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Précisons à nouveau les éléments de la genèse (par ailleurs bien connue) de Dora Bruder (1997). En 1988, en feuilletant un journal français datant de l’Occupation pour s’imprégner du climat et de l’ambiance de cette période – qui sert souvent de décor à son œuvre –, Patrick Modiano est frappé par l’avis de recherche d’une adolescente juive, Dora Bruder, dont il voit alors le nom pour la première fois. L’auteur a raconté cette prémisse en entrevue à quelques reprises après la parution du livre, mais c’est également par là que le livre commence :

Il y a huit ans, dans un vieux journal, Paris-Soir, qui datait du 31 décembre 1941, je suis tombé à la page trois sur une rubrique : « D’hier à aujourd’hui ». Au bas de celle-ci, j’ai lu :

« PARIS

On recherche une jeune fille, Dora Bruder, 15 ans, 1 m 55, visage ovale, yeux gris- marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux, jupe et chapeau bleu marine, chaussures sport marron. Adresser toutes indications à M. et Mme Bruder, 41 boulevard Ornano, Paris. » (DB, p. 7).

La fascination et le sentiment de vide éprouvés par Modiano à la suite de la lecture de cet avis de recherche, auquel il n’a « cessé [de] penser pendant des mois et des mois » (DB, p. 53), ont engendré deux entreprises d’écriture différentes. De la première est issu un roman, Voyage de

noces (VN 1990), très librement inspiré de l’avis du Paris-Soir. On y retrouve une adolescente

de l’âge de Dora Bruder, Ingrid Teyrsen, qui habite le boulevard Ornano et qui fait une fugue au début des années 1940. Modiano dessine à travers Ingrid une identité et une trajectoire qui auraient pu correspondre à celles de Dora, dont il ne connait encore presque rien, pas même la date et le lieu de naissance. La deuxième démarche d’écriture, celle de Dora Bruder, s’achève sept ans plus tard et entretient une relation beaucoup plus étroite avec la réalité : élaborée dans le mouvement d’une quête archivistique réelle, il ne s’agit plus, à proprement parler, d’une

brouiller le seuil entre ce qui pourrait constituer une diégèse et ce qui lui serait extérieur. Les deux démarches correspondent en cela à deux mouvements distincts de réponse à la disparition telle qu’elle est impliquée par l’avis de recherche de Dora Bruder découvert en 1988. Si le « dispositif Voyage de noces – Dora Bruder » a pu être étudié pour dégager les enjeux que l’un permet de mettre en évidence à propos de l’autre et vice-versa59

, il semble que la relation entre l’écriture et la disparition en tant que telle est une piste qui reste à explorer. Plutôt que la façon dont se dessine le motif de la disparition à proprement parler, rendu de façon assez explicite par l’importance de l’avis de recherche initial, c’est son implication par rapport à la motivation du geste d’écriture et aux potentialités du récit qui sera ici réfléchi.

La comparaison de Dora Bruder à Voyage de noces fait effectivement ressortir que le problème de la disparition, dans le livre de 1997, n’induit pas les mêmes rapports aux personnages et à la narration que dans la plupart des autres romans de l’auteur. Le récit fictif de Voyage de noces fait de la disparition l’un des évènements déclencheurs de l’histoire de la jeune Ingrid, qui décide de ne pas rentrer chez elle un soir de 1941, puis de celle de Jean, narrateur emblématique des récits modianiens qui, deux décennies après avoir croisé la route d’Ingrid devenue adulte, fuit lui aussi son lieu de résidence pour retracer des parties de la vie de cette dernière. Ingrid et Jean revêtent tous deux les traits du « personnage modianien [qui] disparaît parfois pour s’éviter de graves ennuis [ou qui] éprouve un désir très fort de disparaitre à une certaine vie pour ensuite réapparaitre dans une autre » (Lecaudé 2007, p. 239). La disparition ici traitée comme un évènement ayant lieu dans le fil du récit a donc un avant et un après bien définis, et bien qu’elle détermine la trajectoire des personnages, elle ne problématise à aucun moment leur existence en tant que telle. Ils continuent d’agir ou de se

59 Voir Michaël Sheringham, « Le dispositif Voyage de noces – Dora Bruder », in Roger-Yves Roche (dir.), Lectures de Modiano, Nantes, Éditions Céciles Defaut, 2009, p. 243-266.

manifester au sein du récit, notamment. Ils ne font souvent que changer de lieu, d’identité ou de motivation, sans que leur position relative ne vienne tout à fait miner la possibilité d’une narration au passé. Le personnage d’Ingrid, d’abord conçu par Modiano comme une stratégie de remise au monde de Dora, évolue en ce sens en miroir de cette dernière : sa fugue et sa mort sont mises en récit, alors que ce sont précisément ces éléments qui demeurent inaccessibles et impénétrables – en perpétuel questionnement – chez Dora Bruder.

La démarche qui a d’abord mené à Voyage de noces illustre bien la dynamique relationnelle entre la disparition et l’imaginaire telle que la développe Santini : « [l]a disparition d’un corps solide ou d’une chose physique a toujours une suite, comme si elle était le point de départ d’une histoire. En fait, cette dynamique est très simple : tout élément qui disparait fait place à l’imaginaire » (2007, p. 35). C’est effectivement par le biais d’un imaginaire incarné dans la fiction romanesque que Modiano tente d’abord de combler le manque que sa lecture de l’avis de recherche provoque, sans que l’écriture de Voyage de noces ne permette toutefois à l’auteur de « se rapproch[er] d’elle [Dora Bruder], dans l’espace et le temps » (DB, p. 54). Ainsi la mise en récit d’une disparition a rendu possible l’écriture d’un roman qui s’inscrit en continuité avec le restant de l’œuvre de l’auteur, mais la création des éléments fictionnels a plutôt eu pour effet de bloquer l’immédiateté du contact avec la jeune fugueuse vers lequel l’auteur tendait avec « l’écriture du roman [qui] devait avoir en quelque sorte une dimension performative » (Sheringham 2009, p. 259). Le nom Dora Bruder a conservé l’opacité d’un signifiant déboussolé, ne pointant vers rien ni personne.

Entre l’écriture de Voyage de noces et celle de Dora Bruder survient par contre une importante remise en question de l’écrivain, dont il fait part en 1994 dans un article de

littérature ». Sans verser dans l’analyse psychologique, il semble que le fait que l’écrivain, qui occupe lui-même un rôle important dans Dora Bruder, ait commencé à « remettre en cause le statut de la fiction romanesque [et à se poser] la question du rôle du roman » (Amar 2011, p. 351) pendant la rédaction du livre soit signifiant. Ceci pour penser la relation entre l’acte de médiation et la médialité des « normes littéraires préconçues » (2011, p. 351), qui se voient alors questionnées par l’auteur. De 1990 à 1997, on passe de l’imaginaire à la quête documentaire, de la narration à l’agencement.

Mais agencement de quoi, exactement? De plans, de lettres, de fiches, de plaques d’immatriculation, de photographies, de romans a priori sans relation directe avec Dora Bruder avant que les gestes de remédiation de Modiano ne viennent les suturer. S’il était déjà possible de reconnaitre, selon Sheringham, une visée performative au roman Voyage de noces, il semble que cette performativité soit finalement exacerbée dans Dora Bruder : l’écriture revêt cette fois une force d’action performancielle en se plaçant du côté des « real-time, dynamic processes over static objects or representations» (Salter 2010, p. xxiii). Une écriture qui se fond dans une quête double : d’une part dans la recherche de Dora Bruder, qui n’a pas uniquement lieu dans les établissements où se trouvent les archives mais aussi dans le geste d’écriture qui organise, découpe, agence et fouille ainsi les documents en les exposant et en se réfléchissant lui-même, et d’autre part dans la quête de légitimation d’une écriture capable de déjouer les normes préconçues de la fiction romanesque. Ainsi la disparition et le désir qu’elle entraine font de l’écriture un lieu ouvert, espace d’action et d’interaction plutôt que de narration. Ce qui se trouve alors mis en œuvre est un geste d’écriture qui ouvre sans cesse vers l’extérieur tout en exposant son propre devenir, traduisant une impossibilité de faire œuvre, et qui place le travail de l’écriture dans une logique de la performance. Modiano détourne ainsi

l’opposition entre l’œuvre et le document, selon laquelle « l’œuvre suppose une autonomie, une autosuffisance, relativisée par le contexte, le document n’est jamais suffisant ni fermé sur lui-même » (Chevrier et Roussin dans Zenetti 2012, p. 31). Dora Bruder vient effectivement s’agencer avec les documents qui y sont remédiés en mettant en évidence sa propre impossibilité à tout révéler, son incomplétude et, surtout, son aspect processuel et inachevé – toujours ouvert à de potentielles nouvelles informations. Aussi Modiano ne se présente-t-il pas comme un « gardien de la mémoire » (Schulte Nordholt 2011, p. 524), mais comme l’acteur d’une quête et d’une construction performative de la mémoire, qui ne peuvent admettre de finalité. Le livre est, en même temps que la quête elle-même, l’agenda d’une recherche en devenir qui se manifeste sous le mode du « un jour je », réitéré dans les premières pages du texte (« Un jour, j’irai à Sevran » [DB, p. 19] « Un jour, j’irai. Mais j’hésite. » [DB, p. 14] « Un jour, je retournerai à Vienne » [DB, p. 22]), ainsi qu’un lieu de questionnements, tant sur les données recherchées que, de façon peut-être plus importante, sur la méta-question que ces questionnements amènent : « comment savoir? » (DB, p. 22).

À l’instar du Cabinet d’amateur mais dans une strate ontologique distincte, c’est notamment le statut originel de Dora Bruder comme référent extérieur qui est ici mis à mal, contribuant encore une fois à miner la logique de la représentation et une certaine conception de la médiation qui, telle une fenêtre, constituerait un lieu de passage vers le référent. On ne tend pas davantage vers Dora Bruder qu’on ne tend vers une finalité, impossible à articuler. Le geste d’écriture de Modiano, positionné hors du genre narratif du récit de fiction, vient non pas représenter dans un après-coup, mais se greffer et s’agencer au réseau d’archives disloquées et relocalisées dans le mouvement même où il l’expose, produisant ainsi un discours performatif sur les dispositifs qu’il déconstruit – incluant sa propre écriture – ou, du moins, dont il dévoile

(ou occulte) certains rouages et modes de fonctionnement. De Voyage de noces à Dora Bruder a donc lieu une forme d’anachronisation signifiante. D’une narration convenue où Ingrid est dans un premier temps, disparait dans un deuxième, réapparait ensuite autrement avant de finalement se suicider plusieurs années plus tard – même si ces éléments ne sont pas nécessairement présentés dans cet ordre –, on passe à une déconstruction de cette linéarité naturalisée qui suppose qu’il faille d’abord être pour disparaitre. Pour Modiano, Dora Bruder disparait plutôt avant même d’avoir été et c’est précisément sa disparition qui la fait exister, malgré les aspects problématiques de cette existence.

L’écriture entretient ainsi une relation différente avec le motif de la disparition que celle qui est normalement à l’œuvre dans les romans de fiction modianiens. Il n’y a pas de récit possible pour la disparition de Dora, qui n’a pas plus de fin qu’elle n’a d’origine, pas davantage d’avant que d’après, tout comme il n’y a pas d’origine à la quête de Modiano, qui réécrit sa propre mémoire pour être déjà, en 1965, « sur la trace de Dora Bruder et de ses parents. Ils étaient déjà là, en filigrane » (DB, p. 11). Ou encore, pour justifier une « impression de marcher sur les traces de quelqu’un » (DB, p. 49) ressentie en 1971. C’est effectivement une toute autre forme de relation à la mémoire qui est mise en œuvre par le passage de la narration à une poétique de la remédiation : plutôt que sur le mode du souvenir au passé et d’une narration tendant vers le biographique, l’agencement intermédial qui constitue Dora Bruder est de l’ordre de la remembrance, dans le sens d’un remembrement aux aspects cubistes toujours à créer plutôt que d’un souvenir à retrouver. On verra, plus loin, les implications éthiques que cela peut engendrer par rapport aux gestes de remédiation.