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La question de l’existence, au sens fort du terme, est l’une des premières qui posent problème lorsque l’on traite de l’idée de disparition. Un objet disparu existe-t-il encore? Évidemment, si notre trousseau de clés « disparait », on n’oserait dire que le trousseau « n’existe plus ». Il est simplement égaré, ailleurs, hors de notre champ de vision, mais on ne saurait remettre son

existence en question. Toutefois, pendant que l’on cherche ledit trousseau de clés, un

doute peut se former : l’aurions-nous oublié sur le banc du parc, lorsque des nuages se faisant menaçants nous ont fait courir à l’abri? Le fait de retrouver le trousseau dans les poches de notre imperméable viendra promptement faire disparaitre ce doute. Le doute sera-t-il alors

ailleurs? Bien sûr que non : en tant qu’abstraction, il n’existera tout simplement plus.

Entretemps, les nuages menaçants auront peut-être disparu, eux aussi. Seront-ils alors dans un

autre lieu? Auront-ils cessé d’exister? Se seront-ils plus vraisemblablement transformés, leur

forme vaporeuse ayant disparu au profit de la forme éminemment liquide de la pluie?

Ces péripéties autour du trousseau de clés convoquent différentes façons de comprendre la notion de disparition. L’une correspond au premier sens du terme, soit celui qui est en usage dès les premières (quoique rares) utilisations du mot en français vers le XVIe

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: il s’agit du fait de n’être plus visible, de ne plus paraitre. C’est en ce sens que le trousseau, n’étant plus pour nous visible, aura disparu. Toutefois, d’autres définitions de « disparition » s’ajoutent jusqu’au milieu du XIXe

siècle et c’est ainsi que l’on retrouve, lorsque les sens du terme acquièrent une relative stabilité, la « dissipation d’une chose abstraite ». Voilà comment peut être pensée la disparition d’un doute, d’une envie, d’un climat social, d’une valeur sans que la

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Les considérations historiques sur les termes sont formulées à partir du Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, Alain Rey, 2012 et du Dictionnaire des concepts philosophiques, Larousse, 2006.

visibilité ne fasse office de critère déterminant. Si notre doute disparait, cela ne signifie pas qu’il n’est plus visible, puisqu’il ne l’a jamais été en premier lieu. C’est plutôt qu’il a cessé d’exister dans notre esprit. Finalement, les nuages ont disparu dans la mesure où ils ont cessé d’être présents, convoquant en cela un troisième sens de « disparition ». Contrairement au doute, les nuages ne correspondent pas à proprement parler à une entité abstraite qui n’aurait d’existence que conceptuelle. Toutefois, à la différence du trousseau de clés également, leur permanence n’est pas davantage assurée : peut-être le vent les a-t-il déplacés, peut-être la montée du mercure a-t-elle permis l’évaporation des gouttelettes, peut-être au contraire se sont-ils dissipés à mesure que des gouttes devenues lourdes en sont tombées. Ils ne se trouvent plus dans le lieu où ils se sont d’abord manifestés, mais qu’en est-il du statut de leur existence?

Ces différentes valeurs sémantiques n’ont pas coexisté dès les premières occurrences du mot en langue française. L’addition des modalités de l’existence à celles du paraitre semble avoir été tributaire, dans l’histoire du mot « disparition » (et de ceux de même famille), de l’inclusion relativement tardive et graduelle du régime de la présence dans les définitions. On rencontre d’abord le sens par extension « cesser d’être présent » dans la définition de « disparaitre » vers la fin du XVIIe

siècle, ceci étant ce qui aurait mené par euphémisme – selon le Dictionnaire historique – à « cesser d’exister » dans le sens, notamment, de mourir. Les définitions de « disparition » suivent la trajectoire de celles de « disparaitre », accusant toutefois un retard qui s’étend parfois à plus d’un siècle. En effet, dans la langue française, le régime de l’existence ne s’ajoute aux valeurs de « disparition » qu’au milieu du XIXe

siècle50 .

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Remarquons que l’attestation de ce sens est en cela contemporaine à l’essor des principes de la phénoménologie après Hegel, qui ont justement marqué un tournant dans l’interprétation de

Dans la conjonction de ses définitions, on peut remarquer que la disparition, telle qu’elle est conçue dans le monde occidental, convoque des schèmes appartenant à la perspective phénoménologique. Nicolas Zufferey explique : « [é]tymologiquement, notre mot "disparaître" renvoie à la phénoménologie : "disparaît" ce qui est privé (dis-) de paraître, et donc n’apparaît plus. » (2007, p. 55). L’idée de la privation dans ces derniers mots de Zufferey introduit une nuance capitale : elle permet de distinguer la disparition de l’inapparent, notions qui ne sauraient se confondre. En effet, contrairement à la valeur exclusive du préfixe in- tel qu’il apparait dans « inapparent », dis- dénote plutôt la séparation, la différence. Ainsi le disparaitre ne se pose-t-il pas comme négation de l’apparaitre : il s’en dissocie, et ce, dans un rapport problématique qui tend vers la conflictualité. La disparition n’est donc pas à proprement parler l’objet d’une « phénoménologie de l’inapparent51

» (Heidegger) à laquelle correspond « un voir de ce qui par essence ne se montre pas » (Dastur 2004, p. 72). Il s’agit plutôt, comme le suggère Zufferey, d’une privation de paraitre non pas de ce qui n’apparait pas, mais de ce qui n’apparait plus, impliquant ainsi l’idée – qui reste toutefois à définir – d’un heurt dans une trajectoire donnée. Pour George Varsos et Valeria Wagner, la disparition pose même substantiellement problème à l’entreprise phénoménologique :

Le renversement opéré par rapport à la perspective usuelle de la quête phénoménologique n’est d’ailleurs pas sans importance : face à une disparition, ne serait-ce que celle dans un jeu de prestidigitation ou d’un tour d’illusionnisme, on n’interroge pas le phénomène mais son effacement et absence, tout en postulant la persistance éventuelle de la chose qui aurait disparu. De surcroît, on interroge de telles absences en des termes qui confinent aux impasses de la métaphysique et problématisent les outils conventionnels d’observation concrète, de connaissance positive et de communication discursive. L’idée et l’évènement de la disparition mettent ainsi en relief la triade être/existence/paraitre en reconfigurant leur interaction. Témoignent de cette forte interaction les propos de Jean-Paul Sartre dans l’Être et le néant : « L'être d'un existant, c'est précisément ce qu'il paraît » (1943, p. 12).

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L’expression en langue allemande, « Phänomenologie des Unsichtbaren » pourrait être traduite littéralement par « phénoménologie de l’invisible ».

la tournure aporétique qui marque toute problématique concernant les relations entre être et paraître. (2007, p. 12).

Il se trouve, dans cette dernière citation de Varsos et Wagner, une proposition dont la primordialité est égale à l’ambigüité : si les auteurs semblent de prime abord suggérer que la disparition suppose effectivement le maintien de la persistance de l’objet disparu, cette persistance est toutefois qualifiée d’éventuelle – donc d’incertaine. Comment (et à quoi bon) postuler l’incertain? Ce passage admet l’interprétation selon laquelle les auteurs ne font pas ici référence à la persistance de l’être de la chose disparue, mais à la persistance de l’état dans lequel cette chose (ou cette personne) avait la possibilité de se manifester au moment de sa disparition. Il s’agit donc moins de savoir si l’objet dans son essence existe encore que de prendre conscience qu’il s’est, par sa disparition, déréférentialisé. Voilà qui pose davantage le problème de l’expérience possible que celui du réel, ce que Varsos et Wagner illustrent à partir de la figure de l’observateur :

Pour ce qui est de l’observateur, ces modes d’existence sont toujours marqués, de manière plus ou moins aiguë et problématique, par le registre de l’incertitude — du possible, de l’éventuel, du probable. C’est ainsi que la disparition affecte toute forme de constitution et de transmission de connaissance, d’évaluation ou de critique et de mémoire de ce qui a ou qui aura eu lieu, en modifiant la matière même de ce dont il s’agit, devenue en quelque sorte informe, sans résolution, crucialement ouverte sur le temps et l’espace. (2007, p. 13).

L’éventualité concerne donc l’état de l’objet, allant dès lors de pair avec l’incertitude de le voir reparaitre tel qu’il a déjà été52

. C’est là un principe qui permet de comprendre la disparition comme impliquant un « déchirement de la structure référentielle du réel53

» (Alloa 2007, p. 17), idée qui se peut compléter par les propos de Jean-Louis Déotte : « [l]a disparition

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Rappelons-nous les nuages qui, ayant changé de lieu ou de forme, ne reparaitront plus dans l’état dans lequel nous les avons vus, bien que les particules qui les ont formés à ce moment précis existent encore, nous dirait Lavoisier.

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physique prive d’emploi les déictiques » (2001, p. 25), qui demeurent ainsi enveloppes vides aptes à pointer vers aucun référent. Notons qu’à l’éventualité de la persistance doit s’ajouter, pour que la disparition soit disparition, la persistance de l’éventualité. C’est-à-dire que, pour parler encore une fois avec Déotte, « quand on dit d’une personne qu’elle est portée disparue, on ne sait pas ce qu’on dit puisque ne sachant ni si elle vit encore, ni si elle a été assassinée, on doit suspendre toute thèse ontologique, tout jugement d’existence » (Déotte 2007, p. 95). Ainsi la disparition perdure-t-elle aussi longtemps que cette suspension problématique de la thèse ontologique est également effective. C’est d’ailleurs là le premier lieu de distinction entre disparition et mort – dont le rapport sera développé plus avant dans la prochaine section –, et ce, même au sens légal et politique du terme. Les disparus sont ceux dont la mort est probable, voire certaine, mais pour qui il y a toutefois absence du cadavre qui permettrait d’articuler une finalité et d’admettre le deuil.

La disparition n’est donc pas à proprement parler un donné, mais un problème, un conflit avec la réalité et l’ordre du paraitre, une suite d’impossibilités qui ont donné lieu à un lot infini de questionnements, et ce, depuis Parménide au moins. Quand il s’agit de la représenter, cette disparition qui de surcroit problématise elle-même la représentation, les procédés mis en œuvre divergent grandement, des personnages fuyants ou s’évanouissant de la littérature française contemporaine54

aux installations plastiques enfouies sous terre55

en passant par les jeux sur l’effacement en régime numérique. Les prochaines pages viseront donc à expliciter, à partir d’une posture intermédiale, ce qui permet au motif de la disparition de se dessiner dans les trois œuvres à l’étude afin de mettre subséquemment ce motif en rapport avec la poétique

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Voir à ce sujet les travaux de Dominique Rabaté, notamment Désirs de disparaitre. Une

traversée du roman français contemporain, Rimouski, Tangence, 2015.

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Vertical Earth Kilometer de Walter Maria ou le Monument contre le fascisme de Jochen Gerz et Esther Shalev-Gerz, par exemple.

de la remédiation qui les caractérise. Prendre chacune des œuvres du corpus en relation avec les productions auxquelles elles sont intrinsèquement liées et qui les précèdent dans le temps offrira la possibilité de mettre en relief, par comparaison, les contours de la disparition. Cela permettra de poursuivre la réflexion, dans la prochaine section, sur la participation de la (re)médiation à la construction des objets du monde à travers le prisme de la disparition. Le questionnement intermédial demeure effectivement premier : la figure de la disparition, abordée à partir de la posture intermédiale qui a été plus tôt posée, permettra de mettre au jour des processus et des systèmes de relations qui intéressent l’intermédialité, mais elle ne fera pas l’objet, en elle-même, de questionnements explicitement philosophiques ou phénoménologiques de façon plus détaillée.

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