’idée de migration, exemplifiées notamment par Lars Elleström qui a entrepris, dans Media Transformation. The Transfer of Media

Characteristics Among Media, de créer un modèle théorique détaillé pour rendre compte de

différents phénomènes de transfert entre « media products, media types, and media traits » (2014, p.3). La différence entre les deux types d’approches est principalement d’ordre temporel : alors que les premières, dans une perspective synchronique, s’intéressent au résultat de l’interaction intermédiale en tant qu’elle suppose un degré plus ou moins élevé de

35

Les expressions originales sont : « intracompositional intermediality », « covert/indirect » et « overt/direct » (1999, p. 36-38, mes traductions).

36

Voir Irina O. Rajewsky, Intermedialität, Tübingen, Francke, 2002. 37

Par souci de précision, notons que chez Rajewsky, le terme d’imitation n’est pas à entendre au sens de mimesis. Il se rapproche plutôt du sens littéral de la simulation, c’est-à-dire « mathematical simulation processes » (Rajewsky 2005, p. 53).

coprésence, Elleström s’inscrit résolument dans une perspective diachronique en présumant un « temporal gap » (2014, p. 3) entre les termes mis en relation.

Malgré cette divergence de points de vue, il est intéressant de noter que les phénomènes de transfert ou d’imitation sont présentés comme posant des problèmes au niveau cognitif. Werner Wolf parle par exemple de « "defamiliarized framing" as a deviant concept that defies the expectations of cognitive orientation » (2006, cité dans Meyer 2015), alors qu’Elleström cherche à expliquer « what happens when cognitive import is changed or corrupted during transfer among different types of media » (2014, p. 5). Dans les deux cas, on voit que les relations intermédiales, dans une production précise, en bloquent la réception automatique pour attirer l’attention sur ce qui oppose une résistance, sur l’élément singulier parmi les codes naturalisés.

Selon l’une des hypothèses qui sous-tend ce chapitre et qui pose la matérialité de la médiation comme ce qui produit une résistance dans le procès énonciatif des œuvres du corpus, il semble que l’on puisse dire que le phénomène perceptif induit par cette résistance, de par les problèmes qu’il pose au point de vue cognitif, corresponde effectivement à une forme de défamiliarisation. Ce terme est à entendre comme voisin de « singularisation38 », au sens proposé par Victor Chklovsky dans L’art comme procédé : « le procédé de l’art est le procédé de singularisation des objets et le procédé qui consiste à obscurcir la forme, à augmenter la difficulté et la durée de la perception » (1965, p. 83). En ce sens, la défamiliarisation, non loin de la distanciation brechtienne39

, éloigne les objets de leur perception automatisée pour en

38

Il ne s’agit pas, entre « défamiliarisation » et « singularisation », d’une relation synonymique, mais de deux possibles traductions du terme « ostranénie » (остранение). 39

À ce sujet, Viva Paci souligne que « le terme ostranénie, de Chklovski, traduit le plus souvent en français par singularisation, parfois aussi par distanciation, défamiliarisation, et

intensifier la vision – terme que Chklovsky pose en opposition à la reconnaissance automatique et familière des objets de la communication quotidienne et prosaïque.

D’autres théoriciens du champ intermédial ont également souligné les effets défamiliarisants des références intermédiales – ou de ce que Renate Brosch qualifie de « thematic and stylistic intermediality » (2015, p. 354) –, et ce, que leurs travaux se situent dans la perspective de la migration (transfert) ou dans celle de l’imitation. Renate Brosch jette une intéressante lumière sur la notion de défamiliarisation en faisant voir qu’elle relève à la fois du procédé et de l’effet. Elle parle par exemple d’un livre qui provoque un « frontal assault on Hollywood’s dream factory, achieved by defamiliarizing the remembered experience of films » (2015, p. 355, je souligne), supposant ainsi que la défamiliarisation concerne une action de distorsion que l’on peut avoir sur un objet qui, dans le cas cité, est un ensemble d’œuvres cinématographiques. La défamiliarisation, chez Brosch, est ensuite légèrement déplacée vers l’expérience de lecture, lorsque l’auteure suppose que les procédés mis en œuvre « make for an estrangement40

or alienation in the reading experience » (2015, p. 355), avant de passer plus explicitement du côté de l’effet de lecture dans la conclusion, où il est exposé que la migration ou l’imitation d’une médialité dans une autre « achieves defamiliarizing effects » (2015, p. 357). Cette oscillation entre le procédé et l’effet se retrouve également chez Viva Paci qui explique, toujours au sujet de la défamiliarisation chklovskienne, que l’on peut « agrandir, ralentir, fragmenter, détailler, projeter, mettre à nu la matière et le temps (donc les structures) qui soutiennent les choses, en éloignant ainsi les choses de la perception automatisée » (2012, p. 55, l’auteure souligne). On remarque donc que l’oscillation qui a lieu dans le texte de plus rarement par estrangement, rejoint […] les possibles traductions courantes du

verfremdung brechtien » (2012, p. 72). Les propositions de ces deux auteurs diffèrent par

contre dans leurs visées politiques. 40

Brosch est à interpréter en tant qu’elle est le signe que la défamiliarisation, n’étant l’apanage ni de la production, ni de la réception, relève déjà de l’interaction.

C’est donc dans une dynamique essentiellement relationnelle que doit se penser la défamiliarisation. Les propos que Marie-Pascale Huglo formule à partir de Nina Perivolaropoulou sont, à ce sujet, éclairants : « en se déplaçant, certaines modalités apparaissent, elles deviennent visibles sitôt qu’elles sortent de l’évidence de leur milieu d’émergence et de diffusion. Cette possibilité de libérer notre perception et de rendre les choses à nouveau sensibles rappelle les idées de Viktor Chklovski sur l’art comme procédé et sur l’estrangement » (Huglo 2007, p. 30). C’est donc en étant extraites du milieu auquel on les rattache habituellement et conventionnellement pour mieux entrer en relation – pour ne pas dire en collision – avec d’autres éléments d’une production donnée que les modalités (les

modes d’apparition, selon la terminologie qu’utilise Huglo) en migration deviennent

manifestes. L’estrangement qui nait du contact – du choc, du montage, de l’agencement – entre les forces manifestes n’est pas sans conséquences en ce qui concerne l’existence et le discours sur les frontières médiatiques pour lesquelles, on le verra, ces heurts dans la relation s’avèrent capitaux. C’est effectivement en portant attention à ces relations en tant qu’elles

produisent un discours sur la (re)médiation que l’on peut davantage en mesurer l’effectivité

(voire la performativité).

Notons qu’au fil des pages, « défamiliarisation » et « singularisation » seront des notions liées, mais distinguées : la défamiliarisation sera davantage comprise dans une logique formelle en tant qu’elle est la cause de ce dont la singularisation est l’effet, soit le processus de création de l’identité dynamique des objets du monde. En cela, défamiliarisation et singularisation distinguent deux aspects que Chklovsky recoupe sous le terme unique « остранение ».

C’est ainsi que se conçoit l’une des fonctions heuristiques de la défamiliarisation, lorsqu’elle émane de la résistance de la matérialité de médiations mises en relation dans une œuvre (quelle qu’en soit la médialité) : la désautomatisation de la réception rend possible non seulement la reconnaissance des mécanismes de médiation, mais également les discours qui les portent, les accompagnent et les singularisent (en produisent une identité). Ces dernières propositions, lourdes de significations, feront plus précisément l’objet des prochaines sections, mais il importe de noter dès maintenant que ces arguments sont formulés dans une perspective qui nécessite d’aborder le phénomène formel et thématique dont il est ici question autrement que dans un paradigme représentationnel. Je suis en cela la réflexion que Jens Schröter formule à propos de ce type de relations intermédiales :

one would obstruct an interesting perspective if […] one were to skip representation. What I mean is that if photography can point or relate to a written text we are already dealing with a relation between two media. One medium refers to another and thereby it can comment on the represented medium, which would allow making interesting inferences to the « self-conception » of the representing medium. And it can also represent the represented medium in such a way that its everyday, "normal" states of being are defamiliarized or, as it were, transformed. […] This means that we are already on the [side] that I designate ontological intermediality (2011, p. 5, je souligne).

Ainsi sortons-nous, avec Schröter, d’une logique sémiotique de la référence – telle que mise de l’avant dans les discours de Werner Wolf et d’Irina O. Rajewsky, par exemple – pour aller vers la question du devenir des médialités, entendant qu’elles ne sont pas indépendantes des discours qui les entourent et les traversent. Dans quelle logique sommes-nous alors, s’il n’est question ni strictement d’imitation, ni de transfert, ni de représentation?