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La région de projet comme agencement

Des régions de projet ?

1.5 La région de projet comme agencement

Afin de clarifier la proposition que je souhaite défendre, il est nécessaire de revenir quelque peu aux origines du concept. Le concept d’assemblage trouve son origine dans les travaux des philosophes français Gilles De-leuze et Félix Guattari sur le concept d’agencement. Ces derniers décri-vent l’agencement ainsi:

[…] un agencement dans sa multiplicité travaille à la fois forcément sur des flux sémiotiques, des flux matériels et des flux sociaux (indépendamment de la reprise qui peut en être faite dans un corpus théorique ou scientifique). On n’a plus une tripartition entre un champ de réalité, le monde, un champ de représentations, le livre, et un champ de subjectivité, l’auteur. Mais un agencement met en connexion

certaines multiplicités26 prises dans chacun de ces ordres (Deleuze et Guattari, 1980, p. 34).

Le concept d’agencement est ainsi un ensemble dynamique avec une double dimension à la fois matérielle et sémiotique composé de trois grandes formes: une forme spatiale matérielle, «les représentations et lan-gages qui expriment cette perception et appréhension, les mouvements de l’acteur et les mouvements relatifs et interactifs des autres actants» (Lus-sault, 2003, p. 46).

L’agencement a ainsi une double dimension. Il est agencement col-lectif d’énonciation d’une part, c’est-à-dire un ensemble «d’actes et d’énoncés» (Deleuze et Guattari, 1980, p. 112). Il s’agit de mots, de signes, d’images, de tout ce qui relève du discours. Chez Deleuze et Guattari, les énoncés n’existent pas indépendamment de la réalité sociale ou spatiale qu’ils désignent, mais participent au contraire à sa matérialisation. Dès lors, le social ou le spatial doivent être considérés comme indissociables du discours portés sur eux:

[…] on ne représente pas, on ne réfère pas, on intervient en quelque sorte, et c’est un acte de langage. L’indépendance des deux formes, d’expression et de contenu n’est pas contredite, mais au contraire confirmée par ceci: que les expressions vont s’insérer dans les contenus, non pas pour les représenter, mais pour les anticiper, les rétrograder, les ralentir ou les précipiter, les détacher ou les réunir, les découper autrement (Deleuze et Guattari, 1980, p. 110).

Il est agencement machinique «de corps, d’actions et de passions» (De-leuze et Guattari, 1980, p. 112) d’autre part. L’agencement machinique se compose de tout ce que l’on nomme généralement le matériel ou de tous les acteurs non-humains pour reprendre l’expression consacrée par la théorie de l’acteur-réseau. Comme le souligne Olivier Ejderyan, « l’agen-cement machinique ne correspond pas à un agenl’agen-cement d’expression réalisé» (Ejderyan, 2009, p. 58, emphase originale), mais l’agencement machinique et l’agencement collectif d’énonciation constituent deux di-mensions d’une même réalité, «deux segments, l’un de contenu, l’autre d’expression» (Deleuze et Guattari, 1980, p. 112) d’un même agencement.

26 Une multiplicité constitue pour les deux auteurs «la structure d’un espace de possibilités» (DeLanda, 2002).

L’agencement une fois constitué n’est pas un ensemble figé. Il contient des dynamiques qui le stabilisent (sa territorialisation ou reterritorialisa-tion) et d’autres qui le déstabilisent (sa déterritorialisareterritorialisa-tion) et peuvent le transformer. La dimension spatiale joue un rôle essentiel dans cette dyna-mique chez Deleuze et Guattari. La territorialisation et la déterritoriali-sation comme l’énoncé et le matériel sont donc deux mêmes dimensions de l’agencement. Ainsi, si pour Deleuze et Guattari, «tout agencement est d’abord territorial», l’agencement est également constitué par des

«lignes de déterritorialisation qui le traversent et l’emportent» (Deleuze et Guattari, 1980, p. 629-630). L’agencement est territorial mais ce pro-cessus ne peut être que provisoire: de nouvelles relations peuvent émer-ger, de nouveaux éléments peuvent entrer ou sortir de l’agencement et les agencements sont donc constamment en devenir, jamais totalement stabilisés.

Le principe qui constitue la base des interactions au sein de l’agence-ment est celui de «l’extériorité de ses relations», ce qui signifie que les com-posants d’un agencement gardent leurs propriétés spécifiques lorsqu’ils sont en relation. L’extériorité des relations est une caractéristique impor-tante des agencements qui selon Ben Anderson, Matthew Kearnes, Colin McFarlane et Dan Swanton (2012) distingue la théorie des agencements de la théorie de l’acteur-réseau. Selon eux, «bien qu’il soit juste de dire que la théorie de l’agencement partage une orientation initiale avec la version

«Latourienne» de la théorie de l’acteur-réseau, cela serait une erreur de voir les agencements comme le bon ‹objet› pour une ‹suite› de la littéra-ture sur l’acteur-réseau. Lorsqu’il est déployé comme un concept, l’agen-cement propose des affirmations originales sur les relations et les termes de celles-ci» (Anderson et al., 2012, p. 178).

L’extériorité des relations permet à Gilles Deleuze et Félix Guattari de résoudre la relation entre composition et différence et de proposer une vision dynamique des agencements. La relation d’un composant à l’agencement n’est pas absolue dans le sens où celui-ci peut s’inscrire dans d’autres agencements de nature et de relations différentes. Les relations entre les composants de l’agencement n’ont rien de nécessaire mais sont historiquement contingentes. L’extériorité ne signifie cependant pas «que les composants d’un agencement soient spatialement extérieurs les uns aux autres: les organes sont internes au corps et pourtant ils interagissent

à travers leurs surfaces et les sécrétions de ces surfaces» (DeLanda, 2010, p. 141). L’agencement peut ainsi être appréhendé comme une composition où chaque élément de cette composition garderait sa part d’autonomie.

De même, la relation d’extériorité signifie également qu’un agencement ne peut être réduit à la somme des propriétés de ses composants. L’agencement émerge des relations de ses composants, quelque chose de nouveau naît de cette relation. L’agencement est donc par essence hétérogène et tire son unité du co-fonctionnement de ses composants comme l’explique Gilles Deleuze dans une métaphore biologique:

Qu’est-ce qu’un agencement? C’est une multiplicité qui comporte beaucoup de termes hétérogènes, et qui établit des liaisons, des relations entre eux, à travers des âges, des sexes, des règnes – des natures différentes. Aussi la seule unité de l’agen-cement est le co-fonctionnement: c’est une symbiose, une «sympathie». Ce qui est important, ce ne sont jamais les filiations, mais les alliances et les alliages: ce ne sont pas les hérédités, les descendances, mais les contagions, les épidémies, le vent (Deleuze et Parnet, 1999, p. 84, cité dans DeLanda, 2010, p. 141).

On le voit bien, le concept d’agencement proposé par Gilles Deleuze et Félix Guattari dépasse l’utilisation quelque peu réductrice qu’en ont faite John Allen et Allan Cochrane pour appréhender les régions de projet.

Concevoir les régions de projet comme des agencements permet de les penser comme des entités hétérogènes dynamiques constitués d’acteurs humains, mais également de matériels et d’énoncés. Chacun des compo-sants de l’agencement a sa propre dynamique et une existence autonome, il peut ainsi être rattaché à d’autres agencements où il entrera dans de nouvelles interactions produisant des effets différents. L’ensemble compo-sé par l’agencement est dynamique, il évolue et se transforme en fonction des interactions qui prennent place entre ses composants. L’agencement n’est ainsi jamais totalement stabilisé, mais constamment performé.

Une des explications de la relative pauvreté de l’utilisation du concept par John Allen et Allan Cochrane, mais également par la plupart des géo-graphes anglo-saxons, provient selon Michel Callon de la traduction pro-posée «d’assemblage» dans la littérature anglo-saxonne au concept d’agen-cement. Selon lui, cette traduction peut être problématique (un constat partagé également par Phillips, 2006) car les travaux utilisant l’assemblage ont tendance à négliger deux éléments essentiels de l’agencement présents

dans les écrits de Gilles Deleuze et Félix Guattari: sa capacité d’agir et sa structuration. Pour Michel Callon, l’utilisation du terme d’assemblage comporte un risque de perdre l’esprit conceptuel de l’agencement et de tomber dans la description pure d’un assemblage de différents éléments au sens littéral. Prenant pour exemple le livre de Manuel DeLanda (2006) dont un des chapitres invite à considérer la ville comme un assemblage et en décrit les différents composants, Michel Callon demande si

[…] en insistant trop sur la complexité constitutive des assemblages, sur l’imprévi-sibilité et le caractère contingent des interactions, ne risque-t-on pas d’abandonner trop rapidement tout espoir d’aboutir à des simplifications réalistes qui nécessitent que l’on fasse le choix de variables plus significatives que d’autres au lieu de célébrer la complexité du monde? (Callon et al., 2013, p. 427).

Michel Callon souligne ainsi le risque de tomber dans une description infinie, qu’il qualifie même de «monstrueuse» puisque chacun des com-posants de l’assemblage pourrait potentiellement être décomposé en as-semblages différents.

Le concept d’agencement tel que formulé par Gilles Deleuze et Félix Guattari permet de dépasser cet écueil selon Michel Callon, car il intègre une dimension supplémentaire qui n’apparaît pas dans la notion d’assem-blage, la capacité d’action propre de l’agencement. Callon propose ainsi de

«réserver la notion d’agencement à la combinaison: arrangement + action spécifique, et que l’on qualifie l’agencement pour désigner le type d’action spécifique qui est en jeu» (Callon et al., 2013, p. 428). Il pourrait ainsi y avoir des agencements scientifiques, environnementaux ou politiques.

L’action de l’agencement n’est pas aléatoire mais structurée par ce que Mi-chel Callon appelle des «cadrages», qui structurent l’action collective de l’agencement: «cette spécificité de l’action (ou de la fonction) est obtenue par une série de cadrages interdépendants. Ces cadrages produisent des contraintes très fortes qui orientent l’action et la rendent marchande [dans le cas d’agencement marchand]; mais comme tout cadrage est sujet à des débordements, cette action collective n’arrête pas de produire des écarts, et donc d’être reprise et transformée» (Callon et al., 2013, p. 428).

En appréhendant l’agencement comme des assemblages doués de capa-cité d’action selon des cadrages définis, Michel Callon propose ainsi de dé-passer la description des assemblages pour entrer dans la conceptualisation

de l’action et de sa structuration. Il ne suffit pas d’énumérer tous les com-posants possibles de l’assemblage mais il faut également identifier, ques-tionner les cadrages spécifiques à certaines actions: «les assemblages marchands sont structurés, n’ayons pas peur du mot, par des cadrages qui formatent les cours d’action en même temps qu’ils sont l’enjeu de l’action; c’est pourquoi il est préférable de les appeler agencements» (Cal-lon et al., 2013, p. 429). Etant donné qu’un composant d’un assemblage peut faire partie d’une autre action, d’un autre agencement les actions entreprises peuvent appartenir à plusieurs cadres. Un agencement s’arti-cule à d’autres types d’agencement, «cette articulation se jouant dans les modalités mêmes des cadrages» (Callon et al., 2013, p. 432). Ces proposi-tions font largement écho aux travaux récents de géographes notamment, sur la notion de cadrage que je développerai dans la suite de cet ouvrage pour comprendre l’identification et la transformation d’entités spatiales selon des cadrages différents.

L’agencement des Carpates

Bien qu’ils puissent paraître abstraits, ces concepts se révèlent très utiles lorsqu’il s’agit de les appliquer à la conception des régions de projet en-vironnemental. Penser ces régions de projet comme des agencements permet de faire la synthèse des différentes approches constructivistes et relationnelles avec deux apports originaux: l’extériorité des relations et la capacité d’action de la région en tant qu’entité autonome.

Si l’on considère la région des Carpates comme un agencement – l’agencement des Carpates –, il devient nécessaire de s’intéresser aux ins-titutions et acteurs qui le constituent mais également aux éléments maté-riels et aux énoncés et à la dynamique de leurs interactions. Ensemble, ils constituent et performent la région au quotidien au travers de pratiques matérielles et discursives qu’il est possible d’analyser. L’agencement des Carpates n’est pas égal à la somme des parties qui le constituent, il est l’effet de leurs interactions. Il s’agit donc d’une entité nouvelle, la région des Carpates, qui naît de la volonté des acteurs de coordonner des poli-tiques environnementales à l’échelle du massif de montagne par le biais d’un traité international. L’agencement des Carpates est donc plus qu’un

assemblage d’acteurs aléatoire. Il est structuré par des cadrages qui le défi-nissent et orientent son action et qui sont explicités dans le texte du traité.

La région des Carpates ainsi créée a une existence propre à laquelle on peut se référer. Elle est douée de capacité d’action et peut à son tour pro-duire des effets, par exemple par l’adoption de protocoles contraignants ou le développement de projets de mise en œuvre. Les acteurs humains et non-humains de la région des Carpates ont une existence autonome qui échappe à la région. Les acteurs de la région proviennent d’institutions publiques, d’organisations internationales, de collectifs de scientifiques ou encore d’ONG environnementales transnationales. Ces acteurs pour-suivent des objectifs variés et mobilisent des spatialités différentes. Tous ensemble, ils performent la région, bien qu’ils ne soient pas forcément situés dans son cadre spatial, pour autant qu’elle en ait un. Les acteurs de l’agencement des Carpates sont donc à la fois constitutifs de la région de projet et autonomes à celle-ci. La seule unité de la région de projet est donc le co-fonctionnement de ses composants.

Un dernier avantage de l’utilisation de l’agencement est sa conception territoriale dynamique. L’agencement des Carpates est forcément territo-rialisé, car les interactions de ses composants sont toujours spatialisées.

Si l’agencement des Carpates est territorialisé cela ne signifie cependant pas qu’il s’agisse d’un territoire entier et borné, au sens traditionnel. La région peut être ouverte, poreuse et discontinue, et ses frontières peuvent être formelles ou informelles, selon les interactions entre ses composants.

Les promoteurs de la région des Carpates n’ont ainsi pas réussi à se mettre d’accord sur une délimitation commune, malgré la mobilisation de nom-breuses ressources matérielles et discursives pour arriver à un compro-mis acceptable par tous. L’agencement des Carpates n’est ainsi jamais totalement stabilisé, car les interactions qui le constituent lui échappent, s’étendent au-delà de lui et le redéfinissent continuellement. Il est ainsi fondamentalement instable et toujours susceptible d’être contesté et transformé. C’est donc la relative stabilité de l’agencement des Carpates qu’il convient d’expliquer. Il est ainsi possible d’analyser comment l’appa-rition d’un nouveau référent de gestion territoriale, comme les stratégies macro-régionales, amène les acteurs de l’agencement à s’adapter et à es-sayer de transformer l’agencement des Carpates pour articuler au mieux leurs objectifs à ce nouvel agencement spatial.