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Les lucioles n’ont disparu qu’à la vue de ceux qui ne sont plus à la bonne place pour les voir émettre leurs signaux lumineux.

– Georges Didi-Huberman, La survivance des

lucioles

La disparition, soit la privation de paraitre, pour paraphraser Zufferey (2007), ne suppose pas, comme on l’a vu, une soustraction du monde qui serait absolue. Un tel anéantissement, malgré l’intensité des conséquences (tragiques ou heureuses) qui pourraient s’ensuivre, n’aurait pas les mêmes implications que le problème de la disparition, qui demeure dans le registre de l’incertain et de l’in-fini. La notion de disparition est effectivement rendue singulière par le paradoxe qui la compose. Dominique Rabaté, à partir du thème récurrent dans la littérature française contemporaine du « désir de disparaitre », offre une synthèse précise : « Si le désir de disparaître, quand il n’est pas pure violence subie, reste ambivalent, c’est parce qu’il entre dans la logique profondément paradoxale de la trace. Car l’accomplissement parfait du projet de disparaitre doit se signifier comme tel. S’il ne laissait réellement aucune trace, il s’annulerait parfaitement, devenant invisible, disparition de la disparition même, si l’on peut dire. » (2015, p. 36). Pour Alloa également, « on ne peut parler de disparition qu’à condition que demeure une trace, un sillon sensible, un [sic] présence aïsthétique, fût-elle minimale » (2007, p. 19), donnant ainsi la possibilité à l’expression (oxymorique, selon l’auteur) « esthétique de la disparition » de faire sens.

Le disparaitre implique donc un reste souvent traité à partir de la figure dominante de la trace, figure puissante de par le rapport indiciel qu’elle suppose. Mobilisée par les deux auteurs cités,

la figure de la trace traverse aussi l’œuvre de Patrick Modiano, incluant Dora Bruder où elle est liée à la présence en filigrane (sorte de trace spectrale), à ce qui est « laissé derrière » ou à un chemin à suivre. Les deux notions, disparition et trace, sont conjointes dans leur paradoxe caractéristique, qui se résume ainsi : il y a parce qu’il n’y a plus. La trace donnant à voir « l’absence même » (Krämer 2012, para. 13), la contigüité des deux notions trouve justification dans le rapport au regard : « Dans la visibilité de la trace, ce qui l’a engendrée se dérobe à nous et demeure invisible » (2012, para. 13), renvoyant directement à la privation de paraitre qui définit la disparition.

Dans une idéologie qui associe la présence du corps à une présence immédiate et authentique, on comprend que la logique de la trace occupe une place centrale dans le problème général de la disparition grâce à sa valeur d’indice (au sens peircien du terme). Est sanctifié ce qui a été

en contact direct avec un terme manquant plutôt que ce qui est issu d’un rapport symbolique61 . On en revient souvent à la trace primitive, l’empreinte, laissée directement, immédiatement par le pied qui s’est posé sur le sable. Or, cette trace idéalisée comporte une grande part de fantasme. Didi-Huberman en souligne l’opacité constitutive : « Adhérence il y a eu, mais adhérence à qui, à quoi, à quel instant, à quel corps-origine? » (2008, p. 309), ce questionnement brouillant le lien qui semble naturel entre une empreinte et le passage d’un corps précis. L’idéalisation de l’empreinte témoigne en réalité d’un double processus d’essentialisation : celui de la trace que l’on fixe et celui de ce qui l’aurait laissée, et ce, dans une délimitation arbitraire d’un temps et d’un espace. La conception de la disparition comme absence-dans-la-trace la restreint dans des rapports entre présent et passé ainsi qu’entre présence et absence qui la confinent dans un indépassable paradoxe.

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Un certain imaginaire de la photographie a notamment été bâti sur ce paradigme, cristallisé dans les écrits de Roland Barthes.

Or, ce n’est pas cette logique qui domine dans Un cabinet d’amateur, ni dans The Prestige, ni même dans Dora Bruder, bien que la figure de la trace puisse s’y retrouver. Mais cette trace, quand elle n’est pas empreinte – présence en filigrane fantasmée par l’auteur-narrateur –, elle est placée sous le signe de la (re)médiation : Modiano pose le contraste entre ce qu’ignorera pour toujours de la vie de Dora et les « quelques traces d’elles [qui] subsistent aux archives de la Préfecture de police » (DB, p. 83). Ce qui subsiste, dans les œuvres du corpus, est effectivement toujours pris dans une épaisseur médiale. Cette même épaisseur médiale qui, selon ce qui a été exposé dans la section précédente, informe la poétique de la remédiation commune aux trois œuvres.

Ainsi peut-on tisser plus fermement le nœud entre la poétique de la remédiation et le motif de la disparition. L’hypermédiacie des œuvres – logique formelle défamiliarisante attirant l’attention sur les processus (inter)médiaux –, conjointe au motif de la disparition qui en est le moteur, produit un discours qui dégage l’objet d’une logique de la référence pour le faire basculer, par isomorphisme, dans le régime de l’hypermédiateté. Autrement dit, les aspects formels des œuvres du corpus permettent de concevoir la disparition comme un facteur d’émergence d’objets hypermédiats, dans une acception à entendre en tant que contrepoint à l’immédiateté, à l’immédiat. Ce chapitre dépliera cette dernière hypothèse – et reviendra notamment sur les définitions d’hypermédiacie et d’hypermédiateté pour clarifier leurs acceptions respectives – en poursuivant la réflexion sur l’idée de disparition à travers un prisme intermédial, à la lumière de certains enjeux qui ont pu émerger de la présentation du motif de la disparition dans les œuvres au chapitre précédent. Ceci dans le but de finalement expliciter ce qui est entendu par « hypermédiateté », point de pivot de cette thèse.