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il voulait lui démontrer que derrière la page écrite, il y a le néant; que le monde existe seulement comme artifice, fiction, malentendu, mensonge.

il n’y a pas de certitude hors de la falsifiation.

– Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un

voyageur

The Prestige et Un cabinet d’amateur se closent tous deux sur une adresse plus ou moins

directe au destinataire réfléchissant le processus de lecture/spectature fictionnelle. « But of course, you’re not really looking. You don’t really want to work it out. You want to be… fooled », nous dit l’ingénieur Cutter, insistant ainsi sur l’isomorphisme entre le public du film et celui du spectacle de prestidigitation73

. Le texte de Perec se clôt pour sa part sur une double révélation liée par une comparaison étonnante entre deux régimes du « faux » : « Des vérifications entreprises avec diligence ne tardèrent pas à démontrer qu’en effet la plupart des tableaux de la collection Raffke étaient faux, comme sont faux la plupart des détails de ce

récit fictif » (UCA, p. 84, je souligne), révélant au lecteur la double entreprise de

« falsification » : celle qui est menée par les personnages faussaires, et l’autre, par le narrateur. L’étonnant de la comparaison vient ici du fait que si les tableaux de la diégèse et les détails du récit sont effectivement faux, ils le sont par réponse à des mouvements opposés : les tableaux sont « faux » parce qu’ils n’ont pas été inventés (ce sont, pour la plupart, des copies, dont l’origine est détournée), tandis que les détails du récit sont « faux » précisément parce qu’ils le sont, inventés. La relation de comparaison qui coordonne les deux niveaux de la phrase finale

73

Cet isomorphisme entre la position spectatorielle devant ce qui relève de la prestidigitation et la posture du public devant les actes de représentation ou de fiction étant par ailleurs un

d’Un cabinet d’amateur cache donc davantage une opposition entre un faux destructeur (la copie en peinture) et un faux créateur (la fiction), illustrant en cela l’aspect souvent déformant – voire renversant – des jeux de miroir chez Perec.

L’isotopie du faux chez cet auteur est loin d’être univoque. On pourrait au besoin dire qu’il y a, dans l’œuvre de Perec et dans Un cabinet d’amateur en particulier, du faux faux, du vrai vrai, du faux vrai, du vrai faux, bref, de quoi s’amuser indéfiniment dans un carré sémiotique formé de ces contraires et contradictoires. Toutefois, lorsque l’on porte attention aux processus de mystification mis en place par et dans le texte (le collectionneur Raffke désirant « mystifier à son tour les collectionneurs, les experts et les marchands de tableaux » [UCA, p. 83] et le narrateur multipliant les procédés de remédiation pour rendre crédibles ses propos fictifs), on remarque que le jeu n’est pas seulement bâti autour du vrai et du faux en tant que pôles mutuellement exclusifs, mais autour des paramètres de l’authenticité : le vrai, oui, mais également le pur et l’unique, et ce, par rapport au fantasme d’une origine qui se trouverait

avant ou hors de la transformation – ou plus précisément, dans ce contexte, de la

(re)médiation.

L’authenticité apparait également comme un lieu de désir engendré par les enjeux de la performance et des mécanismes de l’illusion dans The Prestige. Les personnages – principaux et féminins – cherchent à discerner l’identité « réelle » des deux protagonistes, tentent de relier ce qui les anime à une force d’intériorité qui serait, enfin, le lieu de leur sincérité. Si le spectateur croit d’abord qu’il en sait davantage que les personnages grâce aux révélations contenues dans les carnets de notes des magiciens, ce n’est que tromperie de la narration (falsifiante) qui, à la manière de celle d’Un cabinet d’amateur – avec des procédés différents –, étend la mystification au contexte extra-diégétique. Dans les deux œuvres, le

pacte implicite d’authenticité du biographique se voit exploité pour accentuer les écarts entre les éléments fantasmés du réel et leur invention par l’écriture.

Plutôt que l’opposition vrai-faux qui semble a priori sous-tendre la mystification perecquienne, ce sont les registres du secret, du mensonge et de l’illusion qui, dans The

Prestige, se voient confrontés au fantasme d’authenticité. Dans les deux cas, ce fantasme

apparait comme une modalité du désir d’immédiateté – qui a plus tôt été traité dans sa relation à la disparition. Désir d’immédiateté d’une origine et d’un « noyau essentiel » (core) qui seraient, rappelons-le, purs, uniques et vrais. Selon les travaux que Christoph Zeller consacre à Walter Benjamin, effectivement, « unity, purity, truth and originality [are the] attributes of an underlying concept of authenticity » (2012, p. 71). La dynamique des œuvres m’amène toutefois à déplacer l’originalité comme qualité pour en faire le substantif vers lequel pointent les trois autres : le vrai, le pur et l’unique s’agencent ainsi pour pointer l’idée construite d’une origine – pure, unique, vraie, mais surtout, immédiate (avant/hors de la médiation). « Mediated

immediacy » étant d’ailleurs ce que Zeller considère comme la définition même de

l’authenticité (2012, p. 74). La question posée, dans les deux productions, est non seulement celle de savoir s’il existe quelque chose d’original ou d’originel, mais celle, également, de trouver le chemin qui mènerait vers l’origine. Les chemins tracés étant nécessairement hypermédiats, ce sont leur performativité, finalement, qui construit les coordonnées arbitraires de l’origine.

Devant ce fantasme de l’origine, Georges Perec et Christopher Nolan opposent l’idée que la seule authenticité se trouve dans l’explicitement inauthentique – qui rejoint, d’une certaine manière, l’essentiellement hypermédiat. Les lieux de cette authentique inauthenticité correspondraient à la copie affichée pour Un cabinet d’amateur et au régime de l’illusion pour

The Prestige. De ce point de vue, les processus de mystification dans les deux œuvres ne

consistent pas à proprement parler à faire passer du faux pour du vrai, mais de l’inauthentique pour de l’authentique (ou vice-versa, comme on le verra à propos d’une éthique de l’illusion dans The Prestige) jusqu’à faire des valeurs paroxystiques de l’inauthenticité (la copie et l’illusion) les seuls lieux authentiques.

Dans les deux productions se retrouvent, selon différentes proportions, une thématisation de l’authenticité comme fantasme d’une connaissance de l’origine (pure, vraie, unique) et de l’authenticité comme une expression de sincérité du soi (d’un soi pur, vrai, unique). Ces deux aspects répondent, d’ailleurs, à une forme de complémentarité : « Transposée du temporel au spatial, l’antériorité devient intériorité selon la double transparence du ²derrière² (le ²fond²) et du ²dedans² (le ²contenu²) » (Junod 1976, p. 147). Dans les œuvres, le premier pan provoque une sensation de vertige et le deuxième induit une forme d’exigence du sacrifice par dissolution du soi.