Chapitre 1 – Services, TIC et dématérialisation
1. Services, TIC : les nouveaux chemins de la durabilité ?
1.4. Des réponses mitigées
Cette revue montre la complexité de la relation entre TIC, services et
dématérialisation. D’une part, si les services sont effectivement immatériels, ils sont
néanmoins supportés par des infrastructures matérielles. Dans le cas des services
supportés par les TIC, celles-ci sont loin d’être bénignes pour l’environnement. De plus,
28
Global System for Mobile communication. Norme de téléphonie mobile dite de seconde génération.
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Universal Mobile Telecommunications System. Norme de téléphonie mobile dite de troisième génération, succède à la norme GSM.
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les effets de substitution attendus par ces services ne se réalisent pas nécessairement,
et on assiste plus à un ajout qu’à une substitution. Enfin, les services permis par les TIC
ont un large potentiel d’effet rebond. Autant de phénomènes permettant de douter du
potentiel des services et des TIC à dématérialiser l’économie.
1.4.1. Dématérialisation ou transmatérialisation ?
Nous l’avons vu, le secteur tertiaire (hors transport) est effectivement le moins
polluant des secteurs économiques. Nous pourrions en déduire que les économies lui
faisant une large part sont également les moins polluantes. Mais cette déduction n’est
pas conforme à l’observation : les économies les plus tertiarisées sont aussi les plus
polluantes, en témoigne la figure 6 présentant les émissions de CO
2par habitant de 28
pays.
Figure 6 - Emissions de CO2 par habitant (2003-2004) dans 28 pays de l'OCDE (Gadrey, 2008).
Ceci n’empêche pas que l’on puisse observer des effets de dématérialisation relative
ou absolue à l’échelle d’un territoire. Ainsi, les tendances françaises semblent
encourageantes : les émissions de gaz à effet de serre ont diminué en France de 11%
dans les 20 dernières années, notamment grâce au déclin de la contribution de
l’industrie
30, laissant entrevoir une action positive de la transition à une société de
services. Il n’y a cependant pas aujourd’hui de consensus sur le fait que les économies
se dématérialisent, que la valeur ajoutée se découple de l’utilisation de matière. Cette
tendance existe pour certains secteurs, mais ne semble pas être aisément
généralisable (Cleveland et Ruth, 1999). La courbe environnementale de Kuznets,
quant à elle, reste une spéculation théorique, dont la confirmation empirique n’a pu
être apportée que pour certains polluants atmosphériques locaux (p. ex. SO
2), et qui
ne semble pas tenir pour bien d’autres polluants (p. ex. CO
2, qualité de l’eau,
30
CITEPA (2012). Le potentiel de réchauffement climatique de l’ensemble des activités françaises était en 1991 de 532 Mt CO2 eq., il était de 473 Mt CO2 eq. en 2010. La contribution de l’industrie était de 157 Mt CO2 eq. en 1991 et de 111 Mt CO2 eq. en 2010.
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production de déchets) (Dinda, 2004). L’existence du phénomène de dématérialisation
semble donc plus tenir de l’optimisme technologique que de l’observation empirique.
Certains auteurs défendent l’idée d’une « transmatérialisation », processus par lequel
les industries s’adaptent aux nouveaux besoins des sociétés en remplaçant des
matériaux datés par de nouveaux, technologiquement plus avancés. Les matériaux
suivraient effectivement une courbe d’intensité d’utilisation en forme de cloche, mais
ces courbes se seraient pas simultanées, et au contraire se succèderaient et se
remplaceraient dans le temps, formant une série de « vagues » coïncidant avec les
avancées technologiques (Labys et Waddell, 1989).
D’autres auteurs considèrent que, plus que diminuer leur empreinte
environnementale, les pays riches en donnent l’illusion par le biais d’un déplacement
de pollution ; ce qu’Anderson et Lindroth (2001) désignent par « rich country illusion
effect ». Les entreprises des pays de l’OCDE se délestent de plus en plus des activités
manufacturières, de moins en moins cruciales dans la création de valeur économique,
et se concentrent sur les étapes faisant intervenir des activités immatérielles
(recherche, marketing, publicité, etc.) (Lévy et Jouyet, 2006). Ces pays délaissent les
secteurs polluants tels que l’extraction des matières premières et l’industrie lourde, et
en importent les produits des pays moins riches. Ils se spécialisent dans les activités à
faible impact direct, préservant ainsi leur environnement local, et exportent les
dommages environnementaux correspondants à leurs besoins en produits industriels
(Dinda, 2004). Sans compter les imports/exports, le bilan environnemental de ces pays
semble faible, mais c’est oublier qu’une partie des dommages environnementaux
causés dans les pays pauvres le sont directement pour satisfaire les besoins des pays
riches. Se concentrer sur les impacts domestiques mène donc à de mauvaises
conclusions (Schütz et al., 2004). C’est d’ailleurs ce qu’a retenu le Joint Research
Center de la Commission Européenne (2010a) lors de la création d’indicateurs visant à
mesurer un éventuel découplage entre la création de valeur et l’impact de l’économie
européenne. Ces indicateurs ne comptent pas les impacts générés sur le sol européen,
mais ceux dont l’Europe est responsable. Ils prennent donc en compte les imports et
les exports afin de mettre en évidence un éventuel déplacement du fardeau
écologique.
1.4.2. Les apports décevants des TIC
De retour dans un périmètre d’analyse plus restreint, examinons la question des
rapports entre TIC et dématérialisation, dont nous avons soulevé plus tôt la
complexité. Cette question est l’objet d’un débat animé dans la littérature depuis plus
de dix ans, et semble mobiliser de nombreux auteurs – en témoigne par exemple la
publication récente d’une édition spéciale du Journal of Industrial Ecology sur ce
thème
31. Nombreuses sont les études à avoir entrepris de mesurer conjointement les
avantages et inconvénients des TIC, afin de déterminer si, oui ou non, ils participent à
un mouvement de dématérialisation. Ces études couvrent un éventail de périmètres
allant du simple cas d’application au secteur des TIC dans son ensemble. Parmi les
31
Journal of Industrial Ecology, Special Issue: Environmental Applications of Information & Communication Technology, Volume 14, Issue 5, pp. 685–862, October 2010.