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Si un processus « prend fin » lorsque se cristallise son résultat, il semble que la disparition, toujours processuelle, doive justement être comprise comme un antagoniste à la possibilité d’articuler une fin. Pour Varsos et Wagner, cette relation d’exclusion entre la disparition et la fin est centrale dans la définition de l’idée de disparition : « Nous parlerons de disparition pour autant qu’il y ait suspension ou interruption plutôt que clôture ou accomplissement et qu’il manque la certitude de la fin qui aurait permis d’identifier et articuler une finalité. » (2007, p. 12). Posant également l’in-fini comme trait essentiel, Jean-Louis Déotte exprime franchement que « ce qui fait qu’une disparition est disparition, c’est qu’elle dure toujours » (2007, p. 95). Et tant que dure la disparition, on ne peut admettre de clôture qui ferait d’elle un évènement, même pluriel. La disparition, toujours en train de se faire, annule toute forme de téléologie qui permettrait à un récit de s’orienter sur une ligne du temps, et toute possibilité de retour vers une origine – vers une situation qui serait initiale. S’il est effectivement possible de faire le récit d’une enquête sur (ou mue par) la disparition (dont les romans policiers ou les documentaires fonctionnant sur le mode du « sur les traces de (…) » en sont les exemples type), c’est alors l’envers de la disparition – et non elle-même – qui fait l’objet de la narration.

Les derniers auteurs cités font effectivement de la fin, incarnée dans le paradigme de la mort63 , la condition d’une mise en ordre du temps et de l’espace qui se trouve empêchée par la désorientation – spatiale et temporelle – qui fait la disparition. Jean-Louis Déotte, traitant de son aspect plus politique dans la deuxième moitié du XXe siècle, souligne que « [l]’angoisse provoquée par la disparition forcée d’un proche est beaucoup plus invalidante que sa mort avérée, suivie des rituels funéraires, lesquels replacent le décédé dans une généalogie » (2014, para. 19). Ainsi la mort, permettant le deuil mettant fin à l’angoisse et au questionnement perpétuel, peut-elle pointer vers un espace funéraire précis et, surtout, replacer le défunt dans sa propre histoire, dans le plus grand récit des générations, sa vie et sa mort offrant l’articulation d’un avant (lui) et d’un après (lui) ainsi que d’une chaine d’évènements. Pour Varsos et Wagner, la mort devient condition de possibilité d’un récit mémoriel. Ils rappellent en cela les propos de Benjamin sur le conteur (ou le « narrateur », selon les traductions) : « La mort certaine devient une condition pour la formation de la mémoire des survivants. Saisissant ce lien entre mort, transmission d’expériences et narration, Walter Benjamin dira même au sujet du conteur traditionnel, que "la mort est la sanction de tout ce qu’il peut raconter" » (2007, p. 10). La disparition sans la certitude de la mort ou de l’anéantissement dissout les coordonnées spatiales et temporelles qui pourraient engendrer une représentation narrative linéaire. « Pour la temporalité, la disparition dure toujours. Pour la spatialité, le disparu "loge" au milieu du monde, au milieu des lieux qu’on peut nommer » (Déotte 2003, p. 41). Dissolvant ces repères spatiotemporels, désorientant les embrayeurs, minant le mouvement référentiel, la disparition ne peut pas, en elle-même, investir le langage.

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Précisons que les auteurs ne font pas l’amalgame entre mort et fin absolue; ils font référence à la mort comme une fin, celle de la vie notamment, mais celle, également, de l’incertitude.

La différence entre la disparition et la mort est d’ailleurs un lieu visité par les trois œuvres du corpus, dont les régimes littéraire et cinématographique, malgré leur fort potentiel narratif, se voient plutôt exploités comme espaces d’agencements, de remédiations faisant parfois obstacle à la narration. Le cas de Dora Bruder, par comparaison avec le roman Voyage de

noces auquel il fait suite, vient d’ailleurs exemplifier presque à la lettre les propos de Déotte,

Varsos et Wagner sur la mort comme condition du récit. L’élément déclencheur de Voyage de

noces est précisément l’annonce de la mort, du suicide d’Ingrid ayant eu lieu dans la chambre

d’un hôtel. Cette fin connue, univoque, ouvre alors à rebours vers le récit qui se déplie à travers la voix du narrateur. Or la mort de Dora, si elle peut être déduite ou imaginée par l’inscription de son nom parmi les déportés vers Auschwitz en 194264

, résiste toutefois à la conclusion par l’absence du corps. C’est ce qui fait également dire à Meyer-Bolzinger qu’on « disparait plutôt qu’on ne meurt, chez Modiano, en particulier les jeunes filles » (2007, p. 233). Dora Bruder est toujours disparue, en 1965, quand Modiano se forge par l’écriture une mémoire afin d’en sentir la présence-absence en filigrane. Elle est toujours disparue en 1988, lorsqu’il découvre l’avis de recherche, et toujours disparue quand, « en écrivant ce livre, [il] lance des appels, comme des signaux de phares dont [il] doute malheureusement qu’ils puissent éclairer la nuit » (DB, p. 42). Toujours disparue, aussi, quand nous le lisons.

Dans The Prestige, production recélant une narrativité à la fois plus forte et plus complexe que les deux textes, il faut également attendre la mort pour que se résolve le casse-tête du récit, dont les plus importants éléments – les mécanismes du truc – se dérobent dans l’espace de la disparition, hors scène et hors cadre. Il faut que survienne l’exécution d’un Borden pour que la

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Au cours de ses recherches, Patrick Modiano a vu le nom de Dora Bruder dans le Mémorial

de la déportation des Juifs de France de Serge Klarsfeld (1978), qu’il ne mentionne toutefois

à aucun moment. On reviendra plus loin sur cette omission signifiante des Mémoriaux de l’historien dans Dora Bruder.

survivance de son jumeau identique donne la clé du secret qui permet, de façon rétroactive, d’attribuer un nouveau sens aux scènes dont la signification pleine ne se comprend qu’en relation au secret. Si la mort et la disparition « ont lieu », comme il a été exposé plus tôt, dans un espace contigu, elles ne sont à aucun moment identifiées. Dans le cas précis des spectacles de prestidigitation où la disparition doit être réitérable, la mort apparait – non pas sans tracer un certain axe de symétrie entre les personnages rivaux –, comme ce qui permet cette itérabilité pour l’un et ce qui y met fin pour l’autre. C’est la mort des corps dupliqués par la machine d’Angier qui permet l’illusoire retour à l’unicité originelle prête à se dupliquer à nouveau, et encore la mort, conférant également l’unicité au jumeau Borden, qui vient cette fois empêcher la performance que ce dernier oriente autour d’un corps duel. Les (faux) journaux intimes qui précèdent la narration et les performances qui recèlent les secrets, en tant que lieux étroitement liés à la disparition, posent des éléments dans le devenir du film, mais bloquent la mise en ordre des évènements et relations. Il faut la mort pour que se tisse le récit véritable, érigeant ainsi la fin en une condition de vérité.

Dans Un cabinet d’amateur, on fait face à une déchirure de ce lien ici établi entre la mort et la fin par la figuration du tombeau comme lieu d’un paraitre renversé plutôt que d’un lieu funèbre. Après qu’Hermann Raffke eût été trouvé mort, ses obsèques ont lieu « selon un protocole qu’il avait très précisément décrit dans son testament et qui prolonge d’une façon quelque peu macabre certaines des analyses de Lester Nowak » (UCA, p. 28), ces éléments faisant tous partie, en réalité, de la supercherie élaborée par les faussaires à laquelle la mort même de Raffke contribue. Raffke qui, rappelons-le, descend au tombeau dans la posture éternelle du collectionneur, immortalisée par le meilleur taxidermiste de l’époque. Offert à son regard fixe se trouve non seulement le noir Cabinet d’amateur, mais également un portrait de

lui-même en jeune homme, reflet d’une jeunesse infinie qui n’est pas sans rappeler l’action du portrait de Dorian Gray. Le tombeau devient donc l’espace non d’une mort, mais du prolongement infini d’une activité, celle du collectionneur et du faussaire, et celle également du Cabinet d’amateur qui continue de dominer ce musée scellé et imperméable au récit. Ce qui permet plutôt d’articuler une finalité, dans Un cabinet d’amateur, n’est donc pas la mort, mais la liquidation complète de la (fausse) collection qui, après que le dernier tableau ait été vendu, permet le passage narratif de moins de deux pages qui met en récit, rétroactivement encore, les éléments et évènements de la supercherie. Dans les 82 autres pages, « [l]’espace et la perspective prennent le pas sur un déroulement linéaire de la temporalité romanesque » (Quélen et Rebejkow 1996, p. 178).

Ainsi les œuvres du corpus ne sont-elles pas dépouillées de toute force narrative, mais cette narrativité, bloquée par la résistance de la matérialité de l’agencement intermédial et désorientée par l’in-fini, occupe un espace qui n’est pas celui du tracé de la disparition – bien qu’il y soit parfois contigu, voire complémentaire. Le motif de la disparition loge plutôt dans l’espace délinéarisé de la remédiation, dans cet espace performatif, de résistance et de devenir où se construisent et se remembrent des objets dans un mouvement demeurant opaque à la représentation (narrative, référentielle ou visuelle). Résistant ainsi au paradigme représentationnel65

, reconfigurant les rapports d’espace et de temps, se liant inextricablement à la (re)médiation, versant dans une logique de la performativité, la disparition semble appeler un régime d’interaction qui, peut-être, lui serait propre. Un régime dont la conjonction de la dynamique des œuvres et du regard intermédial qui l’analyse permet l’élaboration dans le but

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Ces mots sont écrits et pensés dans une logique formelle et se situent donc hors du débat éthique – incarné au début des années 2000 par Georges Didi-Huberman et Claude Lanzman – sur la représentabilité de la disparition comme traumatisme.

de concevoir plus avant la relation entre disparition et (re)médiation ainsi que les valeurs participatives associées à cette relation. Un régime qu’il est ici proposé d’appeler : hypermédiateté.