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Un cabinet d’amateur apparait souvent dans l’ombre de l’œuvre colossale qui le précède, le

roman le plus marquant peut-être de Georges Perec, soit La vie mode d’emploi (VME 1978). L’écrivain explique : « J’ai écrit Un cabinet d’amateur, récit que j’ai publié après La vie mode

d’emploi. C’est un tableau qui représente une collection de tableaux et chaque tableau est une

allusion à un chapitre du livre » (Perec cité par Schwartz 1987, p. 101). Ainsi le Cabinet

d’amateur est présenté par son auteur comme étant guidé par l’organisation et les thèmes de La vie mode d’emploi et le volume respectif des deux livres contribue à accentuer la position

subalterne d’Un cabinet d’amateur : des quelques centaines de pages que contient La vie mode

d’emploi, on passe à quelques dizaines (moins de 90) pour Un cabinet d’amateur. Plutôt que

d’amateur et qui le relient inextricablement à La vie mode d’emploi qui l’inspire – entreprise

déjà menée à bien par nombre de spécialistes de Perec –, je prendrai plutôt comme point de départ les différentes modalités de disparition de la peinture dans les deux textes.

Parmi les « romans56 » qui constituent La vie mode d’emploi se trouve effectivement un personnage singulier qui entretient une relation insolite avec la peinture (l’aquarelle, plus précisément). Ce Bartlebooth, dont l’importance relative est d’ailleurs considérable, est un milliardaire solitaire qui, n’étant pas attiré par les plaisirs typiques offerts aux gens de grande fortune, se consacre à l’élaboration d’un projet susceptible d’organiser sa vie tout entière. « [L]e désir serait, beaucoup plus orgueilleusement, de saisir, de décrire, d’épuiser, non la totalité du monde – projet que son seul énoncé suffit à ruiner – mais un fragment constitué de celui-ci : face à l’inextricable incohérence du monde, il s’agira alors d’accomplir jusqu’au bout un programme, restreint sans doute, mais entier, intact, irréductible.57

» (VME, p. 156). Le but de ce programme consiste justement à effacer, par dissolution, les couleurs de 500 aquarelles sur les lieux qu’elles représentent – et où elles ont été peintes. La démarche pour atteindre ce but, échelonnée sur quelques décennies, est toutefois considérable : Bartlebooth, naturellement peu doué pour l’art de la peinture, se fait enseigner par le peintre Valène les rudiments puis l’art du dessin et de l’aquarelle à raison d’une leçon quotidienne pendant dix ans. La deuxième phase du projet, occupant les vingt années suivantes, implique de voyager autour du monde pour peindre 500 marines représentant des ports de mer, et ce, au rythme d’une aquarelle tous les quinze jours. Chaque aquarelle achevée se voit ensuite envoyée à

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Le sous-titre de La vie mode d’emploi a d’abord été « romans », explicitant ainsi l’aspect composite de cette somme organisée autour d’un immeuble parisien dont on visite les différents appartements et chambres.

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l’artisan Gaspard Winckler, qui la colle sur une feuille de bois pour ensuite la découper en un puzzle de 750 morceaux. Suite à quoi,

[p]endant vingt ans, de 1955 à 1975, Bartlebooth, revenu en France, reconstituerait, dans l’ordre, les puzzles ainsi préparés à raison, de nouveau, d’un puzzle tous les quinze jours. À mesure que les puzzles seraient réassemblés, les marines seraient « retexturées » de manière à ce qu’on puisse les décoller de leur support, transportées à l’endroit même où – vingt ans auparavant – elles avaient été peintes, et plongées dans une solution détersive d’où ne ressortirait qu’une feuille de papier Whatman, intacte et vierge. (VME, p. 158).

La démarche de Bartlebooth est rigoureusement autotélique : « inutile, sa gratuité étant l’unique garantie de sa rigueur, le projet se détruirait lui-même au fur et à mesure qu’il s’accomplirait : sa perfection serait circulaire : une succession d’évènements qui, en s’enchainant, s’annuleraient : parti de rien, Bartlebooth reviendrait au rien, à travers des transformations précises d’objets finis » (VME, p. 157). Le « material remainder » (Dworkin), soit la feuille de papier Whatman, loin d’être pensé comme trace d’une performance appelée à faire œuvre après l’acte évanoui de la création, est plutôt l’affirmation de ce « rien », de « la blancheur de [son] néant premier » (VME, p. 528), qui constitue la visée du projet : un acte de

négation tout en même temps que la condition de possibilité d’un cycle à venir d’épuisement

d’un fragment de la totalité du monde. La dissolution de l’aquarelle achève ici de faire de la peinture une performance idéale où rien ne compte que l’effacement de l’acte et de la trace.

Toute autre est la trajectoire du tableau éponyme d’Un cabinet d’amateur qui, différence primordiale, est « loin d’être sa propre fin » (UCA, p. 20). Ce tableau fait un pas de côté par rapport à la démarche de Bartlebooth : dans la mesure d’abord où le tableau peint par Heinrich Kürz produit un discours sur l’histoire de la peinture, mais également parce qu’il se met lui- même en abyme, il apparait comme autoréférentiel plutôt qu’autotélique. Un article

scientifique intradiégétique propose d’ailleurs à ce sujet une « analyse détaillée du tableau de Heinrich Kürz » (UCA, p. 26). Cette analyse fictive montre

comment le jeune peintre avait, pour répondre à la commande particulière de Hermann Raffke, élaboré une œuvre qui était en elle-même une véritable « histoire de la peinture », de Pisanello à Turner, de Cranach à Corot, de Rubens à Cézanne; comment il avait opposé à cette continuité de la tradition européenne son propre itinéraire en faisant figurer sur la toile diverses œuvres de l’école américaine (et germano-américaine) dont il était directement issu; et comment, enfin et surtout, il avait doublement signifié l’importance esthétique de cette démarche réflexive sur sa situation de peintre, d’une part, en représentant au centre de la toile ce tableau même qu’on lui avait commandé […]; et d’autre part, en incorporant à l’intérieur de ces reflets au deuxième, au troisième, aux énièmes degrés, deux autres de ses propres tableaux, l’un, œuvre de jeunesse, que Raffke lui avait acheté quelques années auparavant, l’autre un travail depuis longtemps en projet mais encore à l’état d’ébauche (UCA, p. 26-27).

La toile se pose ainsi d’emblée comme faisant partie d’un agencement complexe de plusieurs niveaux de représentations et de significations, qu’elle produit tout en y inscrivant sa position précise. En tant que cabinet d’amateur, elle existe de nature parce que d’autres toiles y sont reproduites – elle est ainsi puzzle sans même se faire découper –, mais ces toiles existent à leur tour parce qu’elles y sont encryptées.

Contrairement aux « objets finis » de la démarche d’un Bartlebooth qui déchire aussitôt achevés les brouillons des aquarelles qu’il réalise en un seul jet, le tableau Un cabinet

d’amateur résiste à toute délimitation, tant physique que conceptuelle et temporelle. Œuvre

traversée par ce qu’elle traverse (ceci incluant le livre homonyme en tant que tel et le musée dans lequel elle se voit exposée), le Cabinet d’amateur d’Heinrich Kürz conjoint différentes forces, résultant « d’un processus d’incorporation, d’un accaparement : en même temps projection vers l’Autre et Vol, au sens prométhéen du terme » (UCA, p. 60). Par opposition aux brouillons uniques rapidement détruits de Bartlebooth, « pour ce seul tableau, il n’y avait pas moins de 1 397 dessins, brouillons et croquis divers, et il fallait presque trois cents pages à Lester Nowak pour analyser ce prodigieux matériel. » (UCA, p. 58). Ainsi l’objet n’est-il

d’aucune manière fini : exposé parmi les pièces qu’il représente (dont lui-même), son cadre est lui aussi enchâssé par la salle du musée qui en reprend la composition. « Les seules autres œuvres exposées dans la salle étaient celles qui provenaient également de la collection de Raffke et elles étaient disposées sur les murs à des emplacements correspondant à ceux qu’elles occupaient sur le tableau de Kürz » (UCA, p. 20). Résultant d’un millier d’esquisses qui le précèdent, il contient aussi la représentation d’œuvres projetées qui restent encore à peindre. Cela sans parler de son mode d’inscription dans le récit, où l’on attribue sa popularité aux différentes notices et critiques dont il a fait l’objet. Il est également à noter que ce sont ces derniers documents qui permettent au lecteur de connaitre la nature et la composition du tableau de Kürz, qu’ils décrivent et commentent.

Ainsi l’objet central d’Un cabinet d’amateur de Perec, dont le sous-titre est, a fortiori, « histoire d’un tableau », incarne-t-il un lieu de problématisation, de mouvance et de dissolution des frontières, questionnant de ce fait la permanence ontologique. Ce problème des limites de l’objet, qui rend impossible la séparation claire entre un dedans et un dehors pour ce que l’on prend d’abord pour l’objet central du livre, est ensuite enrichi par des formes de

renversements référentiels qui viennent instiguer les rapports de la toile au régime de la disparition (en tant que conflit avec les régimes du paraitre et de l’existence). Ces renversements, considérés comme des procédés de déréférentialisation en ce sens qu’ils viennent tout à fait modifier les coordonnées et modes d’apparaitre initiaux de « ce qui était » sans toutefois ouvrir vers un état qui serait final, touchent trois modalités de l’objet : sa matière, sa position spatiotemporelle et son inscription dans le récit.

Le premier renversement a lieu dans et par le matériau même du Cabinet d’amateur, peinture contre peinture, quand « un visiteur exaspéré qui avait attendu toute la journée sans pouvoir

entrer dans la salle, y fit soudain irruption et projeta contre le tableau le contenu d’une grosse bouteille d’encre de Chine » (UCA, p. 23). L’image plurielle du Cabinet d’amateur se voit réduite au noir par ce geste iconoclaste venant en renverser les qualités premières : d’œuvre phare qui exhibe, le Cabinet devient œuvre noire qui dissimule. D’œuvre extrêmement travaillée avec une profondeur qui concerne tout autant la signification que les mises en abyme, il se voit réduit à un résidu matériel plat dont le statut même d’œuvre d’art est à questionner (il s’en trouve à tout le moins changé). Aussi la toile se voit-elle presque immédiatement retirée du musée, et avec elle toutes les autres pièces exposées de la collection. La disparition de la collection sous l’encre la fait donc également disparaitre de la salle d’exposition, collection évanouie en même temps que son image devenue noire. L’encre de Chine a ainsi eu l’effet de faire disparaitre le représentant et le représenté dans un même jet.

Quelque six mois plus tard, à la mort du collectionneur Raffke, la toile subit un deuxième renversement, qui concerne cette fois sa position dans l’espace et dans le temps. Renversement explicitement réflexif, qui relègue le Cabinet d’amateur au reflet métaphorique du musée qu’est le cimetière58

. Perec exacerbe effectivement le rapprochement en faisant du tombeau de Raffke une réelle salle d’exposition mortuaire. Le collectionneur lui-même, « naturalisé par le meilleur taxidermiste de l’époque » (UCA, p. 28), se fait habiller et positionner à la manière dont il est représenté dans le Cabinet d’amateur, tableau qui se voit exposé dans le caveau selon la position qu’il occupait dans le musée. Objet d’art dénaturé offert à l’unique regard du défunt, le Cabinet d’amateur passe de l’autre côté du miroir, du côté macabre et en négatif de sa première salle d’exposition. Le caveau scellé, il devient objet noir dans un lieu noir, complètement soustrait au régime du paraitre, malgré la permanence de sa matière.

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Selon Bethan Stevens, de fait, « [s]ince the nineteenth century, the cemetery has been repeatedly used as a metaphor for the museum and has become a cliché. » (2013, p. 59).

À ce moment du livre, la trajectoire de l’objet physique, « inhumé pour l’éternité en même temps que son propriétaire » (UCA, p. 58), peut être considérée comme immobilisée. Le tableau ne peut plus se manifester, ni en tant que lieu de représentation de la collection Raffke, ni en tant qu’objet de manipulation. Cependant, une autre forme de renversement avait déjà eu lieu dans le récit, alors que le Cabinet d’amateur peint avait commencé à faire place au

Cabinet d’amateur en tant que texte. D’abord tout entier centré sur le Cabinet d’amateur de

Kürz, le texte apparait de prime abord comme étant au service du tableau, justifié et organisé par lui seul. Toutefois, juste avant le récit de l’inhumation, l’énonciateur principal cède sa voix à celle de l’universitaire Lester K. Nowak, dont l’article (consacré au Cabinet d’amateur de Kürz) commence par une étude du genre des cabinets d’amateurs, dissolvant alors la spécificité du tableau de Kürz dans le genre bien connu auquel il appartient. Plus encore, on reconnait que cette portion du texte de Perec qui se construit en relation avec le discours de l’analyste parle en réalité du Cabinet d’amateur textuel, Perec produisant ainsi une relation à la fois métaphorique et spéculaire entre son écriture et le genre pictural. « Toute œuvre est le miroir d’une autre » (UCA, p. 24), nous dit Nowak, rappelant ainsi la relation entre ce court récit et La vie mode d’emploi paru l’année avant. « [U]n nombre considérable de tableaux, sinon tous, ne prennent leur signification véritable qu’en fonction d’œuvres antérieures qui y sont, soit simplement reproduites, intégralement ou partiellement, soit, d’une manière beaucoup plus allusive, encryptées. Dans cette perspective, il convenait d’accorder une attention particulière à ce type de peintures que l’on appelait communément les "cabinets d’amateur" » (UCA, p. 24). Cette clé de lecture lancée permet effectivement de reconnaitre que le texte de Perec revêt les aspects d’un cabinet d’amateur textuel, lieu d’exposition de documents écrits aux nombreux niveaux d’enchâssements. Le Cabinet d’amateur peint

disparait alors de sa propre histoire et ce n’est qu’à la toute fin du livre qu’il réapparaitra pour exposer les rouages du faux et de la fiction dans le texte, ce dernier reprenant alors son rôle narratif plus conventionnel dans les pages finales. Ainsi le Cabinet d’amateur, objet a priori central du livre, voit-il son image disparaitre, son cadre enfoui sous terre et son inscription dans le langage reléguée derrière les mécanismes du texte. Il reste toutefois à souligner que malgré cette triple disparition, jamais le Cabinet ne perd sa fonction de clé de voute, et ce, à chaque niveau d’agencement (agencement signifiant des tableaux de la collection Raffke, agencement de la stratégie des faussaires qui s’étend aux documents textuels, puis agencement des éléments du récit). La disparition plurielle ne ternit donc en rien la performativité du

Cabinet d’amateur, ses multiples effets s’étendant au-delà de ses aspects strictement matériels.

Les modalités de disparition du tableau, dans Un cabinet d’amateur, constituent plutôt un cas de résistance de la matérialité – en tant que conjonction de matière, d’activité et d’effets – au- delà du statut ontologique de l’objet matériel. Contrairement aux aquarelles autotéliques de Bartlebooth qui devaient retourner au néant en disparaissant, insistant alors sur l’aspect performanciel de la peinture, la disparition du Cabinet d’amateur en tant qu’objet matériel permet au contraire de faire surgir les autres éléments des systèmes relationnels auxquels il appartient (on en revient ici à la citation de Dworkin en début de chapitre) et insiste plutôt sur son aspect performatif, sur sa faculté de mettre un agencement au jour.

Nous verrons ensuite, plus loin, comment l’agencement en vient toutefois à informer un lieu de rivalités potentielles entre les médialités.